Même s’il se décrit lui-même, avec la modestie qu’on lui connaît, comme « le président américain le plus transparent de l'histoire », le mandat de Donald Trump ne s’est pas caractérisé par une forte transparence. Son utilisation parfois contestable du state secrets privilege, sa décision de ne plus rendre publique la liste des visiteurs de la Maison Blanche, de classifier les discussions sur le coronavirus, ou encore sa volonté d’intimider le lanceur d’alerte dans l’affaire ukrainienne ne sont que quelques exemples parmi d’autres d’une présidence plutôt placée sous le signe du secret. Sans compter que, sur un plan plus personnel, le milliardaire américain est le premier président en 40 ans à ne pas dévoiler ses déclarations d’impôts.
Donald Trump était-il donc un président trop secret ? Dans un pays où les normes libérales de droit à l’information et de transparence de la vie publique sont profondément et solidement ancrées, la question mérite d’être posée. D’autant qu’elle est intimement liée à une question qui a suscité nombre d’articles et de commentaires ces quatre dernières années : celle du rapport de Donald Trump à la vérité.
La construction du mythe Trump : le secret comme (re)présentation de soi
Sociologue précurseur dans le domaine, Georg Simmel écrit au début du XXe siècle que le secret « est une forme sociologique universelle », au sens où il ne peut y avoir de relations sociales sans une part de caché, de dissimulation réciproque. La connaissance que nous avons d’autrui n'est jamais une reproduction exacte de ce qu'il ou elle est : elle provient, d’une part, des informations que l’autre veut bien nous transmettre, et, d’autre part, de la manière dont nous allons percevoir ces informations. Le non-dit, l’erreur, le mensonge ont, pour Simmel, autant d'importance fonctionnelle que la vérité : ensemble, ces éléments nous donnent les bases de l’interaction.
Prolongeant l’analyse de Simmel, Erving Goffman relance plusieurs décennies plus tard l’intérêt de la sociologie sur cette question en publiant The Presentation of Self in Everyday Life (1959). Le sociologue américain y décrit la manière dont nous projetons une certaine image de nous-même dans nos interactions avec autrui pour en assurer le bon fonctionnement. Conscients de l’existence d’un écart entre être et paraître - entre personnage privé et personnage public - nous cherchons, tels des comédiens, à nous mettre en scène, que ce soit de manière programmée ou de manière plus spontanée. C’est ce que Goffman appelle la « gestion des impressions » (« impression management »).
Si ce processus ininterrompu de mise en scène du moi nous concerne tous, Donald Trump illustre particulièrement bien la quête de reconnaissance décrite par Goffman : ce besoin de valorisation qui amène à mettre en avant les aspects de son identité les plus aptes à attirer l’admiration, l’estime, et à cacher les aspects qui peuvent être considérés comme des faiblesses.
Le secret, chez Trump, est aussi et surtout dans l’apparence, dans l’excès de visibilité qui participe à sa réputation. Bien avant d’être candidat à l’élection présidentielle, Donald Trump a cherché à se fabriquer une image dans et par les médias. Celle d’un « winner », d’un « successful self made man », d’un « businessman » qui a transformé un « petit prêt d’un million de dollars » en une fortune colossale. Comment comprendre la volonté de Trump de ne pas dévoiler ses déclarations d’impôts, sinon par la crainte que ces informations, une fois rendues publiques, ne viennent remettre en cause le récit qu’il a construit depuis plusieurs décennies ? Nous savons déjà que ce récit est au moins partiellement faux, puisque le magnat de l’immobilier, qui a multiplié les faillites et est aujourd’hui lourdement endetté, avait en réalité récupéré une grande partie de la fortune de son père à travers d’obscurs montages fiscaux.
Donald Trump est tellement engagé dans ce processus constant de gestion des impressions qu’il en est venu, à de nombreuses reprises, à adopter l’identité d’une tierce personne afin de projeter cette image de réussite au public. « John Barron », « John Miller » et « David Dennison », sont parmi les plus connus des pseudonymes que Donald Trump a utilisé pour contacter des journalistes afin de vanter ses exploits en affaires et auprès des femmes. Par ailleurs, son habitude de menacer de poursuivre en diffamation quiconque ose remettre publiquement en doute le récit de ses succès ne peut se comprendre qu’en rapport avec cette obsession de Trump pour le contrôle de sa propre image.
Trump et le mensonge, « une deuxième nature »
Simmel définit le secret comme « l’action de dissimuler des réalités par des moyens négatifs ou positifs ». Le sociologue n’hésite donc pas à confondre mensonge et secret, prenant comme dénominateur commun la dissimulation de la vérité : le mensonge n’est qu’une forme « agressive » de secret.
Donald Trump est sans doute le président qui a le plus menti avant et depuis son élection : le Washington Post a répertorié pas moins de 30 573 mensonges durant ses quatre ans de mandat. Interrogé par le New Yorker en 2016, Tony Schwartz, qui avait été la plume de Donald Trump derrière l’écriture de son bestseller The Art of The Deal (1987), dépeint son ancien employeur comme un manipulateur qui « ment de manière stratégique » et qui « n'en éprouve pas de remords. »
Si les mensonges de Trump ont une dimension stratégique, c’est qu’ils lui permettent d’arriver à ses fins, notamment à travers la construction et la consolidation de son propre mythe. Ses mensonges apparaissent en effet comme un élément central de sa prise de pouvoir en 2016. Dans un pays convaincu des bienfaits du capitalisme et de la libre entreprise, Trump a pu être élu président en partie grâce à l’image d’homme d'affaires et de négociateur brillant qu’il s’est forgée. Une partie de la population américaine a ainsi vu en lui un « outsider » providentiel qui, face aux élites de Washington et fort de son expérience de businessman, allait gérer le pays comme une de ses entreprises.
Cette interprétation fait écho à la « finalité positive » que Simmel attribue au mensonge. En permettant au plus malin d'asseoir son pouvoir sur les autres, le mensonge permet d'établir un système hiérarchique : « Le mensonge qui parvient à s’imposer, c’est-à-dire qui n’est pas découvert, est sans aucun doute un moyen de mettre en œuvre la supériorité intellectuelle et de l’utiliser pour diriger et opprimer les moins malins. C’est le droit du plus fort dans le domaine intellectuel, tout aussi brutal, mais à l’occasion tout aussi approprié que dans le domaine physique ».
Au-delà de sa dimension stratégique, le mensonge, chez Donald Trump, a également une dimension narcissique. On se souvient notamment du « premier mensonge » de son mandat : le nouveau président soutenait, contre toute évidence, que son investiture avait davantage rassemblé que celle d'Obama. Cela avait donné lieu à un premier point presse surréaliste de Sean Spicer, alors porte-parole de Trump, au cours duquel il avait assené que « jamais il n'y a eu autant de monde à une inauguration qu'à celle-ci, point final. »
C’est cette fameuse déclaration de Sean Spicer qui avait conduit Kellyanne Conway, conseillère du président, à parler de « faits alternatifs » pour désigner les mensonges du chef d’Etat et de son administration. On arrive là au cœur de ce qui fait la spécificité de l’utilisation du mensonge par Donald Trump, et la raison pour laquelle on associe si souvent le concept de « post-vérité » au nom du 45e président des États-Unis. En assénant sans cesse des contre-vérités et en accusant constamment les « fake news medias » d’être les véritables menteurs, le président américain a réussi à renverser à son avantage les notions même de vérité et de réalité.
« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien », expliquait Hannah Arendt en 1974. Dans l’Amérique de Trump, la vérité ne devient qu'une affaire d’opinion et de croyance. D’autant que lorsque les journalistes soulignent ses mensonges, Trump ne perd jamais la face, ne s’excuse jamais, répète un peu plus ses fausses affirmations, et semble ne jamais payer de prix politique.
Si Trump ne s’excuse jamais, c’est aussi parce qu’il est souvent lui-même persuadé de dire la vérité, sa vérité. Bien qu’il n’ait jamais apporté la moindre preuve, il semble véritablement croire que l’élection de novembre 2020 lui a été volée. À cet égard, les propos tenus par Tony Schwartz en 2016 résonnent particulièrement aujourd’hui : « le mensonge est une deuxième nature chez lui. Plus que quiconque, Trump a cette capacité de se convaincre que tout ce qu’il dit est vrai, ou à moitié vrai, ou, au moins, devrait être vrai ».
Un président déviant ?
Dans les années 1950, le sociologue américain Edward Shils soulignait l’intensité avec laquelle se manifeste, depuis leur origine, le principe de publicité aux États-Unis. Plus encore que dans les autres démocraties libérales, ce principe, qui s’accompagne d’une exigence de conformité des dirigeants à la morale publique et au droit, semble constitutif de l’identité politique américaine.
On peut remonter, pour trouver l’origine de cet idéal de transparence, au libéralisme politique qui caractérise les discours des pères fondateurs. Thomas Jefferson notamment, quand il affirmait que « personne ne peut être à la fois ignorant et libre », soulignait l’importance d’informer le public pour lui donner les armes qui lui permettraient de confronter les dirigeants à leurs responsabilités. Dans un pays où ces valeurs libérales sont si solidement ancrées, comment comprendre la présidence d’un homme si peu attaché aux notions de transparence et de vérité ? Donald Trump apparaît comme un transgresseur de normes, un président déviant dans l’histoire des États-Unis.
L’attachement américain aux normes du droit et de la morale en politique, et plus particulièrement au principe de publicité, ne fait évidemment pas des États-Unis une démocratie totalement transparente excluant tout secret et tout mensonge. La tradition libérale américaine s’est toujours accommodée d’un certain pragmatisme quand l’intérêt et la sécurité de la nation sont en jeu. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater la puissance de la communauté américaine du renseignement au sein de l’appareil d’État.
Mais le nombre, le rythme et le contenu des mensonges de Donald Trump sont sans précédent dans l’histoire du pays. En relativisant la notion même de vérité et en remettant en cause la confiance des citoyens dans les institutions et les élections, le trumpisme fait peser une menace nouvelle sur la démocratie américaine.
La sociologie de la déviance de l’école interactionniste de Chicago, dont Goffman a été l’un des représentants les plus célèbres, développe une vision dynamique de la société, au sein de laquelle les individus reconstruisent constamment les normes et les valeurs partagés par le groupe. Ainsi, la déviance, entendue comme transgression des normes, n’est jamais figée, immobile. Les codes de la normalité politique sont constamment en mouvement. Dans La mort des démocraties (2019), les politologues Daniel Ziblatt et Steven Levitsky écrivaient : « Lorsque la transgression des règles se répète, les sociétés tendent à abaisser les critères de déviance. Ce qui a semblé, un temps, anormal devient normal. »
Même s’il est encore trop tôt pour juger des conséquences à long terme de sa présidence, Trump semble bien avoir transformé de manière profonde et durable les critères de la normalité politique, aux États-Unis comme ailleurs.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Benjamin Puybareau est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur la transparence gouvernementale, ainsi que sur le renseignement.