La globalisation croissante des échanges mondiaux est à la fois, en partie l’origine, et en partie le résultat, de l’industrie maritime mondiale. Le commerce maritime, plurimillénaire, rapproche les peuples depuis toujours. Il est, selon l’expression consacrée par la CNUCED, « l’épine dorsale du commerce mondialisé » et représente aujourd’hui 90 % des échanges de marchandises, soit un chiffre d’affaires estimé à 2 000 milliards d’euros par an. En 2018, 57 756 navires étaient exploités à travers le monde. Parmi eux, 3 254 étaient destinés au transport à passagers, soit un peu moins de 6 % de la flotte mondiale. L’industrie des croisières aurait généré selon la Cruise Lines International Association (CLIA) un chiffre d’affaires de 134 milliards de dollars en 2017, et représente 1 108 676 emplois directs et indirects à travers le monde.
Le commerce maritime est par nature soumis à des contraintes extérieures permanentes. La météo marine est l’aléa premier, aux côtés des fluctuations du coût du fioul, des tensions diplomatiques et des guerres, des risques de piraterie, des mouvements de grèves portuaires etc. L’industrie maritime est donc par essence habituée à anticiper, et s’adapter. Il existe pour cela de nombreuses polices d’assurance, pour les corps de navire, facultés (qui couvrent le dommage causé aux marchandises), les pertes financières en cas d’interruption d’activité, les risques de guerre, etc.
Mais les pandémies et les maladies infectieuses sont le plus souvent exclues des couvertures d’assurance. Quelques extensions spécifiques existent et ont occasionnellement été souscrites par certains acteurs, mais ce risque, devenu rare, est peu couvert. La pandémie de la Covid-19 a néanmoins mis à mal les échanges, et notamment un secteur dont la qualité première est pourtant l’anticipation. Les croisiéristes ne seront pas indemnisés des pertes entraînées par la pandémie, une charge immense pour les entreprises. Comment ce secteur de plus en plus populaire, malgré les critiques, illustre l’impréparation mondiale face à une crise sanitaire, et l’importance d'un changement de paradigme de nos sociétés ?
La Covid-19, des conséquences majeures pour le secteur du transport à passagers à travers le monde
La Covid-19 a été qualifiée d’urgence de santé publique de portée internationale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) le 30 janvier 2020, et de pandémie le 11 mars. L’Union européenne et l’espace Schengen ont alors fermé leurs frontières. L’ensemble des croisières vers les pays non européens furent suspendues à compter du 17 mars pour au moins 1 mois. La majorité des frontières à travers le monde fermèrent, y compris les frontières maritimes et les ports. L’industrie du transport maritime à passagers a donc vu son activité brutalement stoppée : 300 paquebots contraints de s’immobiliser en l’espace de quelques jours.
Pourtant, dès le mois de février 2020, les navires de croisière rencontraient de graves difficultés causées par la pandémie. L’inquiétude majeure était que les paquebots soient des foyers de contamination disséminant leurs passagers porteurs du virus à travers le monde. Le sort du Diamond Princess au Japon marqua les esprits. Le navire fut placé en quarantaine au large de l’archipel japonais à la suite de l’identification d’un passager positif au coronavirus le 1er février. Lorsque le Diamond Princess put accoster, ce fut avec l’interdiction de débarquer ses passagers et membres d’équipage. Les premiers passagers qui eurent l’autorisation de quitter le bord ont débarqué le 17 février, au bout de deux semaines d’incertitude. Pour 3 711 personnes à bord, 700 personnes furent contaminées, et une dizaine de décès déclarés.
Certains États, comme l’Australie, ont strictement interdit les navires de croisière dans leurs ports. L’île-continent s’est ainsi retrouvée en avril 2020 avec 18 navires stationnant dans ses eaux. Ces derniers, ne pouvant plus atterrir pour débarquer leurs passagers, ils vivaient sur leurs vivres et durent être avitaillés au large. Si quelques passagers ont été admis en urgence à l’hôpital et quelques centaines ont pu être rapatriés en avion, l’Australie l’a interdit pour les membres d’équipages. Les paquebots furent sommés de se ravitailler en carburant et de reprendre la mer immédiatement pour rejoindre leur port d’attache afin d’y débarquer leurs occupants.
Certains Etats ont même refusé l’accès aux ports pour leurs propres navires. Devant la disparité des interdictions et le manque d’harmonie des nouvelles règles, même au sein de l’Union européenne, il était devenu très difficile pour certains navires de trouver un port sûr où débarquer leurs passagers.
En Europe, les compagnies maritimes de ferries et de rouliers se sont mises à l’arrêt avec le confinement, ne maintenant qu’une activité vitale, avec quasiment plus aucun passager. Les rares transports de passagers respectaient des conditions strictes. Seuls étaient autorisés à embarquer les Européens rentrant se confiner dans leur pays d’origine, les Britanniques non encore confinés (assimilés, pour la dernière année avant la fin de la période de transition du Brexit, au statut d’Européens) et les médecins et chercheurs engagés dans la lutte contre la pandémie.
Enfin, en France, du 14 mars au 11 mai, les navires transportant plus de 100 passagers, par conséquent les paquebots en majorité, eurent interdiction de faire escale ou de mouiller dans les ports, continentaux ou outre-mer. L’autorité portuaire avait toute discrétion pour autoriser ou interdire l’accès aux navires dont l’entrée serait susceptible de compromettre la sûreté, la sécurité, la santé ou l’environnement. Quelques paquebots français ont été rapatriés à vide dans les eaux territoriales, le plus rapidement possible, afin de les abriter dans des ports sûrs, et en profiter pour faire de la maintenance afin d’éviter que machines et équipements se détériorent, au risque de coûts économiques supplémentaires.
La remise en cause des droits fondamentaux des équipages face aux restrictions de mouvements de personnes
Durant cette période de confinement, les gens de mer ont joué un rôle essentiel pour maintenir l’économie et la chaîne logistique mondiales. Les équipages de croisières, eux, se sont soudain retrouvés piégés par la pandémie, l’activité étant incompatible avec les mesures sanitaires.
75 % du commerce de l’UE et 30 % de ses marchandises sont transportées par voies maritimes. La Commission européenne, le 8 avril 2020, a émis des recommandations incluant notamment des lignes directrices pour les relèves d’équipages, le débarquement et le rapatriement des gens de mer, en demandant aux Etats membres de désigner des ports sûrs pour accélérer les changements d’équipages et le rapatriement des marins. Elle a également rappelé aux croisiéristes qu’ils sont responsables du retour des membres d’équipage et des passagers en sécurité chez eux.
Mais si l’UE s’est souciée du sort des marins travaillant pour les compagnies européennes, elle a fait figure d’exception. Certains navires n’ont pas pu rentrer à temps : l’interdiction de naviguer de port en port et de voler pour les avions a rendu quasiment impossible le retour de ressortissants de certains pays, passagers comme marins. Des dizaines de bateaux de croisière furent obligés de rester amarrés au large, avec, pour leur équipage, interdiction de quitter leur cabine d’à peine 5 m² pour deux personnels. Ce confinement, obligatoire pour enrayer la contamination à bord, s’est fait dans un enfermement proche de conditions pénitentiaires. A titre de comparaison, la France a été condamnée par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour conditions inhumaines et dégradantes après avoir incarcéré 2 à 3 détenus dans une cellule de 9,59 m² du fait de la surpopulation carcérale. Ces détenus bénéficiaient tout de même de la possibilité d’aller et venir pour des activités, ou d’heures de promenade. Rien de tout cela n’était autorisé aux membres d’équipages de dizaines de paquebot pendant la pandémie.
Certains sont ainsi restés enfermés plusieurs semaines, avec des conséquences graves sur leur santé mentale. Des membres d’équipage se sont donnés la mort. Cette situation tragique a aussi touché les relèves d’équipage du transport de marchandise, amenant l’Organisation maritime internationale à la qualifier de « crise humanitaire ». A la mi-septembre 2020, plus d’une centaine d’employés de paquebots de croisière étaient encore bloqués depuis 7 mois à bord de leur navire.
Une remise en cause du modèle économique du transport à passagers ?
Cette crise a aujourd’hui diverses conséquences. En premier lieu, selon CLIA, le secteur des croisières en Europe, qui représente 14,5 milliards d'euros par an et 53 000 emplois, pourrait subir une perte de revenus de 25,5 milliards d'euros du fait de l'interruption des croisières mais aussi des surcoûts et pertes de revenus liés aux protocoles sanitaires strictes. Plusieurs compagnies maritimes à passagers parmi les plus fragiles ont déjà fait faillite, tels l’espagnol Pullmantur, le suédois Birka cruises, ou encore le britannique Cruise & maritime voyages.
Nous voyons également déjà émerger des actions en justice de la part de passagers contre les croisiéristes. La compagnie Costa Croisières fait l’objet de deux plaintes collectives, l’une déposée en main, l’autre en août, pour homicide involontaire et mise en danger de la vie d'autrui.
Au-delà des enjeux économiques, ce sont bien des questions environnementales qui se posent, malgré ou à cause de l’arrêt de l’activité. L’une des conséquences directes de l’arrêt définitif de l’activité de certaines compagnies, c’est une vague de démantèlement de navires et une potentielle augmentation de la pollution si les navires sont envoyés sur les plages de Shipbreaking, au Bangladesh, en Inde ou au Pakistan.
Par ailleurs, la chute vertigineuse du prix du pétrole entraîne une baisse des frais de soutes pour les navires, et inquiète dès lors les défenseurs de la transition énergétique, car l’incitation pour les entreprises à effectuer leur transition vers une source d’énergie plus propre est considérablement réduite.
Mais c’est surtout le modèle économique même de la croisière qui est remis en cause par la crise, au même titre que l’industrie du tourisme de masse. Les comportements touristiques changeront-ils à long terme, à la faveur des restrictions de mobilité, des interrogations sur notre impact environnemental, ou de la capacité des grands paquebots à accueillir des passagers de manière sécurisée ? Là est la question. Tandis que du côté des transporteurs, une autre conséquence se fait jour : pour protéger leur responsabilité, MSC oblige tous ses hôtes à avoir une police d'assurance couvrant tous les risques liés au Covid-19, y compris l'annulation, le rapatriement et les frais médicaux. Si cela alourdit la facture, à défaut, les passagers ne peuvent réserver.
Si ces interrogations clés pour l’avenir du secteur restent en suspens, l’activité reprend. Un exemple parmi d’autres en Europe : le croisiériste MSC a redémarré ses voyages le 16 août 2020, premier croisiériste international à reprendre ses voyages en Méditerranée. Mais seuls les habitants de l'espace Schengen sont autorisés à bord, « sous réserve des restrictions imposées par les autorités italiennes ». Toute une industrie évolue ainsi à marche forcée, que ce soit dans ses pratiques économiques, légales, logistiques : c’est peut-être aujourd’hui la naissance de changements plus profonds dans la philosophie des croisières.