Le Produit Intérieur Brut (PIB) a longtemps été considéré comme l’indicateur clé du progrès économique et de la prospérité des nations. Cependant, les changements sociaux et environnementaux ont mis en évidence les limitations significatives du PIB en tant que mesure exhaustive du bien-être et du développement d’une société. Cette prise de conscience a été propulsée par la publication en 2008 du rapport de la Commission Sen/Stiglitz/Fitoussi, qui a placé la réévaluation de la mesure du progrès économique et social au sommet de l’agenda politique. Mais malgré cette influence et la reconnaissance croissante des limitations du PIB, les changements concrets dans l’adoption d’indicateurs alternatifs ont été timides. Des initiatives ont émergé pour développer des mesures plus inclusives, mais les progrès restent limités et les politiques publiques continuent souvent à se concentrer principalement sur la croissance économique mesurée par le PIB. Face aux défis actuels tels que l’inégalité, le changement climatique et la durabilité, il est plus que jamais nécessaire de passer à l’action et de mettre en œuvre des indicateurs plus complets et pertinents pour évaluer le bien-être et guider les politiques économiques et sociales.
Limites du PIB en tant qu'indicateur macroéconomique
Dépasser le PIB : Les limites d'un indicateur traditionnel
Le Produit Intérieur Brut (PIB) est souvent utilisé comme indicateur de la performance économique d’un pays. Cependant, il présente des limites importantes en tant qu’indicateur de progrès économique et social. En effet, le PIB ne prend pas en compte les aspects sociaux et environnementaux du développement. Il mesure uniquement la production économique en termes monétaires, sans considérer les externalités négatives telles que la dégradation de l’environnement et les inégalités sociales.
Par conséquent, le PIB est souvent critiqué pour encourager une croissance économique illimitée sans évaluer les conséquences à long terme, notamment en matière de changement climatique. Selon le Global Footprint Network, l’humanité utilise actuellement les ressources écologiques 1,75 fois plus vite que les capacités de régénération des écosystèmes. Le rapport “The Economic Case for Nature” publié par la Banque mondiale démontre que l’effondrement de certains services écosystémiques tels que la pollinisation sauvage, la nourriture issue de la pêche en mer et le bois des forêts naturelles pourrait réduire le PIB mondial de 2.700 milliards de dollars par an d’ici à 2030. La contraction relative de l’indicateur serait encore plus prononcée dans les pays à revenu faible ou moyen inférieur, où elle pourrait dépasser 10%.
De plus, le PIB ne prend pas en compte des facteurs sociaux importants tels que l’accès à l’éducation, à la santé, à la sécurité sociale et à la participation citoyenne. L’indicateur du vivre mieux, développé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), révèle que des pays avec des niveaux similaires de PIB peuvent avoir des niveaux de bien-être et de qualité de vie très différents.
Un objectif ambitieux de repenser la mesure du progrès économique et social
Face aux limites du PIB en tant qu’indicateur macroéconomique, il est devenu urgent de repenser la mesure du progrès économique et social en adoptant une approche plus complète et équilibrée. Cette réflexion prend racine dès 2008 avec comme base le rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, présidée par les économistes Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, qui mettent en évidence le fait que le PIB ne prend pas en compte des aspects essentiels tels que la distribution des revenus, les inégalités, la durabilité environnementale et les indicateurs de bien-être subjectif. Ils recommandaient ainsi de compléter le PIB par d'autres mesures, telles que l'indice de développement humain (IDH), qui prend en compte des indicateurs sociaux tels que l'éducation et la santé, ou encore des mesures de la qualité de vie et du bien-être. La commission proposait également de mettre l'accent sur la notion de développement durable en intégrant des indicateurs environnementaux, tels que l'empreinte écologique, la consommation d'énergie et les émissions de gaz à effet de serre. En somme, le rapport appelait à une vision plus holistique et multidimensionnelle de la mesure du progrès, en prenant en compte non seulement les aspects économiques, mais aussi les dimensions sociales et environnementales pour une évaluation plus complète du bien-être et du développement d'une société. Ces recommandations ont été discutées lors du sommet du G20 à Cannes en 2011, où les dirigeants mondiaux ont abordé la question de la refonte de la mesure du progrès économique et social au niveau international, sans qu’aucune application concrète de ces avancées ne vu le jour.
Plus récemment, dans un appel à l’action en faveur des droits humains de 2020, le Secrétaire général des Nations Unies a de nouveau mis en avant une nécessaire révision des mesures du progrès économique, soulignant la nécessité de tenir compte « […] du développement durable, de la protection de toutes les personnes, quelle que soit leur situation, de la lutte contre l'inégalité entre les sexes une fois pour toutes, de la garantie d'un espace civique fort pour tous, de la création d'un environnement sain pour les générations futures, de la garantie d'un monde virtuel sûr et, enfin, de la mobilisation de tous pour en faire une réalité ». Appel qui fait écho à l'Objectif de développement durable 17.19 encourageant spécifiquement la mesure du progrès au-delà du PIB, en reconnaissant que le bien-être des individus et des sociétés ne peut être évalué uniquement sur la base d'indicateurs économiques.
Approches alternatives pour mesurer le progrès économique et social
L’indice de Performance Environnementale (IPE), un indicateur robuste mais délaissé
Dans le contexte de la réflexion sur le dépassement du PIB comme miroir du progrès, l’Indice de performance environnementale (IPE), a été développé par le Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) et adopté au sein de la résolution A/66/288 lors de la Conférence des Nations unies sur le développement durable (Rio+20) en 2012. Il vise à compléter le PIB en intégrant des éléments environnementaux essentiels à l'évaluation du progrès économique et social.
L'IPE se compose de divers critères environnementaux, tels que la qualité de l'air, la gestion des ressources naturelles, la biodiversité et le changement climatique. En évaluant ces facteurs, l'IPE fournit une mesure plus moderne et équilibrée du développement durable. Son adoption au sommet de Rio+20 témoigne de la reconnaissance internationale de la nécessité de prendre en compte l'impact environnemental dans l'évaluation des performances économiques. Cependant, malgré son potentiel, l'IPE tarde à être globalement appliqué et pris en compte par les États signataires, malgré le fait qu’il soit aujourd’hui la seule alternative au PIB qui ai été validé par la communauté internationale et dont la robustesse scientifique a été démontrée.
L’indice de développement humain (IDH), une approche centrée sur l’humain
Le rapport de la Commission de Stiglitz, Sen et Fitoussi insiste sur le fait que le développement d’une société ne peut se réduire à sa performance économique mais que, s’il est nécessaire de prendre en compte la dimension environnementale pour développer un indice pertinent, il rappelle aussi à quel point le facteur humain joue une place centrale dans l’évaluation du développement d’une société en faisant la promotion de l’Indice de Développement Humain (IDH).
L’IDH est un indicateur statistique composite visant à évaluer le taux de développement humain des pays du monde, créé en 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), marquant déjà une volonté de se détacher des indices économiques de richesse comme le PIB afin d’évaluer la qualité de vie des populations. Cet indice se fondait initialement sur trois critères : l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le revenu national brut par habitant. Il a été modifié en 2010 pour prendre en compte les inégalités entre les individus et les groupes sociaux. L’IDH se calcule par la moyenne géométrique de trois indices partiels : l’indice de santé, l’indice d’éducation et l’indice de revenu. Chacun de ces indices est compris entre 0 et 1, et mesure la distance entre la situation observée dans un pays et une situation idéale. L’indice de santé est basé sur l’espérance de vie à la naissance, qui reflète les conditions sanitaires, alimentaires et environnementales d’un pays. L’indice d’éducation est basé sur la durée moyenne de scolarisation des adultes et la durée attendue de scolarisation des enfants, qui reflètent le niveau d’instruction et d’accès au savoir d’un pays. L’indice de revenu est basé sur le revenu national brut par habitant en parité de pouvoir d’achat, qui reflète le niveau de vie et d’accès aux biens et services d’un pays.
L’IDH permet ainsi d’évaluer le progrès humain dans une perspective multidimensionnelle, qui prend en compte non seulement la richesse économique, mais aussi la santé, l’éducation et le bien-être des individus. Il offre une vision plus complète et plus nuancée du développement que le simple critère du PIB. Il permet aussi de comparer les pays entre eux et d’analyser leur évolution dans le temps. Le PNUD publie chaque année un rapport sur le développement humain qui classe les pays selon leur IDH et propose des analyses thématiques sur les enjeux du développement.
Toutefois, l’IDH n’est pas forcément aussi complet qu’il aimerait l’être et bien que largement reconnu, il est victime de son manque d’exhaustivité : remise en cause de sa fiabilité statistique, manque de sensibilité aux variations régionales ou locales et prise en compte insuffisante de certains aspects comme les droits humains, la participation politique, la sécurité, la culture ou l’environnement. Il ne rend pas compte non plus de la diversité des besoins et des aspirations des peuples, ni de la qualité des institutions ou des politiques publiques. Ainsi, bien qu’utile, l’IDH ne doit donc pas être considéré comme une mesure absolue du développement humain, mais comme un outil parmi d’autres pour apprécier le niveau de développement d’un pays ou d’une région.
Implémentation d’un changement de paradigme économique
Études de cas : Les pays précurseurs dans l'adoption de nouvelles mesures
Si un consensus global a donc du mal à émerger, plusieurs pays ont quand même décidé, à leur échelle, de remettre en question la place du PIB comme indicateur principal du développement et d’explorer des alternatives plus adaptées à leurs contextes et à leurs aspirations.
Le Bhoutan est connu pour avoir développé le concept de Bonheur National Brut (BNB) en remplacement du PIB. Le pays a choisi cette approche en raison de sa volonté de privilégier le bien-être et la qualité de vie de sa population plutôt que la croissance économique pure. Le BNB prend en compte des dimensions telles que la santé mentale, l’équité sociale, la préservation de la culture et de l’environnement. Le BNB sert de cadre pour orienter les politiques publiques et les actions du gouvernement vers la promotion du bonheur collectif et individuel.
Du côté du pacifique, la Nouvelle-Zélande a adopté le “Budget du Bien-être” en 2019, qui s’appuie sur un ensemble d’indicateurs allant au-delà du PIB. Le pays a reconnu que la prospérité économique ne suffit pas à mesurer le succès d’une nation et a cherché à évaluer le bien-être des citoyens en se concentrant sur des domaines tels que la santé mentale, l’inclusion sociale, l’éducation et l’environnement. Le Budget du Bien-être vise à allouer les ressources publiques en fonction des priorités identifiées par les indicateurs de bien-être et à rendre compte des résultats obtenus.
L’Islande, de son côté, a mis en place l’Indice de Progrès Social (IPS) pour évaluer le développement du pays. L’IPS intègre des facteurs sociaux, environnementaux et économiques pour fournir une mesure plus complète du progrès. Le pays a adopté cette approche afin de refléter les valeurs de la société et de s’assurer que la croissance économique soit alignée sur le bien-être des citoyens. L’IPS permet de comparer le niveau de progrès social entre les pays et au sein du pays, ainsi que d’identifier les forces et les faiblesses du pays sur les différents aspects du progrès social.
Enfin, le Costa Rica a développé l’Indice de Bonheur National (IBNC) pour évaluer le bien-être de sa population. Le pays a pris cette initiative pour mettre l’accent sur la qualité de vie, la durabilité environnementale et l’équité sociale plutôt que de se concentrer uniquement sur la croissance économique. L’IBNC combine trois éléments : le bien-être subjectif des habitants, l’espérance de vie et l’empreinte écologique. Le Costa Rica est le pays le plus performant selon cet indicateur depuis 2009.
Ces pays ont fait le choix d’indicateurs alternatifs au PIB afin de mieux refléter les aspirations et les valeurs de leurs sociétés, en prenant en compte des dimensions telles que le bien-être, la durabilité environnementale, l’inclusion sociale et la qualité de vie. Ces approches plus holistiques visent à guider les politiques et les décisions en mettant l’accent sur des objectifs plus larges que la croissance économique pure.
Repenser l'évaluation du progrès : Un impératif pour une société équilibrée et durable (Conclusion & Propositions)
L'évaluation du progrès économique et social ne peut plus se limiter à une mesure unidimensionnelle telle que le PIB. Comme souligné tout au long de cette analyse, il est impératif d'intégrer des dimensions humaines, sociales et environnementales pour une évaluation plus holistique et complète du développement d'une société. Afin de concrétiser cette vision, plusieurs propositions peuvent être formulées :
1) Développer un indice composite du progrès économique et social qui intègre des indicateurs variés, en s’inspirant de l'indice de Performance Environnementale (IPE), de l'indice de développement humain (IDH) ou encore du bonheur national brut (BNB). Cet indice devrait refléter de manière équilibrée les dimensions économiques, environnementales et sociales du progrès, offrant ainsi une vue d'ensemble plus complète et nuancée.
2) Renforcer la collecte de données pertinentes et de qualité pour alimenter ces nouveaux indicateurs. Cela nécessite des investissements dans les systèmes statistiques nationaux, ainsi que des collaborations internationales pour harmoniser les méthodologies de collecte de données et assurer leur comparabilité entre les pays.
3) Intégrer ces nouveaux indicateurs dans les processus décisionnels et les politiques publiques. Il est essentiel que les résultats obtenus à partir de ces mesures alternatives soient utilisés pour éclairer les choix politiques et évaluer l'impact des politiques en termes de bien-être, de développement durable et d'équité sociale.
4) Sensibiliser les acteurs clés, tels que les gouvernements, les organisations internationales, les entreprises et la société civile, à l'importance de repenser la mesure du progrès économique et social. Des campagnes d'information et de sensibilisation peuvent contribuer à promouvoir une compréhension plus large de la notion de progrès et à encourager l'adoption de nouvelles mesures.
Les propos tenus dans cet article n'engagent pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.