« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Cette citation d’Antonio Gramsci décrit une période de transition, où l'ancien ordre social est en train de disparaître, mais où un nouvel ordre n'est pas encore en place. Elle nous invite à une réflexion critique sur les façons de construire un nouvel ordre dans une période de transition, sans sous-estimer les risques que peuvent représenter ces moments. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a tout juste un an, l'Union européenne (UE) a traversé une période de turbulences et de transition, avec de nouveaux défis socio-économiques et politiques majeurs. Dans ce contexte, de janvier 2022 à juin 2023, le trio de la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne (aussi appelé Conseil ou "Conseil des ministres"), composé des présidences française, tchèque et suédoise, intervient à un moment géopolitique crucial pour l'UE.
Chargé de co-examiner et de co-voter les textes soumis par la Commission, la présidence est une opportunité pour planifier et présider les sessions du Conseil et les réunions de ses instances préparatoires, et de le représenter dans ses relations avec les autres institutions. Et dans une Europe à 27, l’occasion qui dure six mois se fait rare: elle ne se présente que tous les 13 ans ! L’enjeu de la présidence tournante en trio est de donner une impulsion aux travaux législatifs tout en maintenant la continuité du programme de l'UE et la bonne coopération entre les États membres, en jouant un rôle d'intermédiaire impartial et neutre. Assurer une action cohérente fut donc un enjeu de taille compte tenu du contexte actuel qui, face aux multiples crises, portait en lui les germes de la division.
Le trio actuel, composé de la France, de la République tchèque et de la Suède, présente des caractéristiques singulières, qui apportent des perspectives variées. La France, en tant que fondateur et membre de la zone euro, offre une perspective unique, tandis que la République tchèque et la Suède, qui ont rejoint l'Union respectivement en 2004 et 1995 et qui n'appartiennent pas à la zone euro, apportent une vision distincte. Cette succession de profils garantit une perspective élargie, complémentaire et équitable lors de la prise de décision et la planification du programme commun.
La contribution des présidences à l’affirmation de l’UE comme acteur géopolitique : entre constance et adaptation des actions
Dès l’élaboration du programme commun de l’actuel trio de présidence en décembre 2021, est abordée la question centrale du rôle et de la place de l’Europe dans un monde en proie à de multiples conflictualités, largement accentuées par la crise sanitaire, le défi de la transition verte, l’invasion Russe de l’Ukraine, ou encore le mouvement protectionniste d’ampleur oscillant entre friend-shoring et découplage. Loin d’être un état de fait nouveau pour l’Union, ces polycrises aux dimensions globales et aux effets transversaux, sont pour les présidences successives un rappel que seules des réponses substantielles via des solutions communes seront à même de renforcer l’UE et de préserver ses intérêts.
Toutefois, par-delà les conjonctures induites par une succession d'événements, l’action de l’UE n’échappe pas à l’impératif de cohérence de l’action de l’Union, conformément aux articles 11, 13, 21 ou encore 26§2 TUE. C’est cette recherche de cohérence qui a guidé l’action du trio à la présidence du Conseil. Son action s’est donc avant tout définie et s'inscrit dans la continuité des grandes orientations politiques des autres institutions de l’UE. Elles sont autant de déclinaisons d’une vision programmatique d’ensemble vis-à-vis d’objectifs qui ne dérogent finalement que peu aux objectifs de l’action de l’Union souscrits dans les traités et tels que énumérés aux articles 21 et 3§5 TUE.
Cela soulève des questions quant à l'adaptabilité des agendas spécifiques de chaque présidence face à de nouvelles crises. Soucieuse toutefois de préserver une continuité dans les ambitions et les objectifs devant être atteints, la présidence en trio a inscrit son action dans le cadre des priorités fixées dans l’agenda stratégique par les États membres eux-mêmes, au sein du Conseil européen. Ce dernier servant par la suite de base pour l’élaboration du programme de la nouvelle Commission “Une union plus ambitieuse” dans lequel sont fixées les grandes orientations politiques pour la période 2019-2024.
Des réalisations salutaires ponctuées d’incertitudes
Depuis janvier 2022, les deux présidences passées ont permis des avancées, avec un accord trouvé sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, l’approbation d’un instrument de réciprocité, l'obtention d'un accord sur le Digital Services Act et sa promulgation, la négociation sur le Digital Market Act et l’adoption de la boussole stratégique afin de renforcer la politique de sécurité et de défense dans le sens d’une plus grande autonomie stratégique. De même, l’instrument de réciprocité dans l’accès aux marchés publics a été approuvé par le Parlement et le Conseil, la directive sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans les conseils d’administration a pu trouver un accord au sein du Conseil. Les programmes spécifiques ont démontré la capacité d’adaptation des présidences aux urgences et aux nouveaux enjeux. Par exemple, le passage en configuration de “crise” par l’intégration des conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la présidence tchèque.
L’action du trio a incontestablement permis de renforcer la posture de l’UE comme acteur géopolitique capable, uni et autonome, dans un contexte de crises intenses et protéiformes.
Alors que c’est sous sa présidence qu’éclate l’invasion de l’Ukraine, les priorités initiales de la France étaient plus marquées par la sortie du covid-19, le défi climatique, la révolution numérique et les enjeux migratoires. Ces priorités étaient donc axées sur son implication dans l’impulsion dans des travaux législatifs déjà en cours, ou sa contribution à la concrétisation des propositions formulées dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe.
La présidence Tchèque a dû d'emblée intégrer la dégradation du contexte sécuritaire du fait de la guerre pour se focaliser en priorité sur ses conséquences, afin d’être à la “hauteur de ce moment historique”, la poussant à adapter son programme afin de “repenser, reconstruire et renforcer l´Europe”. Cela s’est traduit par l’adoption de trois paquets de sanctions, de mesures contre la dépendance énergétique (réduction de la consommation de gaz, réduction du prix de l’énergie), deux paquets de soutien financier à l’Ukraine, l’ouverture et l'approfondissement des négociations sur divers sujets (élargissements, financement des partis politiques, augmentation du montant de la FEP, accords commerciaux et d’investissements, …).
Enfin, l’évolution rapide des relations commerciales enchevêtrées dans des considérations sécuritaires ont conduit la présidence Suédoise à plus insister sur le volet compétitivité commerciales et industrielles.
Malgré ces avancées concrètes, le Conseil n’échappe pas à des limites institutionnelles tout en restant confronté à divers défis
Si la présidence permet à un État membre de mettre en avant ses priorités, d’influencer l'agenda législatif et de décider de l’ordre du jour du Conseil, elle doit également tenir compte des chocs extérieurs, adapter son agenda via des solutions parfois de court terme et moins ambitieuses, et concilier ses ambitions nationales et politiques avec son rôle de médiateur neutre et impartial qui doit coopérer avec les autres institutions, en particulier dans les trilogues. Cette nécessité de coordination et de compromis, qui guide l’action des présidences tournantes, soulève donc des questions quant à leurs influence et marge de manœuvre réelles pour obtenir des résultats concrets dans un délai si limité. À cet enjeu s’ajoute également la question du budget qui est alloué à chaque présidence. Il est révélateur de l’intérêt plus ou moins important du gouvernement en place et/ou du poids politique des États membres. Face à une Présidence française qui a pu prendre une certaine dimension de politique intérieure dans un contexte électoral avec un budget de plus de 100 millions d’euros, on peut voir que la Présidence tchèque a fonctionné avec un budget très limité n'étant pas “la priorité du pays”.
Le fonctionnement cyclique de la présidence peut entraîner des difficultés à garantir une cohérence et une constance dans la conduite de son action, qui plus est sur des thématiques sensibles et à fort enjeux pour l’Union, comme c’est le cas concernant les conséquences de l’invasion de l’Ukraine. Si l’instauration en 2009 du système de trio s’est accompagnée d’un programme commun afin de garantir l’exercice des présidence selon une feuille de route commune et cohérente, la survenance de crises parfois peu ou mal anticipées reste un défi pour la contribution du Conseil à l’action de l’UE dans le temps long.
Enfin, si à l’origine le principe d’une présidence tournante est louable et non sans vertu, elle n’efface pas pour autant les clivages politiques de plus en plus marqués sur certains thèmes entre certains États et vis-à-vis de l’UE. On peut par exemple s'interroger sur les possibles conséquences négatives que produirait une présidence hongroise vis-à-vis du soutien apporté à l’Ukraine.
Les prochaines présidences du Conseil seront confrontées à des défis multiples et de plus en plus complexes de par la perméabilité de l’Union aux chocs extérieurs. La prophétie de Jean Monnet selon laquelle l'Europe se construit par les crises et serait la somme des solutions apportées à ces crises semble donc plus pertinente que jamais.
Le dilemme stratégique de l'UE face aux bouleversements géopolitiques: de nouveaux enjeux pour la construction européenne et le projet européen
Le conflit en Ukraine a constitué un bouleversement majeur pour le projet européen et met l’UE au défi de redéfinir les tenants de la construction européenne. Dans ce contexte régional hautement instable et sujet à la multiplication des crises, un dilemme stratégique de plus en plus complexe s’impose à l’Union : comment concilier les deux axes de son intégration - élargissement et approfondissement – tout en trouvant un juste équilibre entre sa politique intérieure (maintien de la cohésion interne) et son action extérieure (notamment sa politique de voisinage), pour devenir un acteur géopolitique uni et coordonné, capable d’asseoir son autonomie stratégique, d’affronter les nouvelles crises à venir et de s’imposer dans le nouvel ordre mondial qui se dessine peu à peu sous nos yeux.
Le retour de la guerre aux frontières de l’Europe pose des nouveaux enjeux quant à l’approfondissement de l’Union, tant sur le plan sécuritaire que politique. L’adoption du premier livre blanc de l’Union européenne pour la sécurité et la défense, la Boussole stratégique, seulement un mois après le début de la Guerre de Ukraine, témoigne de ce changement de paradigme, ou "Zeitenwende" ("changement d'époque") en allemand.
De même, avec de nouveaux candidats officiels à l’Union - le Conseil européen ayant accepté la candidature de l'Ukraine et de la Moldavie, et une perspective d'adhésion pour la Géorgie en juin 2022 - ces potentiels élargissements soulèvent de nouveaux défis, alors que l’Union peine parfois à trouver des solutions à 27, à l’image de l’immigration. Déjà programmée pour s'élargir de 27 à 33 Etats membres (six pays des Balkans occidentaux), l’Union a désormais ouvert une perspective d’une Europe à 35, voire à 36, bien que le processus d’adhésion s’échelonnera sur des années. Le chancelier allemand Olaf Scholz a insisté sur le fait qu’avant quelconque élargissement, l'UE devrait rationaliser son processus décisionnel.
Pour certains, la proposition de créer une Communauté Politique Européenne (CPE), ancienne idée mitterrandienne, permettrait de répondre aux aspirations de plusieurs pays sur le moyen terme et d’ouvrir une réflexion historique sur l’avenir de notre continent. Si ses partisans soulignent que la CPE n’a pas pour objectif de se substituer à l'élargissement de l'Union, l’initiative a toutefois déclenché des craintes et des doutes. Pour d’autres, elle pourrait être une passerelle, une solution prometteuse, un forum de dialogue régulier paneuropéen de haut niveau, type G7/G20, permettant la coopération entre ses membres sur des thématiques variées, un lieu d’apaisement des conflits intra-européens, pour répondre aux défis majeurs auxquels l'Europe sera confrontée dans les prochaines décennies. Avec un niveau d'ambition approprié à l'enjeu historique, elle permettrait de sortir par le haut de l'impasse à laquelle l'Union est confrontée, à savoir concevoir un élargissement menant de fait à l’approfondissement de son ordre politique. D’autres remettent toutefois en question sa valeur par rapport au Conseil de l'Europe, dont la composition est presque identique depuis le départ de la Russie.
Quelques recommandations
Ces présidences, complètement bouleversées par la situation géopolitique de l'Europe depuis 2022 ont démontré que les Européens étaient capables d'agir rapidement, efficacement et de manière unie, malgré leurs vulnérabilités. À ce stade, certaines recommandations peuvent être formulées.
- Mieux prendre en compte la parole citoyenne en accordant plus de poids aux processus délibératifs devrait être une priorité des présidences futures. Dans la continuité de la CAE, la présidence française a servi de relais en transmettant aux présidences suivantes les fruits des travaux de suivis du Conseil. Les institutions se sont engagées pour véritablement intégrer la parole citoyenne, mais peu d’avancées ont vu le jour. Les prochaines présidences pourraient choisir de se focaliser sur la réforme de l’acte électoral pour les prochaines élections de 2024. Cela permettrait de renforcer la participation citoyenne au projet européen, d’autant que le sujet fait l’objet d’un consensus interinstitutionnel l'érigeant en priorité législative de l’UE pour les années à venir.
- Pour devenir un acteur géopolitique, renforcer la coordination de l’action extérieure de l’Union via le Conseil des affaires étrangères semble essentiel, notamment concernant les questions de politique commerciale commune, où certains États sont plus actifs que d’autres. Si c’est l’une des priorités de la présidence suédoise, débloquer et poursuivre activement les négociations sur des accords de libre-échange ambitieux, comme celui avec entre l’UE et le MERCOSUR, devrait appeler à une plus grande coordination, afin de renforcer la compétitivité de l’UE. Cela pourrait se traduire par la multiplication du nombre de réunions informelles en amont.
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