Le 9 juin dernier, la Commission européenne initiait, à l’encontre de l’Allemagne, la phase administrative de la procédure dite de recours en manquement défini à l’article 258 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). L’initiation de cette procédure en manquement est la conséquence de ce que la Cour de Karlsruhe (la Cour constitutionnelle allemande) ne s’est pas conformée à un arrêt de la Cour de justice de l’Union, pourtant rendu sur question préjudicielle de la première, et par là même, a porté atteinte à la primauté du droit de l’Union.
Quand la Commission fait entendre sa voix
En substance, le recours en manquement vise à faire constater, par la Cour de justice de l’Union, sur requête de la Commission européenne, gardienne de l’intérêt général de l’Union aux termes de l’article 17 du traité UE, qu’un État membre a manqué aux obligations que lui impose son appartenance à l’Union. La procédure de l’article 258 du TFUE se décompose en deux phases. La première, dite administrative, vise à exposer à l’État membre concerné, les griefs que la Commission nourrit à son encontre. La seconde, dite contentieuse, initiée en l’absence de rétablissement de la légalité après la phase administrative, vise à faire constater par la Cour de justice ledit manquement.
L’avis motivé envoyé par la Commission à l’Allemagne, fait état d’un certain nombre de difficultés : violation des principes d’autonomie du droit de l’UE, de primauté, d’effectivité et d’uniformité d’application, tout comme de l’office de la Cour de justice de l’UE. La Commission européenne reproche ainsi à l’Allemagne le non-respect, par sa juridiction constitutionnelle, d’un arrêt de la Cour de justice relatif au programme d’achats d’actifs - « quantitative easing » - de la BCE (PSPP).
Précisons cependant que l’indépendance de la Cour de Karlsruhe n’empêche pas l’introduction d’une procédure de manquement dans la mesure où, depuis 1970, la procédure d’infraction peut être engagée quel que soit l’organe de l’État dont l’action ou l’inaction est à l’origine du manquement, même s’il s’agit d’une institution constitutionnellement indépendante. Ainsi, le 4 octobre 2018, le refus de renvoi d’une question préjudicielle par son Conseil d’État avait abouti à une condamnation de la France par la Cour de justice européenne.
L’arrêt du 5 mai 2020 du tribunal constitutionnel fédéral allemand s’inscrit dans une certaine tradition suivie par les juges constitutionnels nationaux.
Heurs et malheurs du principe de primauté du droit européen
L’ordre juridique de l’Union européenne est distinct des ordres juridiques nationaux mais intégré à ceux-ci. Pour concilier ces ordres juridiques, le principe de primauté du droit de l’Union régit les rapports entre les ordres juridiques nationaux et l’ordre juridique de l’Union. Ainsi, le principe de primauté établit la supériorité du droit de l’Union sur le droit national (même constitutionnel), prévient le contrôle de validité du droit de l’UE au regard du droit national et assure la conformité du droit national au regard du droit de l’UE. Cependant, la cour Karlsruhe remet ici en cause ce principe par son arrêt du 5 mai 2020.
Il serait faux de réduire ce problème de conciliation des ordres juridiques à un simple conflit de juridiction entre la cour de Karlsruhe et la Cour de justice européenne (CJE). Les réserves quant à la constitutionnalité du droit de l’Union, exprimées par les juges constitutionnels nationaux, sont des constantes du dialogue entre les juges européens. Il faut dire qu’a priori réside une incompatibilité irréductible entre l’office du juge constitutionnel national et l’office du juge européen. Alors que le premier doit assurer le respect inconditionnel et la suprématie de la norme constitutionnelle nationale dans l’ordre juridique national, le second doit assurer l’uniformité d’application et d’interprétation du droit de l’Union dans l’ordre juridique de l’Union, de manière distincte des ordres juridiques nationaux mais intégré à ceux-ci. Autrement dit, le principe de primauté du droit de l’Union est un principe conflictuel. En effet, s’il régit les conflits entre norme nationale et norme européenne, il interroge cependant la place respective des constitutions nationales et des traités de l’Union dans l’ordre juridique européen.
Cette conflictualité a également une dimension politique : si le principe de primauté demeure au cœur de l’ordre juridique européen, il demeure néanmoins absent des traités européens… En l’absence de constitution européenne, le principe de primauté ne fait l’objet que d’une discrète déclaration annexée aux traités.
Réaffirmer les décisions de la Cour de justice européenne : un enjeu de sauvegarde de l’État de droit
La doctrine de l’ultra-vires - caractérisant une action étatique dépassant les prérogatives conférées par sa constitution - se veut néanmoins contrôlée dans le cas allemand. En substance, la juridiction constitutionnelle allemande s’estime légitime à remettre en cause la validité d’un acte de droit de l’Union lorsque celui-ci aurait été adopté au-delà du périmètre des compétences attribuées à l’Union par les États membres. Ce contrôle repose sur le principe de démocratie, conditionnant l’adoption d’un acte de l’Union, au-delà des compétences attribuées, c’est-à-dire au-delà de ce que le Parlement allemand a consenti lors de la ratification des traités de l’Union. Dans la mesure où il respecte le principe de démocratie, ce contrôle paraît légitime. Or, seule la Cour de justice de l’Union dispose du monopole de l’interprétation authentique définitive du droit de l’Union. Ce monopole n’est pas seulement destiné à protéger la souveraineté juridictionnelle mais à préserver l’ordre juridique de l’Union. En effet, l’uniformité d’interprétation et d’application du droit de l’Union ne peut être assurée qu’au prix du respect absolu du monopole du contrôle de validité des actes de l’Union conféré à la CJE. Ainsi, le 8 mai 2020, c’est-à-dire trois jours après l’arrêt des juges de la Cour de Karlsruhe, la Cour de justice de l’Union rappelait dans un communiqué de presse que « seule la Cour de justice, créée à cette fin par les États membres, est compétente pour constater qu’un acte d’une institution de l’Union est contraire au droit de l’Union ».
De plus, l’argumentaire défendant l’arrêt de la cour de Karlsruhe du 5 mai 2020 nous paraît également problématique. Les juges de Karlsruhe reprochent ainsi à la Cour de justice de ne pas avoir opéré un réel contrôle du principe de proportionnalité du programme PSPP de la BCE afin de déterminer si ce programme relevait de la politique monétaire (compétence exclusive de la Banque Centrale européenne) ou de la politique économique (compétence de coordination exercée par les États membres). Or, le principe de proportionnalité, ne concerne pas la répartition des compétences mais uniquement l’intensité de leur exercice.
Enfin, outre ces réserves juridiques sur l’arrêt du 5 mai 2020, nous estimons le recours en manquement nécessaire pour réaffirmer que les décisions de la Cour de justice revêt une importance capitale. Il s’agit ici d’un élément centrale dans la lutte contre la remise en cause des principes de l’État de droit que connaît l’ordre juridique de l’Union : que ce passera-t-il si un gouvernement d’un État membre utilise le précédent du 5 mai 2020 pour refuser d’exécuter un arrêt de la Cour reconnaissant la violation des principes de l’État de droit ?
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Pierre-Louis Guillou est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les enjeux de politique commerciale commune de l'Union européenne.