La population américaine dans son ensemble a toujours entretenu une méfiance active envers l'État fédéral. Qu'ils soient Républicains ou Démocrates, les citoyens américains ont tendance à considérer que l'administration essaye toujours d'empiéter sur les prérogatives des États pour leur imposer des lois nées de l'imagination des fonctionnaires de Washington. Les termes de ‘swanp’ (marais) ou 'cesspool', c'est-à-dire 'fosse septique' ou 'cloaque' sont souvent employés par ses détracteurs pour désigner le gouvernement fédéral voire même les membres du Congrès. Termes utilisés y compris par ceux qui se présentent pour y remplir un poste en promettant à chaque fois de 'nettoyer le cloaque'.
Un renforcement net des théories du complot depuis les années 2000
Cette tendance a toujours existé mais elle s'est accentuée au cours des deux dernières décennies, prenant encore plus de relief depuis les années 2000. Et elle a peut-être atteint son apogée avec la présidence de Donald Trump. La corruption généralisée de Washington a constitué l'un des chevaux de bataille de ce dernier, alors même que ses adversaires l'accusaient d'en être l'un des spécimens les plus caractéristiques. Ne nous étonnons donc pas si les théories conspirationnistes les plus abracadabrantes, voire les plus dangereuses, ont vu le jour il y a une dizaine d'années et sont allées grandissantes au cours du mandat de Donald Trump. Celle dite QANON (prononcée Q- Anon) en particulier est l'une des plus folles et des plus nocives à avoir été propulsées sur le devant de la scène au cours de cette période et à avoir pris une ampleur que ses préceptes absurdes et vénéneux n'auraient guère dû lui procurer auprès d'un si vaste public.
Il faut donc s'interroger sur les circonstances qui ont donné naissance à cette théorie à laquelle ont souscrit, semble-t-il, plusieurs millions de personnes aux États-Unis. Pour le dire en deux mots, dans sa version la moins dure, Q-anon prétend que le 'deep state', ce fameux État profond composé de hauts fonctionnaires auxquels se joindraient plus ou moins tous les Démocrates, par opposition aux Républicains, travaillerait dans l'ombre, de concert avec des forces sataniques, à détruire le président Donald Trump et tous ses actes, à leur seul profit et au détriment du peuple américain. Un tel état d'esprit a sans doute été favorisé depuis une dizaine d'années par l'extraordinaire popularité des séries télévisées de grande écoute dont le thème est exactement celui-là, qu'il soit au centre de la narration ou à sa périphérie. La corruption généralisée de l'establishment washingtonien est d'ailleurs devenue un sujet tellement 'mainstream' qu'elle est souvent traitée sur le mode satirique, ironique ou même tout simplement comique dans ces séries.
Un exemple d’une série à thème complotiste : The Blacklist
Prenons un exemple précis, qui ne constitue évidemment pas un dossier à charge contre les auteurs ou acteurs de cette série, celui de The Blacklist. Le personnage principal en est un criminel de haut vol qui se rend de lui-même au FBI, notamment parce qu’il recherche sa fille putative, elle-même agent du FBI. En échange de sa sécurité, il offre d’indiquer comment appréhender des criminels endurcis dont il a la liste et connaît les activités. Au second plan, cependant, il s'avère que les vertueux agents du FBI sont entourés de hauts fonctionnaires tous plus corrompus les uns que les autres et faisant partie de ce qu’ils appellent 'une 'Cabbale' meurtrière aux multiples ramifications. On s'aperçoit au fil des épisodes que le chef du FBI, donc le patron direct de ces agents honnêtes et incorruptibles, est l'un des membres de cette cabbale, puis c'est la cheffe de la division criminelle du ministère de la Justice, le directeur adjoint des Services Secrets, le Procureur général, puis d'autres encore. Enfin on arrive au président lui-même, ici d'origine mexicaine, qui s'apprête à faire exécuter la cheffe des services secrets allemands et, pour faire bonne mesure, ni plus ni moins que sa propre femme car elle est sur le point de révéler ses crimes à la population.
Cette série a connu un succès énorme aux États-Unis et dans d'autres pays. D'abord projetée sur une chaîne nationale américaine, elle a été reprise par Netflix et projetée en France, en Suisse et ailleurs, atteignant, comme le dit le principal acteur lui-même « des gens de tous âges, de 7 à 90 ans, de tous les milieux, économiques ou culturels et de toutes les nationalités ». Depuis son lancement en 2013, la série réunit entre 14 et 6 millions de personnes, et la 8ème saison vient juste de sortir.
Le ton de la série est pourtant largement ironique et mêle le sentimentalisme à l'action et les histoire d'espionnage aux crimes crapuleux et pervers. Elle met en scène la corruption à tous les étages, de façon caricaturale et sans doute perçue comme telle par la majorité des spectateurs. Cette corruption est combattue avec succès par les agents du FBI, la seule institution qui continue à jouir de quelque crédit auprès de la population américaine, et qui, à ce titre, fait très rarement l'objet d'une satire de fond à la télévision. Pour les spectateurs à chaud, l'ironie et le dandysme cosmopolite du personnage principal occultent sans doute la plupart du temps la représentation extraordinairement négative de l'administration américaine. Mais l'ironie est un plat qui ne se mange pas froid. Les spectateurs successifs, qui visionnent la série par intermittence ou par hasard, s'ils sont déjà enclins à souscrire à l'idée de Washington comme 'cloaque', risquent de ne pas pouvoir se focaliser seulement sur les péripéties compliquées de l'histoire des protagonistes principaux, mais plutôt sur ce thème d'une corruption généralisée. Ce dernier est d’ailleurs manifeste non seulement au niveau vénal mais aussi au niveau du crime puisque plusieurs membres de la cabbale en question vont jusqu'à assassiner de leurs mains leurs adversaires non corrompus.
Le complot comme élément clé de l’environnement de séries à grand public
La représentation des membres de la cabbale ne peut qu'être outrancière, c'est la loi du genre, sauf que dans le cas présent il s'agit toujours des plus hauts fonctionnaires de l'Etat plutôt que de simples méchants criminels, dont par ailleurs la série abonde. L'idée d'un deep state ou Etat profond opérant à l'intérieur des ministères américains a été largement colportée par les adeptes du président Donald Trump, même si elle existait avant son arrivée au pouvoir. Les complotistes de la mouvance Q-anon souscrivent largement à un tel scénario en y ajoutant d'autres affabulations encore plus malsaines, désignant nommément les Démocrates comme faisant partie de telles 'cabbales' sataniques qui agiraient contre le président Donald Trump en particulier. Dans ses dernières déclarations télévisées, l’une des avocates de Donald Trump parle de la ‘corruption’ de toutes les instances gouvernementales et prétend qu’un vaste complot était à l’oeuvre pour empêcher le président Trump de gagner et qu’il a, en réalité, remporté l’élection par une ‘victoire écrasante’.
The Blacklist n'est qu'un exemple, parmi beaucoup d'autres dans lesquelles l'administration américaine est utilisée comme fond de commerce pour ce qui semblerait devoir être une dénonciation de la corruption mais qui ne fait en dernière analyse, même si ce n’est pas l’intention de leurs auteurs, que renforcer l'idée de la véracité, de l'étendue et de la menace de l'existence de cette dernière auprès de spectateurs crédules et déjà enclins au conspirationnisme.
Le complot, c'est bien connu, est un excellent véhicule narratif dont les médias sociaux s' emparent à souhait en l'amplifiant à volonté, surtout dans les situations de crise telles que celle de la pandémie de la Covid-19. La liste est longue des séries mettant en scène des événements, dont la pandémie justement, et qui se retrouvent bien malgré elles sur les réseaux sociaux comme 'preuves' de l''infamie' des dirigeants du monde, soupçonnés de n'agir qu'en fonction de leur cupidité financière, de leur ambition démesurée,voire même par désir d'asservir des populations entières à leur volonté ou de les annihiler, en tous cas de leur mentir.
Si les séries en question ne sont en aucun cas responsables de ce qu'elles suscitent, il faut bien se rendre à l'évidence : par la façon dont elles traitent du thème de la corruption, elles donnent du grain à moudre aux conspirationnistes de tous bords. Avec tous les dangers potentiels que leur diffusion quasi-planétaire entraîne, elles tendent un miroir grossissant à la fraction des populations dont le passe-temps favori est d’échafauder des complots plus absurdes et plus destructifs les uns que les autres. L'Histoire nous enseigne que ces tendances ne doivent jamais être prises à la légère.