Sur la scène internationale comme en politique, les mythes politiques, récits historiques et traditions nationales comptent parfois davantage que les réalités économiques et sociales. Cette mythologie peut jouer un rôle de catalyseur bienvenu. Si utilisée à bon escient, elle peut donner courage à des populations entières en leur rappelant les efforts du passé. Pour autant, elle peut aussi être le solide fondement de politiques inadaptées. À travers deux ouvrages de Sylvie Bermann, ambassadeur de France, nous nous proposons ici d’interroger les écarts entre nos représentations et la réalité des faits. Les mythes politiques peuvent être mis au service de la puissance, comme le montre en Chine la politique du président Xi Jinping, mais les miroirs déformants dont nous avons hérité en Europe expliquent aussi pourquoi nous avons tant de mal à comprendre l’Asie. Surtout, les Britanniques ont montré à quel point l’Histoire pouvait être un poids pour un pays en crise d’identité. Il ne s’agit ni de renier l’Histoire, ni de renier les mythes fondateurs de chaque communauté humaine, mais plutôt de les mettre au service de politiques publiques fondées sur des faits.
Mythes fondateurs et illusions : la Chine au prisme déformé des conceptions occidentales
Au printemps 2017, dans La Chine en eaux profondes (Stock), Sylvie Bermann nous présentait sa vision d’une Chine en mutation. Elle s’appuyait, pour ce faire, sur son expérience d’ambassadeur de France dans ce pays. Au-delà, elle partageait avec le lecteur sa connaissance d’un terrain qu’elle a observé comme étudiante à Pékin d’abord, puis comme professionnelle à Hong-Kong et surtout, au fil de sa carrière, comme passionnée par sa culture, ses traditions et son histoire. Cette vision large et analytique, qui se garde bien de porter des jugements à l’emporte-pièce, nous permet de prendre du recul face à notre vision habituelle de la Chine, que le débat public français polarise souvent sur deux points.
Il y a, d’une part, la question des droits de l’homme, qui est à juste titre souvent évoquée, et, d’autre part, un ensemble d’images dont les occidentaux s’amusent, et qui sont les dignes héritières de l’orientalisme du XIXe siècle : c’est le cas des clichés sur les pratiques spirituelles, des curiosités en tous genre sur la campagne chinoise ou sur son développement économique effréné. Pour le dire autrement, la Chine est mal connue et deux messages principaux résonnent à nos oreilles : c’est un pays qui n’est pas aux meilleurs standards de gouvernement, tels que les ont conçus les Européens pendant les siècles précédents, et c’est un pays dont le mode de vie des habitants prête à l’amusement ou à la relaxation.
Ainsi, notre vision de la Chine n’a malheureusement pas tellement évolué depuis cent ans. Pourtant le pays a changé : depuis l’année du Dragon de feu (1976) et la mort de Mao Zedong, le pays avance, à grande vitesse, vers la modernisation économique et sociale. Entre 1980 et 2010, le pays suit une croissance économique moyenne de 10 % et le ralentissement des dernières années reste relatif : avant la pandémie de Covid-19, la croissance était en 2019 à 6,1 %. En 1992, Deng Xiao Ping (1904 – 1997) s’exclame qu’il est « glorieux de s’enrichir » lors de sa tournée dans le sud du pays, formule que Sylvie Bermann compare au mot prêté à François Guizot (1787-1874), « enrichissez-vous ! ».
Sur le plan social, la Chine s’est fixée de très ambitieux objectifs de lutte contre la pauvreté. Selon les chiffres officiels, il y avait encore 98,99 millions de pauvres fin 2012, contre 5,5 millions de chinois vivant sous le seuil de pauvreté à la fin de l’année 2019. Pour autant, en France, tout se passe comme si les marchés émergents n’existaient pas vraiment. Ils sont trop souvent présentés comme des lieux de délocalisation à bas coût pour les entreprises ou comme des terrains de jeu pour quelques diplômés d’écoles de commerce en mal d’exotisme.
Au-delà des questions économiques et sociales, pour une bonne part des sociétés occidentales, rien n’a vraiment changé dans notre manière de voir le pays depuis le sac du Palais d’été de Pékin par les forces occidentales en 1860. À son propos, Victor Hugo (1882 – 1885) écrit dans sa lettre au Capitaine Butler : « Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'Été. L’un a pillé, l’autre a incendié. [...] L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits. Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre ».
Ainsi, nous oublions souvent que la civilisation chinoise a donné au monde une langue, une culture, une histoire, des découvertes scientifiques et des technologies qui remontent des siècles avant la révolution industrielle européenne et le grand décollage du continent. Durant l’Antiquité, la civilisation chinoise n’avait déjà rien à envier aux sociétés occidentales. Sylvie Bermann cite d’ailleurs au fil des pages de nombreux auteurs, compositeurs et réalisateurs chinois, qui nous rappellent que la Chine est aussi un pays de grande culture, comme en témoigne son impressionnante bibliographie.
Comprendre le monde contemporain nécessite d’avoir la compréhension la plus précise possible des enjeux qui traversent ce pays d’1,4 milliards d’habitants, grand comme un continent, à la culture millénaire et à la force de travail que personne ne conteste. En comprendre la dynamique économique et sociale, bien sûr, mais aussi en comprendre les tensions, les blessures et fiertés du passé et la vision de l’avenir. Tout cela, Sylvie Bermann le raconte à merveille.
Le Royaume-Uni face à son Histoire fantasmée : perspectives sur le Brexit
Dans Goodbye Britannia (Stock, 2021), elle renouvelle l’exercice à propos du Royaume-Uni. Ambassadeur de France dans ce pays (2014 – 2017), elle nous raconte le temps du Brexit qu’elle a vécu comme diplomate. Elle nous raconte comment le pays européen le plus ouvert au monde, depuis sa conquête des mers, a fait une entrée fracassante dans le populisme et le repli sur soi, précisément au nom de cette ouverture, comme si l’Union européenne empêchait le royaume de conserver des liens avec ses anciennes colonies ou de devenir cette « Global Britain », que personne ne peut précisément définir.
La plume de Sylvie Bermann est faite de son expérience du Brexit, dont elle raconte les événements de manière très exhaustive, en décrivant les fausses promesses de la campagne, les paris absurdes de David Cameron, le tumulte de la chambre des communes mais aussi le changement d’ambiance radical dans le pays. Le déroulé des faits est éclairé par trois chapitres qui visent à mieux comprendre ce qu’était le Royaume-Uni avant le basculement de 2016. Il était, comme le souligne le chapitre premier, un pays fracturé entre le territoire et sa capitale, ville-monde dont 40 % de la population est née dans un autre pays. Le vaste territoire britannique est lui-même découpé entre, d’une part, la campagne et les anciennes villes industrielles anglaises, notamment celles du nord du pays, qui se sentent à l’abandon, et, d’autre part, l’Ecosse et l’Irlande du Nord, où les revendications d’indépendances – bien que fondées sur une histoire différente – sont toujours fortes.
Le chapitre deux nous rappelle que cette mosaïque de territoires et de traditions reste unie par ses mythes fondateurs et par un sentiment d’exceptionnalisme. Alors que le nationalisme des pays continentaux s’est fracassé sur la Seconde Guerre mondiale, le nationalisme britannique en est sorti renforcé. Alors que les institutions démocratiques continentales n’ont pas su empêcher la guerre, le Parlement britannique, quant à lui, est resté debout. Si la France a rompu avec son empire colonial par des guerres, dont elle peine à panser aujourd’hui les plaies, le Royaume a su, grâce au Commonwealth conserver de cordiales relations avec 54 États, dont 16 avec lesquels il partage la même souveraine. Ainsi, le Royaume-Uni continue-t-il de construire un roman national différent de celui du continent. Cela parfois au mépris des réalités économiques, car les liens historiques et culturels ne sont pas toujours les facteurs les plus importants. Un accord de libre échange est en cours de négociation avec la Nouvelle-Zélande, qui représente 0,01 % des échanges du pays, alors que l’Union européenne en représente 47 %. Ces réalités pourraient être les plus fortes, mais tout cela est sans compter sur les relations aigres-douces que les Français entretiennent avec les Britanniques, que les tabloïds ne se sont pas gênés d’utiliser durant la campagne du Brexit. Rappelons toutefois que les sujets de coopérations restent nombreux entre nos deux pays, à l’image du traité de Lancaster House de 2011 en matière militaire, qui fête cette année ses 10 ans.
Le Grand jeu : composition et recompositions des influences
Chez Sylvie Bermann, le Brexit reste un moment singulier au sein de la grande recomposition des relations internationales. Un moment important – et triste, qui illustre l’aveuglement des sociétés démocratiques face à la réalité de leur influence et de leur capacité d’action dans le monde, mais ce moment ne permet pas à lui seul de penser le monde qui vient. Il n’est qu’une illustration de plus des secousses qui frappent le monde, de l’élection de Donald Trump à celle de Jair Bolsonaro, en passant par la montée en puissance de la Chine.
Dans ce jeu de puissance, les réalités économiques et sociales comptent davantage que les succès du passé, aussi glorieux soient-ils, auxquels le Royaume-Uni a préféré s’attacher. Ainsi, parler du Brexit rend nécessaire de s’interroger sur ce que sera le monde de demain. Londres ne deviendra probablement pas le « Singapour sur la Tamise » que certains brexiters avaient promis. Le pays est désormais à la croisée des chemins, alors qu’il a pris cette année la présidence du G7.
C’est dans cette optique d’analyse des forces en présence que Sylvie Bermann consacre de nombreuses pages à parler de la politique menée par Xi Jinping en Chine, de la consolidation du pouvoir personnel de Vladimir Poutine en Russie ou encore des enjeux pour l’Europe de l’élection de Joe Biden aux États-Unis. Parmi ces coups de projecteurs, un gagnerait à être approfondi : il s’agit de celui porté sur la Russie, pays de paradoxes qui n’a jamais cessé d’exister sur la scène internationale. Sylvie Bermann y a justement été ambassadeur de 2017 à décembre 2019. Peut-être nous permettra-t-elle de continuer à mieux comprendre les liens entre mythes politiques, réalités économiques et relations internationales.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Adrien Lehman est Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux de financement de l'innovation.