Le Congrès Mondial de l’Union pour la Conservation de la Nature (UICN) s’est tenu à Marseille du 4 au 11 septembre. Pour la première fois, les organisations de peuples autochtones étaient autorisées à s’enregistrer en tant que membres et pouvaient donc bénéficier du droit de vote au sein du Congrès. Nous pouvons ainsi nous demander quel a été l’impact de cette nouvelle donne sur le déroulement du Congrès et des négociations ?
Une reconnaissance gagnée par les peuples autochtones
Afin de comprendre l’enjeu de la première participation des organisations de peuples autochtones, il faut faire un petit saut en arrière dans le temps. En effet, la création d’une nouvelle catégorie de membres à l'UICN provient d’une mobilisation inédite de militants autochtones en 2016. Le précédent Congrès de l’UICN - qui se tient tous les 4 ans (+ 1 an avec la pandémie) - s’est déroulé à Hawaï, archipel américain où existe un grand réseau associatif d’organisations de « natifs » Hawaïens. C’était le lieu idéal pour propulser la thématique des peuples autochtones dans l’agenda mondial pour la conservation de la biodiversité. Ainsi, du 28 au 30 août 2016, environ 150 participants provenant de plus de trente pays différents se sont retrouvés sur l’île d’Oahu pour réaliser un rassemblement mondial des peuples autochtones avant de participer au Congrès. Réunis sous l’impulsion de l’association Kua’Aina’ Ulu’Auamo (KUA), les participants ont discuté pendant deux jours des enjeux communs qui touchent les populations autochtones dans le monde ainsi que des solutions à apporter, notamment auprès des instances comme l’UICN. Ce rassemblement extraordinaire leur a permis d’unifier leur stratégie et de militer pour le vote des motions importantes pour eux, comme celle qui a permis la reconnaissance des organisations de peuples autochtones en tant que membres de l’UICN qui a été adoptée la même année, leur conférant ainsi le droit de vote et une reconnaissance accrue au sein des prises de décisions internes.
Une visibilité accrue au sein de l’UICN
Les choses ont évolué en cinq ans, le statut de membre des organisations autochtones a permis d’augmenter leur participation au sein des six commissions de l'UICN et de faire progresser leur agenda politique. La création en 2019 d’un agent responsable des peuples autochtones chargé de faire le lien entre les organisations de ces peuples et l'UICN a facilité l’enregistrement de plusieurs d’entre elles.
La grande nouveauté du Congrès de l'UICN 2021 fut la tenue d’un Sommet international des peuples autochtones le 3 septembre, la veille de la cérémonie d’ouverture officielle du Congrès. Cela n’est pas sans rappeler le rassemblement informel de 2016, qui semble s’être officialisé sous la demande des peuples autochtones. L’objectif de cette rencontre était de faciliter le dialogue entre des représentants des populations autochtones du monde entier, ce qui n’est pas une mince affaire lorsqu’on considère leur diversité géographique et culturelle ainsi que leur situation économique et politique qui limite souvent leur déplacement. De fait, la pandémie ayant rendu le déplacement des peuples autochtones encore plus difficile, le sommet s’est déroulé en ligne. Les priorités abordées par ces représentants autochtones furent la question des solutions apportés par les peuples autochtones pour la préservation de la biodiversité, les besoins financiers, législatifs et politiques des peuples autochtones, ainsi que la coordination de leurs positions dans les différentes instances de participation des peuples autochtones au sein des négociations environnementales (le Forum des Peuples Autochtones sur le changement climatique et la plateforme des communautés locales et des peuples autochtones à la Convention-cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC), ainsi que l’International Indigenous Forum on Biodiversity à la Convention sur la Biodiversité Biologique, et le groupe des organisations autochtones de l'UICN).
Une voix dissonante au coeur du Congrès Mondial
Lors du Congrès en lui-même, le terme de « peuple autochtone » était sur toutes les lèvres, des représentants étatiques aux intervenants provenant du secteur économique ou de grandes ONG. Pourtant, deux discours parallèles s’élevèrent entre ces voix et celles des membres autochtones sur place. Si beaucoup parlaient d’eux, peu de représentants étaient présents pour les écouter lors des conférences menées par des autochtones. Hors, ces derniers critiquèrent de manière radicale le modèle dominant de développement durable promu lors de ce congrès, et en particulier un lexique prégnant, trop utilitariste, anthropo-centré et occidentalo-centré. Par exemple, les concepts de « services écosystémiques », de « compensation », d’ « actif naturel », sont autant d’éléments de langage envers lesquels de nombreux membres autochtones ont exprimé leur méfiance. Premièrement, parce que ce lexique est tiré du discours dominant et traduit la vision culturelle sous-jacente qui est celle de la séparation artificielle de la culture et de la Nature. Deuxièmement, parce que ces mots sont utilisés par des entités (ONG, États, Agences étatiques) qui prônent une vision de la conservation de la biodiversité qui nuit aux peuples autochtones. Par exemple, la mise en place de parcs naturels conduit souvent au déplacement forcé de populations autochtones, sous le principe de protection d’une nature « sauvage » et préservée de contact humain.
La présence des peuples autochtones au congrès de l’UICN eut également pour effet de leur permettre de passer d’objet de discussion au sein des négociations à de réels sujets pouvant exprimer leur opinion. Certains représentants de peuples autochtones ont ainsi dénoncé la manière-même dont ils faisaient l’objet de considérations dans ces instances, arguant par exemple que leur culture a tendance à y être valorisée uniquement à l’aune de ce qu’elle apporte à la biodiversité. En effet, si un chiffre est resté imprimé dans l’imaginaire, c’est que les territoires autochtones abritent 80 % de la biodiversité mondiale. Sans remettre cela en question, les peuples autochtones présents à l’UICN appelèrent à un renversement total de paradigme intellectuel pour intégrer une vision complexe des relations entre nature et culture. Ainsi, les peuples autochtones ne devraient pas être protégés pour les services qu’ils rendent à la Nature, comme la Nature ne devrait pas être protégée uniquement pour les services qu’elle apporte à l’humanité. Les peuples autochtones rappelèrent qu’ils devaient être protégés et respectés dans leur dignité au nom des Droits Humains, en sachant que le respect de ces droits implique la prise en compte du lien indissociable entre leurs cultures et leur environnement.
Les résultats du Congrès, le début d’une reconnaissance politique
Le Sommet international des peuples autochtones a permis aux organisations des peuples autochtones de discuter et réaliser un Programme autochtone mondial pour la gouvernance des terres, des territoires, des eaux, des mers côtières et des ressources naturelles autochtones. Ce programme a pour objectif de répondre aux défis conjoints qui touchent les peuples autochtones et l’environnement via une approche par la gouvernance, à tous les niveaux. Au niveau territorial où ils sont trop souvent dépossédés de leur droit à la terre, au niveau national où les structures centralisatrices sont créatrices de catastrophes environnementales (dans la vision des peuples autochtones, chaque culture locale est adaptée à son environnement, ainsi une politique environnementale unique ne peut pas être adaptée à tous les milieux), et au niveau international, où la domination des pays développés et des grandes multinationales sont à l’origine d’un système économique destructeur de l’environnement et des populations locales et autochtones. Leurs mots d’ordres pourraient être ceux-ci : souveraineté et décentralisation.
Enfin, la participation des organisations des peuples autochtones leur a permis de suivre le processus de réalisation, de discussion et de vote des motions de l'UICN. Certaines motions chères aux peuples autochtones ont ainsi pu être adoptées, comme celle demandant la Renonciation à la Doctrine de la Découverte. Cette dernière, particulièrement importante, demande aux Etats de renoncer officiellement à cette doctrine qui a servi de base légale pour justifier la colonisation en droit international. Au delà de l’impact juridique, cette motion participe aussi à remettre en cause l’imaginaire colonial, qui a inventé la notion de « terra nullius », et dont l’héritage se retrouve aujourd’hui dans l’idée de « nature vierge », encore une fois utilisée pour exproprier des peuples autochtones de leurs terres.
Ainsi, nous pouvons avancer sereinement que la participation des peuples autochtones en tant que membres de l'UICN est une première reconnaissance politique de leur rôle central dans la préservation de la biodiversité. Néanmoins, bien que nombre d’entre eux considèrent qu’ils devraient être au centre des négociations environnementales du fait de leur statut de gardiens de la Nature, beaucoup d’obstacles continuent de s’opposer à eux pour que soit entendue leur voix aux plus hauts niveaux de décision. Comme l’a exprimé une représentante autochtone lors du Congrès, la motion sur la Doctrine de la Découverte n’approche qu’une once que la manière dont ces populations ont été colonisés « par les mots, par la science, par la séparation artificielle entre la Nature et la culture… ». La participation pleine et effective des peuples autochtones dans les négociations internationales n’en est qu’à ses débuts.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Anna Lannuzel est étudiante au sein du master Générations futures et transition à l'Institut d'études politiques de Rennes.