L’Union européenne et le Japon sont deux acteurs aux similitudes sans conteste de la scène internationale, liés par leur statut de démocraties libérales. Leur vision de l’ordre mondial les a maintes fois réunis, et représente l’espoir que leurs stratégies et idéaux communs les aident à devenir les catalyseurs d’un multilatéralisme renouvelé.
Mais les divergences internes européennes, notamment en termes de politique étrangère, ainsi que le scepticisme du peuple japonais envers le système international, viennent atténuer cette synergie, d’autant plus que la crise de la Covid-19 a accéléré les forces comme les faiblesses du système international.
Des similitudes aux impacts positifs sur le multilatéralisme
Le Japon, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est enclin à soutenir le modèle proposé par l’Union européenne (UE) : un modèle basé sur les droits humains, l’État de droit, la démocratie, le libre-échange, l’entrepreneuriat, la liberté d’expression… Le Japon a en effet pris conscience de la poussée technologique, économique et politique de l’Occident, et a cherché à composer le plus rapidement et le plus efficacement possible avec ce nouvel état des choses. Une coopération économique, politique, mais aussi juridique entre ces deux entités, pourrait ainsi participer à consolider ces normes démocratiques et libérales à travers le monde. Face à trois acteurs - les États-Unis, la Chine et la Russie - généralement vus comme se reposant sur la puissance militaire, l’UE et le Japon s’appuient sur leur civilisation, leur économie et leur culture.
Le EU-Japan Strategic Partnership Agreement (SPA), signé en juillet 2018, a créé un cadre propice à la construction d’une coopération efficace. Tout premier accord-cadre bilatéral entre l'UE et le Japon, il vise à assurer une coopération politique et économique plus étroite sur toute une série de questions bilatérales, régionales et multilatérales. Outre des domaines politiques spécifiques, le SPA confirme l'engagement des partenaires à préserver la paix et la sécurité internationales et à promouvoir des valeurs et principes démocratiques communs. Certains portent l’espoir que l’UE et le Japon déterminent ainsi la future politique internationale au travers de la défense de ces principes. L’EU-Japan Economic Partnership Agreement, entré en vigueur en février 2019, accroît de son côté leur pouvoir commun à réguler le libre-échange. Ces éléments fournissent à l’UE et au Japon d’importantes perspectives d’action.
Ces accords bilatéraux ne sont, de surcroît, pas isolés : ils se placent dans un contexte plus large de partenariat stratégique d’ampleur. Le Data Free Flow with Trust (DFFT) démontre aussi la capacité de l’UE et du Japon à encourager des bénéfices réciproques tout en soutenant la régulation et la protection de « biens communs » globaux, tels que la santé, le climat, ou ici, l’exploitation des données. En effet, alimentée par les flux de données, la numérisation est devenue cruciale pour le fonctionnement harmonieux des économies et sociétés.
Motivées par des objectifs tels que la protection de la vie privée, la sécurité, l'accès aux données et la politique industrielle, les réglementations nationales restreignent souvent les mouvements transfrontaliers de données, ce qui se traduit par des règles fragmentées et parfois contradictoires. Une initiative internationale majeure sur les flux de données, le Osaka Track, a été lancée par les chefs de gouvernements sous la direction du G20 du Japon en 2019. Ce DFFT développe un cadre pour la « libre circulation des données en toute confiance », concept clé et sous-jacent de l'Osaka Track. Il cartographie une architecture multidimensionnelle pour la coopération internationale sur les flux de données, entre les gouvernements mais aussi les entreprises. Il inclut des recommandations pour augmenter les niveaux de confiance en matière de gouvernance et renforcer l'ouverture par le biais des règles commerciales et d'autres outils.
La ferme défense, par l’UE et le Japon, de la pertinence du système international, et de sa normativité, finit de mettre en lumière les termes de « like-minded countries » qui leur sont attribués. Face à de nouveaux enjeux nécessitant une coopération internationale solide, contribuer à des normes globales semble en effet clef, et Joe Biden pourrait emprunter la voie similaire à celle de l’UE et du Japon pour renouveler, par ce biais, un multilatéralisme en crise.
Grâce à leurs politiques régionales mais aussi globales, nos deux entités accroissent leur rôle à l’international. En s’emparant du levier civil, ils établissent une forme de leadership dans plusieurs espaces, et notamment dans l’Indo-Pacifique où la stabilité et la prospérité de la région présentent des intérêts pour l’un comme pour l’autre. Des organes compétents ont récemment pu y être mis en place, tant en termes de sécurité maritime que cyber, et des capacités de protection des ZEE, notamment du trafic, ont été démontrées.En 2003, la Chine a déclaré ses Zones d’Identification comme contraires au droit international. Ces zones s'inscrivent dans la continuité d'une pratique internationale de contrôle et de sécurisation par l'État de son espace aérien hors territoire national. Elles permettent donc d’éviter tout litige sur ces enjeux en les réglementant de manière globale. En 2003, la condamnation commune du Japon, de l’UE et des États-Unis, a suffi à rétablir l’ordre. Nos « like-minded countries » pourraient-ils imposer à la Chine le respect des normes internationales ?
Des divergences et faiblesses à ne pas négliger face à un multilatéralisme en crise
Nous ne pouvons qu’espérer que le potentiel de ces deux acteurs, portant des principes communs, et détenant une influence économique comme politique importante au sein de plusieurs institutions internationales et régionales, puisse apporter une partie de la réponse à la crise du multilatéralisme, mais cela reste à prouver. Les normes existent en réalité déjà, la véritable impasse se situe dans le refus de conformité à ces normes.
Sans puissance militaire installée dans l’Indo-Pacifique, l’efficacité de la stratégie avancée par l’UE et le Japon n’est pas garantie. Certains États comme l’Allemagne ou les Pays-Bas se refusaient d’aborder le sujet de la zone il y a quelques mois encore, et aujourd’hui, une stratégie européenne se dessine ; des avancées sont donc possibles. Mais seront-elles suffisantes ?
Ces deux dernières années, la Chine a considérablement intensifié son hostilité dans ses relations extérieures, et cela s’est parfois dirigé contre les 27. Certes, cette rivalité n’est pas partie prenante de l’ADN de l’UE, qui encourage toujours la coopération apaisée. Mais un apaisement continuel de sa part est incertain, d’autant plus que les accords économiques signés par l’UE et le Japon sont perçus par la Chine comme une stratégie dirigée contre elle. À tort, ou à raison… La récente suppression du EU-China Comprehensive Agreement on Investment (CAI) est une autre démonstration de tensions naissantes. Sous la pression de parlementaires européens, portant sur la question ouïghoure, cet accord commun d’investissement, qui avait été signé malgré l’actuelle répression de la Chine de sa minorité musulmane, a été annulé.
Pour analyser les leitmotiv de l’UE, il est impossible de se limiter à une analyse de la Commission ou de ses États membres. Toutes ces perspectives se complètent et les politiques européennes varient, notamment en termes de sécurité, où une tradition d’opposition à la conflictualité rend difficile un alignement des membres. L’opération Atalante - relative à la prévention et à la lutte contre les actes de piraterie dans la Corne de l’Afrique - est une démonstration criante des divergences européennes : elle illustre la difficulté d’imaginer puis d’adopter des principes communs de défense, en consensus, entre des États si divers. La sécurité reste donc le domaine des États, et ces désaccords internes fragilisent les partenariats extérieurs.
La population japonaise, de son côté, et contrairement à son gouvernement, n’accorde pas sa confiance au système international, élément que la crise de la Covid-19 a largement exacerbé. Selon une étude du Pew Research Center, deux tiers des Japonais perçoivent très négativement l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’accusant d’avoir favorisé la Chine durant la gestion de la pandémie. Cet argument a été largement mobilisé par la presse japonaise pour critiquer le système international aux prémices de la crise. En outre, Donald Trump, en assimilant l’OMS à une marionnette de la Chine, a rejoint et participé à alimenter cette thèse.
Le Japon et la France, souvent cités comme pays à l’amitié cruciale, sont-ils réellement en phase ? Les politiques des États européens, entre engagement, dissuasion, et endiguement, ne reflètent pas toujours celles de leur allié asiatique. La direction empruntée par cette alliance est ainsi pertinente, mais imparfaite, et ses effets à long-terme ne peuvent pas encore être mesurés.
La crise de la COVID-19 : accélératrice des forces et faiblesses du système international
Le multilatéralisme a été mis en danger par l’incoordination de la réponse donnée à la pandémie de la COVID-19. Cette crise a ainsi révélé et accéléré les forces comme les faiblesses du système mondial et a mis l’OMS au cœur d’un débat acharné. Des États comme les États-Unis ou le Japon qui ont considéré que la Chine avait obtenu un traitement de faveur, l'ont rejeté, la privant de ressources financières suffisantes, l’empêchant en partie d’apporter une réponse efficace à la crise sanitaire. S’ajoutent à cela d’autres États qui ne se sont pas toujours alignés à ses règles et directives… Ainsi, l’OMS est devenue le bouc émissaire de la crise. En outre, les taux de mortalité, moins élevés au Japon qu’en Europe ou aux États-Unis, n’ont fait qu’alimenter cette thèse de « l’inutilité » de l’OMS, voire des Nations Unies.
Le rejet des institutions et normes internationales n’est cependant ni général ni fatal. La Chine, par exemple, ne cache pas son intérêt pour certaines organisations régionales ou internationales. Comme beaucoup d’autres, Pékin ne se ferme pas à la possibilité de signer des accords bilatéraux et multilatéraux.
La revitalisation du système multilatéral doit en tout cas trouver, au cœur de sa stratégie, la réformation de ces organisations internationales - nécessaires pour répondre aux défis globaux qui se posent - en perte de vitesse, et, parfois de légitimité. Le rôle grimpant de la Chine dans certaines d’entre elles, comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), peut être perçu comme un test : la Chine va-t-elle s’adapter à l’autorité de la loi internationale ?
Un multilatéralisme efficient, résonnant avec responsabilisation et gouvernance globale précise comme rigoureuse, n’a pas dit son dernier mot. Travailler au niveau local, pour ensuite étendre les stratégies adoptées, pourrait s’avérer efficace, et laisserait aux États une place centrale. Cette priorité de revitalisation des systèmes internationaux peut être portée par le Japon, en quête de leadership, dans une stratégie commune avec l’UE.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Alixia Moens, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la diplomatie de l'UE ainsi que sur les droits humains.