C’est avec Guillaume le Conquérant, premier roi d’Angleterre, que la couronne britannique prend ses racines presque millénaires. Elle prendra sa forme actuelle à partir du début du 17ème siècle, avec, tout d’abord, l’union des couronnes d’Angleterre et d’Ecosse, puis en fusionnant avec la monarchie irlandaise. Outre ces trois pays primordiaux, la royauté britannique étend son influence sur le Commonwealth dont quatorze états reconnaissent encore à ce jour le monarque britannique comme leur souverain, y compris l’Australie et le Canada. La présence ou les salutations officielles marquées de la quasi-totalité des grands dirigeants politiques de la planète lors des funérailles de la Reine Elizabeth II ou la reconnaissance officielle, de fait, du statut de Chef d’Etat de Charles III lors de son couronnement, témoignent de la reconnaissance internationale envers l’institution royale. En outre, le monarque est également Chef de l’Eglise Anglicane et Chef des Armées.
Pourtant depuis 1689, année où le Parlement britannique a proclamé sa prééminence sur la conduite politique, la monarchie a perdu la quasi-totalité de ses pouvoirs directs. Sa prestation se limite à un rôle d'éminente représentation, d’actes formels comme la nomination du Premier Ministre ou le Discours du Trône durant lequel le monarque expose la politique décidée par le Gouvernement, ou encore de pouvoirs formels comme la capacité de dissolution du Parlement.
A l’heure du couronnement d’un nouveau souverain, et que l’on soit favorable ou non au système de monarchie parlementaire britannique, le paradoxe entre sa légitimité toujours très ancrée et son pouvoir effectif très réduit questionne le sociologue. Quelles sont les sources profondes de cette légitimité très spécifique ? Peut-elle se moderniser ? Comment interagit-elle avec les autres institutions ?
En quelles sources la monarchie britannique puise-t-elle sa légitimité ?
La théorie sociologique dite néo-institutionnaliste, née à la fin des années 1970, a modernisé la réflexion sur les institutions, notamment en prenant davantage en compte leurs interactions avec leurs environnements, y compris avec les autres institutions.
Marck C Suchman, un des fondateurs de cette école de pensée, distingue trois sources de légitimité : la légitimité pragmatique qui s’ancre dans le factuel et les actes, la légitimité morale qui prend sa source dans le respect ou la création de la norme (au sens large), et enfin la légitimité cognitive qui trouve sa force dans une forme d’incarnation du Bien, qu’il soit d’ordre moral, spirituel ou social.
Une légitimité pragmatique au service de la diplomatie
A première vue, la légitimité pragmatique du monarque britannique est faible tant son rôle est d’abord symbolique.
Toutefois, ses actes sur le terrain diplomatique soutiennent clairement sa légitimité institutionnelle. En effet, le Roi ou la Reine représente l’Etat britannique dans de multiples occasions, à l’instar de la récente visite d’Etat de Charles III en Allemagne en mars dernier (après l’annulation très commentée de sa venue en France dans un contexte social tendu), première d’une série que sa mère la Reine avait amenée à un record de 108 visites de haut rang.
Si aucun voyage ou intervention ne peut avoir lieu sans l’aval du Gouvernement, il est un fait que les liens, y compris personnels, tissés par la famille royale sont un atout précieux pour le réseau diplomatique des Anglais.
Créer et incarner la norme
La norme, au sens sociologique large, peut s’entendre depuis les règles écrites comme les lois jusqu’aux normes de facto, comme l’usage de l’anglais comme langue de travail internationale dans le monde occidental, ou encore les rituels, comme ceux des Églises ou des appareils d’Etat. A ce titre, la couronne britannique est particulièrement légitime puisque, non seulement, elle incarne mais elle produit nombre de règles et rituels qui rythment la vie politique et spirituelle britannique.
Ainsi, c’est le monarque qui nomme le Premier Ministre ou encore les Lords (sur proposition du Premier Ministre) dont un peu plus d’une centaine constituent la Chambre Haute du Parlement britannique - y compris des représentants de l’Eglise Anglicane dont le Roi est le Chef.
Une autre prérogative du Roi est son droit de dissolution du parlement qui fait l’objet d’un débat entre experts, très illustratif de l’importance très réelle accordée aux attributs de la royauté britannique pour les actes politiques. En résumant l’affaire à grands traits, un texte de 2022 revient sur la suppression décidée en 2011 du droit de dissolution à la main du Premier Ministre pouvant, à sa convenance, solliciter une dissolution auprès du Roi qui se devait de l’accepter. Or, en revenant en arrière, le parlement a omis de mentionner le droit formel de dissolution du Roi, provocant un débat enflammé entre juristes, ce dans un pays où il n’y a pas de constitution formalisée mais des textes de références à valeur constitutionnelle.
Par ailleurs, sur un plan plus strictement symbolique, les familles royales incarnent et produisent des rituels. Le faste, la rigueur, mais aussi l’ancrage dans les temps très anciens des funérailles d’Elizabeth II, ont été un exemple du genre.
Institutionnaliser, c’est légitimer
On approche ici un point structurant de la légitimité normative de la monarchie britannique : en incarnant des règles, en faisant perdurer des usages ancestraux y compris en les laissant s’adapter (comme le droit de dissolution du parlement), en produisant du rituel, ou en incarnant de fait la cohésion de la nation britannique, la monarchie renforce son institutionnalisation. Or la sociologie nous apprend que l’institutionnalisation est source de légitimité.
Toutefois, cette légitimation, par le rituel et le symbole, est une lutte constante, avec des renforcements comme le couronnement de Charles III mais aussi des reculs comme le choix récent de l’Australie de ne plus faire figurer son monarque sur ses billets de banque.
Du spirituel au développement durable
Une légitimité pragmatique ancrée dans la diplomatie, une légitimité normative confortée par une capacité à institutionnaliser des règles et rituels, qu’en est-il de la légitimité cognitive, axée sur le Bien pour l’Homme ?
Être Chef d’une Eglise, en l’occurrence Anglicane, confère au Roi un statut très spécifique, que peu de chefs d’états partagent. Ce rôle spirituel est, pour les Anglicans et au-delà pour les chrétiens, voire pour les croyants en général, une source primordiale de légitimité.
Au-delà du plan spirituel, la neutralité politique à laquelle doit se conformer le monarque, rend complexe toute prise de position. On sait toutefois l’engagement du Prince Charles pour la défense de l’Environnement et la promotion d’un monde plus durable. Outre des appuis caritatifs à de nombreuses associations, le Prince avait conçu et dirigé une ferme totalement biologique, la Duchy Home Farm, et s’était engagé personnellement sur des projets pour la protection des océans et la préservation des forêts tropicales, ou encore en faveur d’un fonctionnement plus équitable des marchés dans le cadre de l’initiative Terra Carta. Il sera intéressant de voir comment ces engagements perdurent.
Une modernisation illégitime ?
Si l’on identifie clairement des sources puissantes de légitimité, il est notable que la monarchie britannique tire beaucoup d'atouts de sa permanence institutionnelle, ancrée dans des traditions séculaires. De plus, il est clair que l'obligation de neutralité dans le champ politique restreint les évolutions.
De fait, il y a une forme de contradiction entre la légitimité de l’institution monarchique et la modernité. Ceci traduit un phénomène bien connu des sociologues : quand une institution s’est forgée dans le temps, autour d’une vision, de membres et de règles acceptées, elle aura tendance à rejeter l’innovation.
D’une certaine façon, la modernisation de la royauté britannique est un contresens. Seule une forme d’adaptation au gré des événements semble envisageable, comme nous allons le voir maintenant.
Le compromis comme moteur de la permanence ?
Légitime, ancrée dans un passé qui la rend fondamentalement immuable, la monarchie britannique est pourtant constamment en interaction avec d’autres institutions : le Premier Ministre britannique, le Parlement, l'Église, les autres Etats, les Nations Unies, les syndicats, les ONG, l’Armée etc. Et ce, à l’heure des media audiovisuels et des Réseaux Sociaux qui rendent l’institution royale parfois un peu anachronique.
Un système monarchique né d’un compromis politique
Les textes de 1689 et 1701 négociés entre la monarchie et le parlement anglais sont un exemple presque caricatural de compromis institutionnel.
La Charte des Droits (« Bills of Rights ») de 1689 définit les premiers principes de la monarchie parlementaire en instituant que l’avis du Parlement sera désormais indispensable pour définir les lois, lever les impôts ou gérer les armées. Et le parlement ira, en 1701, jusqu’à s’immiscer directement dans le fonctionnement des successions au sein de la famille royale (« Act of Setttlement »), en garantissant la succession aux descendants des ducs de Hanovre.
Mais, en creux, cette charte est d’abord un compromis car elle maintient la monarchie en tant que telle comme régnant sur l’Angleterre (la fusion formelle avec la couronne d’Ecosse n’interviendra que plus tard) – ce qui a perduré aujourd’hui notamment via le rôle de Chef de l’Etat et de Chef des Armées du souverain britannique.
Une institution Reine de la télévision
La relation à la télévision est un deuxième exemple de compromis du système monarchique.
Face au caractère intrusif des caméras et donc du peuple, la royauté a su s’adapter et a même souvent su fixer ses règles. Ainsi, le 2 juin 1953, la couronne affirme sa solennité au travers du couronnement de la Reine Elizabeth II, un événement qui, pour la première fois, sera diffusé en mondovision, simultanément sur toutes les télévisions en Angleterre, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique. La monarchie établissait un compromis avec le quatrième pouvoir ; une relation complexe et forte qui perdure aujourd’hui.
Sur un plan théorique, cet accord avec l’institution audiovisuelle est intéressant car il s’agit ici non seulement d’un nouveau pouvoir mais aussi d’une innovation. L’émergence de la télévision est d’ailleurs l’un des exemples étudiés par les néo-institutionnalistes.
Avec l’audiovisuel, la monarchie a établi une forme d’échange, en lui apportant sa légitimité ancrée dans les siècles, et en obtenant en retour une visibilité accrue. Aujourd’hui, on peut parler véritablement de marque au sujet de la royauté britannique, souvent appelée par la Presse britannique The Firm.
Au-delà de l’Anglicanisme ?
Dernier exemple de compromis avec d’autres institutions légitimes, on notera que le nouveau monarque prône une ouverture sans doute plus marquée envers l’ensemble des croyances.
Ainsi, avant devenir Roi, le Prince Charles a notamment rendu hommage à la religion monothéiste Sikh, en allant fouler, pieds nus et la tête couverte d’un turban, la terre du principal temple sikh, en Inde lors d’une visite en 2019.
Charles III a d’ailleurs insisté, dès son discours d’intronisation de septembre 2022, à la fois sur l’importance qu’il accordait à son rôle de Chef de l’Eglise Anglicane et également sur son souhait de respecter le multiculturalisme de ses sujets. Et cette orientation s’est incarnée lors de son couronnement avec la participation des représentants des religions juive, hindouiste, sikh, musulmane et bouddhiste.
En guise de conclusion provisoire sur un sujet par nature évolutif, on peut souligner la puissance de la relation à l’Histoire au regard de la construction et du maintien de la légitimité de la monarchie britannique, ce qui structurellement limite sa modernisation et l’oblige à des compromis avec les autres grandes institutions – au point de possiblement, un jour, la dénaturer ?
Sur un plan géopolitique, on peut considérer que cette science du compromis est un atout pour son influence diplomatique au service du Royaume-Uni et du Commonwealth, un domaine où sa légitimité est puissante.
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