Ancienne consultante pour le Haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés et pour l’Organisation internationale pour les migrations, Sabine Dini est doctorante en sociologie politique de l’international, et attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l’Université Sorbonne Paris Nord. Elle analyse notamment les enjeux des migrations au sein de la Corne de l’Afrique. Elle intervient également comme experte pour plusieurs institutions européennes qui mettent en oeuvre des projets de gestion migratoire dans la région.
Anne-Frantz Dollin, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy - Le Yémen a pendant longtemps été une terre d’accueil pour les réfugiés de la Corne de l’Afrique. La crise yéménite et le climat d’insécurité qui l’accompagne ont-ils inversé le “schéma migratoire” dans la région ?
Sabine Dini - La mer Rouge est un espace séculaire de circulation de personnes et de marchandises entre la Corne de l’Afrique et la péninsule arabique. La recomposition de l’ordre politique international à la fin de la Guerre froide a déstabilisé les pays de la Corne et conduit au départ de populations somalienne, éthiopienne et érythréenne vers le Yémen, l’Arabie saoudite et Israël. S’il est difficile d'obtenir des chiffres fiables, les organisations intergouvernementales présentes dans la région, le HCR et l’OIM, estiment que pendant la décennie 2010, entre 100 000 et 150 0000 personnes ont quitté chaque année les rives djiboutiennes et somaliennes pour gagner les pays arabes. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, le début de la guerre au Yémen n’a pas fermé cette route migratoire. Bien au contraire, la désorganisation de l’Etat yéménite a facilité le franchissement illégal des frontières, et a légèrement accru le nombre de personnes tentant la traversée.
En revanche, la crise yéménite a créé une nouvelle route migratoire, qui croise la précédente. Ce nouveau trajet va ainsi des rives yéménites jusqu’à celles d’Obock à Djibouti, avec des flux certes beaucoup plus modestes. On dénombrait 10 000 personnes en 2015, 20 000 en 2016. Au total, depuis le début de la guerre au Yémen, 38 000 personnes ont transité par Djibouti.
Les routes migratoires ne se sont donc pas inversées, mais complexifiées à la suite du conflit yéménite.
AFD - L’accueil des réfugiés dans la Corne de l’Afrique est-il pensé dans une logique locale, ou davantage régionale à travers l’Intergovernmental Authority on Development - IGAD, ou des accords bilatéraux par exemple ?
SD - A l'échelle régionale de l’IGAD, il existe des accords régionaux permettant aux citoyens de certains pays de la Corne de l’Afrique de circuler, avec par exemple leur seule carte d’identité ou sans avoir à demander de visa. Ce n’est toutefois pas le cas pour les personnes faisant des demandes d’asile. Le régime de protection internationale des personnes repose sur une norme stato-nationale. Seuls les Etats sont habilités à octroyer l’asile aux personnes qui en font la demande. De manière générale, l'arrivée de réfugiés au sein d’un territoire est le plus souvent envisagée par les Etats selon une logique de contrôle souverainiste, comme un enjeu de politique intérieure et de sécurité nationale.
Au sein de la région, les logiques claniques et ethniques jouent un rôle très important dans l’attitude des Etats, désireux ou au contraire réticents, quant à l’accueil de populations sur leur territoire, selon qu’elles soient ou non réfugiées. La relation entre Djibouti et la population d’origine du Yémen en témoigne. Comme le décrit très bien Samson Bezabeh dans Subjects of Empires/Citizens of States: Yemenis in Djibouti and Ethiopia, en l’absence de liens claniques ou ethniques, environ 10 000 Yéménites ont été expulsés par Djibouti en 2003 durant la période de verrouillage sécuritaire de la Corne, mis en oeuvre par les Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Les Yéménites fuyant leur pays ont en revanche été accueillis avec bienveillance au début de la guerre. Cet exemple illustre à quel point le régime de protection internationale des personnes est intimement lié à des logiques internationales et diplomatiques, bien plus que régionales.
AFD - Pour faire face à l’afflux de migrants et de réfugiés, les pays de la Corne de l’Afrique ont souvent besoin de l’aide financière et logistique des organisations intergouvernementales et d’ONG. Leurs politiques migratoires nationales sont-elles dans ce cas influencées par ces organisations ?
SD - La Corne de l’Afrique a constitué au cours des dernières décennies un véritable laboratoire pour le régime migratoire, associant verrouillage sécuritaire des mobilités, et protection humanitaire. Ce contexte a donné naissance à la catégorie de « migration mixte ». Elle repose sur l’idée d’une frontière claire entre (i) les personnes déplacées de force qui fuient des conflits et/ou des persécutions, qui se retrouvent sans État et ont besoin d’une protection et d’un soutien humanitaire : ce sont les réfugiés, et (ii) les personnes entrant illégalement dans un Etat qui n’est pas le leur, pour des motifs économiques ou politiques considérés comme non légitimes. Ces migrants sont le plus souvent considérés par les Etats et les organisations intergouvernementales comme un facteur de déstabilisation de l’ordre politique national et international.
La distinction entre ces deux catégories correspond peu ou prou à la différence entre les deux principales organisations intergouvernementales - OIGs, entrepreneuses de normes migratoires actives au sein des pays de la région. Ce sont le Haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés - HCR, et l’Organisation internationale pour les migrations - OIM. Leur influence à toutes deux reste toutefois subordonnée à la convergence des intérêts des principaux bailleurs de fonds : les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon. C’est d’autant plus évident pour l’OIM dont l’action est tributaire de financements par projets. Les modalités de gestion matérielle sont élaborées en coopération entre les Etats bailleurs de fonds, les Etats de la région et les OIGs. Ces modalités convergent vers une gestion sécuritaire de la mobilité des personnes. Dans ce contexte, l’OIM tire donc son épingle du jeu, tandis que depuis le 11 septembre 2001, le HCR a beaucoup perdu d’influence auprès des Etats, bailleurs de fonds comme récipiendaires de l’aide.
Contrairement à d’autres pays d’Afrique, comme la Tunisie qui ne dispose pas d’une loi nationale sur l’asile mais a signé des conventions et mène des coopérations internationales, les ONG possèdent un rôle très limité dans la Corne de l’Afrique. Dans la région, les enjeux de gestion migratoire restent principalement une affaire de sécurité aux mains des Etats.