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TIK TOK : un rival rêvé pour FACEBOOK devenu META ?

| Nicolas SWETCHINE, Aurélien ANGOT, Jean-Baptiste BOYSSOU,

Guillaume TAWIL, fellows à l'Institut Open Diplomacy

1 juin 2023

L’américain FACEBOOK, devenu META, a perdu plus d’un tiers de sa valeur boursière en deux ans. Son modèle, longtemps fondé sur l’exploitation sans limites de nos données personnelles, est remis en cause aux Etats-Unis et en Europe. De plus, le géant américain doit désormais faire face à une concurrence nouvelle, venant en particulier de l’application chinoise TIKTOK. Dans un contexte de rivalité sino-américaine exacerbée, cette concurrence prend une tournure politique, alors que des soupçons d’exploitation de données à des fins malveillantes pèsent également sur le géant chinois. Une opportunité pour META de réhabiliter son image, à l’aune de son virage vers l’Intelligence artificielle et le métavers ?

Près de 3 milliards de personnes utilisent quotidiennement l’une des plateformes du groupe META : FACEBOOK, INSTAGRAM, WHATSAPP. Incarnant pendant des années le réseau social par excellence, l’entreprise est devenue un enjeu politique, et même géopolitique compte tenu de son impact mondial.

Toutefois, si puissante soit-il, META a fait aujourd’hui face à des vents contraires : poursuites juridiques, nouvelles réglementations, émergence de TIKTOK et une forte chute en bourse sur la fin d’année 2022.

La fin du far-west pour META

Du rachat de ses concurrents à la conquête de l’IA

Premier groupe à avoir dépassé le milliard d’utilisateurs, Facebook a utilisé sa puissance financière pour asseoir sa domination, en rachetant deux applications majeures : Instagram en 2012 pour un milliard de dollars, deux ans à peine après son lancement, et surtout WhatsApp en 2014 pour 21,9 milliards de dollars.

Mais FACEBOOK n’a pas limité ses ambitions au rachat de concurrents directs. Le groupe a, depuis des années, investi massivement dans les univers virtuels, avec, par exemple, le rachat des lunettes de Réalité Virtuelle Oculus dès 2014. Cette stratégie culmine en 2021 avec la création du Métavers, un monde virtuel au champ des possibles considérable, et un changement de nom de Facebook à META, du mot grec signifiant à la fois “ce qui englobe” et “ce qui change”.

Toutefois, alors que les 18 derniers mois ont vu META débourser plus d’une dizaine de milliards de dollars d’investissement dans le développement technique et commercial de la technologie du métavers, l’heure du bilan est aujourd’hui plus que mitigée : perte de crédibilité pour l’entreprise californienne qui ne parvient pas vraiment à faire décoller son concept de monde virtuel, pertes financières tangibles avec des investissements lourds toujours pas rentabilisés, le tout se traduisant par la baisse considérable de sa valeur boursière - qui pèse toutefois encore de l’ordre de 500 milliards d’euros.

De fait, au mois de mars 2023, le CEO Mark Zuckenberg a annoncé un virage stratégique, en positionnant dorénavant l’IA (Intelligence Artificielle) comme la priorité première du groupe META, faisant passer les espaces virtuels au second plan. Si l’influence des avancées récentes de ChatGPT d’OpenAI, société financée notamment par Elon Musk, Bard de Google ou Ernie Bot du chinois Baidu, se fait fortement ressentir, il serait faux de croire que META n’a pas perçu l’importance de cette technologie stratégique dans laquelle il investit depuis des années. Ainsi, dès 2013, le groupe nomme le grand chercheur français Yann Le Cun comme directeur de la recherche en IA. En 2014, Mark Zuckerberg investit dans Vicarious, start-up spécialisée dans le domaine de l’Intelligence Artificielle. En 2015, un centre de recherche dédié à l’IA est ouvert à Paris. Meta réalise des efforts considérables pour rester un acteur qui compte, en négociant le virage de l’IA avec succès.

LE network entravé

Cependant, l’heure n’est visiblement pas au développement d’une nouvelle organisation puissante, alors que META fait face à une remise en question publique et juridique de son juteux modèle historique d’exploitation des données personnelles.

Ainsi, depuis 2019, FACEBOOK/META a été contraint d’accepter de payer plus de 7 milliards de dollars d’amendes : deux accords avec la Federal Trade Commission des USA mi-2019 et fin 2022 pour des litiges sur l’exploitation des données personnelles, un accord avec le gendarme de la bourse américaine pour fausse information sur les risques de mauvais usages de données, et, début 2023, une amende record de l’Irish Data Protection Commission (équivalent irlandais de la CNIL). Ce n’est potentiellement pas fini, puisque la Commission Européenne a statué fin 2022 que META avait abusé de sa position dominante sur les réseaux sociaux pour sa publicité en ligne (affaire Facebook Market Place).

Au-delà des montants faramineux, mais somme toute modestes au regard de la puissance de META, c’est le modèle même de l’entreprise qui est attaqué à savoir la possibilité pour l’entreprise d’utiliser à volonté les données personnelles de ses centaines de millions d’utilisateurs.

Mais, au-delà des affres juridiques, les réglementations concernant les données personnelles commencent à avoir un impact très réel sur les pratiques des réseaux sociaux.

L’Europe au cœur de la réglementation mondiale

Nous évoquions, il y déjà plus de deux ans dans ces colonnes, l’éveil de la réglementation européenne en ce qui concerne les plateformes numériques

Depuis, la mécanique institutionnelle européenne a fonctionné avec la mise en place de deux réglementations fondamentales de contrôle de l’activité des grandes plateformes numériques: le DMA (Digital Market Act) et le DSA (Digital Service Act), qui ont été publiés au journal officiel de l'Union Européenne en octobre 2022.

Le DMA est entré en application en mai dernier. Il a vocation à surveiller les contrôleurs d’accès, et notamment les GAFAM, pour éviter qu’ils n’empêchent l’émergence de concurrents. Les sanctions en cas d’infraction peuvent prendre deux formes : des amendes allant jusqu’à 10% du chiffre d'affaires mondial de l’entreprise (cette amende pouvant doubler en cas de récidive) ou les astreintes quotidiennes sur le chiffre d’affaires (jusqu’à 5% de celui-ci) jusqu’à ce que les fournisseurs d’accès se mettent en conformité.

Quant au DSA, son entrée en application est prévue en février 2024. Cette réglementation vise à réguler le contenu, les produits et les services proposés en ligne, ceci en harmonisant les juridictions nationales au sein de l’Union Européenne.

Ces deux réglementations auront plusieurs impacts sur les services du groupe META.

Ainsi, avec le DMA, les plateformes de chat et les messageries comme WhatsApp ou encore la messagerie d’Instagram, devront être transposables sur des plateformes concurrentes. Typiquement, il sera possible d’exporter une conversation WhatsApp de META sur Messenger de Microsoft. Ceci permettra à de nouveaux acteurs, notamment européens, de pouvoir se développer dans un secteur aujourd’hui oligopolistique.

De plus, avec le DSA, les plateformes de flux de META, telles que le feed Instagram ou encore les stories de FACEBOOK, devront mettre en place des moyens conséquents pour traiter les signalements de contenus illégaux (faux, frauduleux, etc.) – en gardant toutefois leur statut d’hébergeur passif, sans vraie responsabilité sur les contenus.

A l’évidence, ces réglementations auront un impact extraterritorial - en l'occurrence, et c’est notable, principalement de l’Europe vers les Etats-Unis. En effet, ces réglementations entrent en vigueur dès lors que des utilisateurs des services sont citoyens de l’Union Européenne, et ce quelle que soit la nationalité de la plateforme, pour peu que ceci ait encore un sens pour ces grands groupes mondialisés.

Ce qui est vrai pour META/FACEBOOK l’est aussi pour ses concurrents, avec un nouveau concurrent venu de Chine TIKTOK.

L’émergence de TIKTOK et son impact sur les sociétés occidentales

TIKTOK, une croissance phénoménale

La montée en puissance fulgurante de TIKTOK - Douyin de son nom chinois - sur les différents marchés occidentaux, apparaît comme l’une des plus grandes remises en question de la position dominante des acteurs américains.

L’application est créée en 2016, puis exportée sur les marchés internationaux sous le nom de TIKTOK en 2017. Elle atteint le milliard de téléchargements dès 2019 (TIKTOK et Douyin confondus), mais c’est au moment des premiers confinements de la pandémie de COVID-19 qu’elle connaît un succès considérable en Occident. Chorégraphies, mini-sketches, trends, tutoriels, TIKTOK combine les fonctionnalités d’Instagram, YouTube, Snapchat et d’autres, en s’appuyant sur une interface simple et un usage intuitif. Malgré son interdiction en Inde (son plus gros marché export à l’époque), TIKTOK connaît une croissance fulgurante et atteint les 2 milliards de téléchargements en octobre 2020, puis 3 milliards en 2021, un exploit jamais réalisé par une application autre que celles du groupe META. Ce succès, inédit pour un acteur chinois en Occident, pose rapidement des questions éthiques et sécuritaires, en miroir d’un contexte géopolitique tendu.

TIK TOK face aux tensions politiques

Alors que la guerre commerciale bat son plein entre les Etats-Unis et la Chine, le succès de TIKTOK, notamment durant ces dernières années de pandémie si particulières est pour le moins paradoxale.

Dans ce contexte, l’imbrication des acteurs privés du numérique et de l’Etat chinois posent question quant à l’usage des données. Par exemple, certains en occident font état du risque que l’entreprise mère de TIKTOK, ByteDance, accumule des quantités de données considérables sur les habitudes de consommation et les préférences des utilisateurs Occidentaux, ce qui représenterait un atout économique considérable.

TIKTOK devient rapidement un enjeu politique : l'Inde interdit l'application sur son territoire et les Etats-Unis de Donald Trump menacent à plusieurs reprises de faire de même. Une censure de contenus, portant sur des sujets jugés sensibles par le Parti Communiste Chinois, fait l'objet de nombreuses critiques. Il apparaît également que le contenu proposé par les algorithmes de TIKTOK est radicalement différent de celui proposé par sa version chinoise Douyin. Rapidement, de nombreux gouvernements interdisent à leurs employés l'usage de TIKTOK sur leurs téléphones professionnels (Etats-Unis, Australie, Royaume-Uni, Canada, Belgique, Pays-Bas).. Le succès de l'application n'en est pour autant pas entravé.

C'est aux Etats-Unis que le débat autour de TIKTOK est le plus animé. Après Huawei (et le débat sur la 5G), ZTE, et d'autres acteurs chinois du numérique, TIKTOK devient un symbole de lutte contre l'influence chinoise aux Etats-Unis. Après des menaces d'interdiction proférées courant 2020, Donald Trump pose un ultimatum à ByteDance pour que la branche US de TIKTOK soit rachetée par un acteur américain, invoquant un risque crédible pour la sécurité nationale. Plus conciliant, Joe Biden révoque les mesures prises par son prédécesseur et charge le secrétaire au Commerce de déterminer si l'application pose une menace sécuritaire pour les Etats-Unis. Les résultats de cette enquête confirment les suspicions de collecte massive de données par ByteDance - et donc potentiellement par l'Etat chinois. Confrontée à cette méfiance américaine, TIKTOK fait un geste en annonçant que l'ensemble des flux de données collectées par l'application sera désormais hébergé par l’américain Oracle Cloud. TIKTOK s'engage également à supprimer l'ensemble des données relatives aux usagers américains de ses datacenters en Chine, ce qui est perçu comme peu crédible. In fine, ce geste n'aura pas le résultat escompté, tant la défiance est grande et l'enjeu est politique aux Etats-Unis. Ainsi, début 2023, les interdictions d'utilisation de l'application sur des téléphones professionnels se multiplient parmi les Etats fédéraux, certains laissant même entrevoir une interdiction personnelle.. En mars 2023, Shou Zi Chew, CEO de TIKTOK (transfuge de ZTE en 2021), comparaît devant le Congrès américain, lors d’une audience particulièrement tendue, pour répondre aux accusations de collecte de données et d'atteinte à la sécurité nationale des Etats-Unis.

A la dimension politique s'ajoute certainement, et de manière plus discrète, une dimension économique : le succès inédit par son ampleur d'un acteur numérique non américain est perçu comme une menace à la suprématie numérique des Etats-Unis, dont le pays tire une part considérable de sa puissance.

FACEBOOK relégitimé ?

TIK TOK est devenu en quelques années un géant capable de rivaliser avec l’univers des réseaux sociaux de la plateforme FACEBOOK-META.

Pourtant, FACEBOOK a longtemps semblé indétrônable – voire trop puissant et menaçant pour la Société. Ainsi, The Social Network n’était plus le lieu d’échange sympa créé dans les années 2000 par Mark Zuckerberg pour dialoguer avec ses amis mais, au contraire, perçu comme une pieuvre mondiale intrusive, se nourrissant de nos égos, grossissant exponentiellement par la multiplication des connections – un monstre sans limites. Bref, il fallait brider son appétit, voire la démanteler, pour les plus radicaux – ce qui engendrera les procès, les amendes ou, plus indirectement, certains aspects des réglementations comme le DMA ou le DSA.

Or, et c’est là tout le paradoxe, la grande puissance numérique émergente TIKTOK pourrait bien aider META/FACEBOOK à se racheter une image.

En effet, depuis quelques mois, c’est TIK TOK qui a pris le rôle du méchant, aux Etats-Unis et aussi d’une certaine manière en Europe, comme nous venons de le voir. De plus, TIK TOK est en train de prouver, par sa croissance, que la concurrence existe bien entre les plateformes numériques, remettant en question les attaques sur les supposés abus de position dominante.

En creux, la crainte envers TIK TOK re-légitime META/FACEBOOK, ce qui est potentiellement beaucoup plus structurant à l’heure du grand plongeon vers de nouveaux horizons virtuels et artificiels, que la perte de part de marché dans des réseaux sociaux, qui nous apparaîtront sans doute prochainement aussi basiques que des SMS à l’heure de la vidéoconférence.

L’IA, un vecteur de fragmentation géopolitique

L’IA comme nouveau champ de bataille

« Si le METAvers est virtuel, son impact sera bien réel ». A force d’exemples sur la rapidité accrue d’intervention des pompiers, de la possibilité pour les étudiants de se projeter dans le passé par la réalité virtuelle ou encore de progrès dans les diagnostics médicaux, META nous martèle l’importance que pourrait prendre cet univers virtuel.

De même, l’IA (Intelligence Artificielle), qui s’est cantonnée longtemps dans des systèmes experts pour l’aide à la décision de professions de process comme les banquiers, les industriels ou les juges, est en train de connaître un saut de performance inouï grâce notamment à des systèmes apprenants et des puissances de calcul toujours plus gigantesques, où la machine génère, corrige, adapte ses règles et donc son action en fonction de son expérience. Ainsi, pour beaucoup, ChatGPT fut un véritable choc à tel point que de grands leaders ont appelé à une forme de moratoire sur les développements de l’IA.

Ces deux nouveaux terrains de jeux numériques, le Métavers et l’IA, sont d’ores et déjà les nouveaux enjeux de la rivalité entre META/FACEBOOK et TIK TOK, et plus généralement entre américains et chinois.

S’il existe une féroce bataille technologique et commerciale, l’enjeu est fondamentalement aussi sociologique.

Et cela, FACEBOOK/META l’avait bien compris déjà dix ans en arrière, tout comme ses grands compétiteurs américains. Chose rare dans un domaine aussi judiciarisé et compétitif, ou tout soupçon de non-respect de la propriété industrielle ou encore des différentes lois encadrant l’utilisation des données donne lieu à une plainte en justice, Google, FACEBOOK, IBM, Microsoft et Amazon avaient annoncé en septembre 2016 la création du Partnership on Artificial Intelligence to Benefit People and Society. Sous la forme d’une organisation à but non-lucratif, ce consortium avait déjà tout dit concernant le risque principal lié à l’IA : un risque politique de fragmentation excessive et incontrôlée des réseaux numériques du fait de la multiplicité d’outils dont les développements n’auraient pas reposé sur des bases éthiques et sociales fortes. Étrange écho sous une autre forme dans le passé de la lettre adressée par Elon Musk et d’autres personnalités du monde du numérique il y a quelques semaines, demandant un moratoire de 6 mois sur le développement des outils semblables à ChatGPT. Méthode moins élégante, implications similaires.

Alors que le modèle de gestion des données de TIKTOK se fait un repoussoir encore plus important que celui de FACEBOOK pour les autorités publiques, américaine en tête, cette fragmentation incontrôlée du numérique est plus prégnante que jamais.

Un gouffre se crée entre les USA et la Chine, dont FACEBOOK/META et TIKTOK ne sont que la face numérique visible de la montagne qui sépare désormais ces deux nations. Et, à l’heure de la lutte entre deux modèles civilisationnels, l’heure est à la domination.

 

En contribuant indirectement à sa réhabilitation, TIK TOK permet à FACEBOOK de muer plus facilement en META, pour livrer bataille dans les mondes du Virtuel et de l’Intelligence Artificielle.

Le combat de titans, aux résonances géopolitiques, entre géants de la tech américaine et maintenant un grand rival chinois, ne doit pas occulter les questions d’éthique sous-jacentes, alors que l’Union Européenne devrait voir l’Artificial Intelligence Act, cadre législatif le plus avancé au monde dans le domaine, naître dans le courant de l’année 2023.

 

Les propos tenus dans cet article n'engagent pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.