Les technologies de surveillance utilisées par certains Etats pour lutter contre la pandémie actuelle de la Covid-19 ont réactivé le débat sur la protection du droit à la vie privée à l’ère du numérique. Un débat qui n’a rien de nouveau mais qui a pris une dimension toute particulière depuis juin 2013. Edward Snowden avait alors dévoilé l’ampleur des programmes de surveillance à grande échelle de la National Security Agency (NSA) américaine et de ses alliés, notamment le Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique.
De nombreux médias ont parlé d’ « effet Snowden » à propos des conséquences directes et indirectes des révélations du lanceur d'alerte américain, ancien employé de la CIA et de la NSA. Au-delà de ce qu'E. Snowden a lui-même dévoilé, les discussions et révélations qu’il a déclenchées se sont rapidement multipliées. A travers le monde, de nombreux journalistes ont commencé à s’intéresser de plus près aux pratiques des agences de renseignement dites « techniques ». Des gouvernements se sont mis à parler publiquement de politiques et stratégies auparavant tenues secrètes. Des grandes entreprises du numérique ont été sommées de s’expliquer sur leurs relations avec certains gouvernements. Autrement dit, ce qu’E. Snowden a déclenché, c’est un débat à l’échelle globale sur « la société de surveillance ».
Ce débat a été retentissant, mais à quoi a-t-il conduit ? Si E. Snowden a dissipé une grande partie de l’opacité qui entourait les politiques de surveillance des Etats au XXIe siècle, il semble que ses révélations n’ont pas conduit à une véritable remise en question par les démocraties de leurs pratiques d’espionnage, bien au contraire.
Prise de conscience et indignation globale
En juin 2013, le monde prend conscience d’au moins trois aspects fondamentaux des pratiques de surveillance contemporaines :
Les gouvernements, y compris démocratiques, exercent une surveillance de masse sur leurs propres citoyens. La NSA et ses alliés des « Five Eyes » (l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni) se sont trouvées au centre des révélations d’E. Snowden, mais ces pratiques se retrouvent également dans de nombreux autres pays.
Les grandes entreprises des technologies avancées et des télécoms partagent, sciemment ou non, leurs données avec des gouvernements. PRISM, l’un des programmes de la NSA dévoilé par Snowden, a permis à l’agence américaine de disposer d'un accès direct aux données hébergées par les géants américains des nouvelles technologies.
Les citoyens ordinaires participent également, de manière indirecte, à cette collecte massive de données, à travers leurs interactions en ligne - en particulier sur les réseaux sociaux - et l'utilisation de leur smartphone.
Au sein de nombreux pays, ces révélations ont suscité l’indignation des décideurs politiques, des militants des droits numériques et de la société civile dans son ensemble. Elles ont ainsi accéléré le nécessaire débat sur l'importance de la protection des données, notamment privées, dans un monde de plus en plus mondialisé et interconnecté.
Partout, l’accent a été mis sur la grave violation de libertés garanties par le droit, au premier rang desquelles le droit au respect de la vie privée. Un droit protégé par plusieurs textes juridiques internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (article 12) et la Convention européenne des droits de l'homme (article 8).
Un « outrage sans conséquences » ?
Pourtant, cette indignation a rarement été suivie de mesures concrètes et effectives pour limiter les pratiques de surveillance des États, ou améliorer les garanties et protections du droit au respect de l’intimité. La plupart des gouvernements – y compris ceux qui avaient publiquement dénoncé les pratiques dévoilées par E. Snowden – ont été réticents à réformer en profondeur les pratiques de leurs propres agences de renseignement.
Aux Etats-Unis d’abord, la réforme a été frileuse. Face à l’outrage international, Barack Obama n’a pas eu d’autre choix que de s’engager, en janvier 2014, à réformer les programmes de surveillance de la NSA afin de garantir plus de transparence et de protection de la vie privée. Le 2 juin 2015, le Sénat a voté le USA Freedom Act, qui limite les pouvoirs de la NSA et met notamment fin à la collecte massive, automatique et indiscriminée des données téléphoniques des (seuls) Américains. Mais des associations de défense des libertés ont critiqué ce texte et ses limites floues, estimant qu’il n’allait pas assez loin. En outre, il a été voté en contrepartie de la prolongation de certaines dispositions du Patriot Act, adopté en 2001 en réponse aux attentats du 11 septembre, qui octroie de très larges pouvoirs aux organismes de lutte contre le terrorisme.
Depuis 2013, de nombreuses démocraties ont par ailleurs renforcé leur coopération sécuritaire avec les États-Unis. L’exemple de l’Allemagne est particulièrement intéressant : en juillet 2013, Angela Merkel avait demandé des explications à Barack Obama après avoir découvert que son portable pouvait avoir été écouté. Avec la présidente brésilienne Dilma Rousseff, la Chancelière avait même proposé à l’ONU une résolution visant à protéger le droit à la vie privée contre la surveillance illégale, votée à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies le 27 octobre 2013. Pourtant, la coopération en matière de renseignement et de sécurité entre les États-Unis et l'Allemagne connaît depuis une étonnante continuité : une logique d’« outrage sans conséquences ».
Le « paradoxe Snowden »
Certaines démocraties sont même allées jusqu’à légaliser les programmes de surveillance massive des communications mis en place dans l’illégalité par leurs services de renseignement. La plupart des réformes à la suite de l’affaire Snowden ont en effet consisté à adapter les cadres juridiques aux pratiques existantes, voire même à étendre les pouvoirs de surveillance des agences. C’est « le paradoxe Snowden ».
Le Royaume-Uni, par exemple, a adopté en novembre 2016 l’Investigatory Powers Act, qui étend les pouvoirs de ses agences de renseignement. Le texte a été accusé de légaliser des outils de surveillance déjà utilisés mais déclarés illégaux par l’Investigatory Powers Tribunal, la juridiction chargée de juger les abus de pouvoirs en matière d’enquête, compétente pour les activités du GCHQ, du MI5 et du MI6. Edward Snowden lui-même avait qualifié le texte d’une des pires législations en termes de renseignement au sein du monde occidental.
La loi relative au renseignement de juillet 2015 en France constitue un autre exemple de ce « paradoxe Snowden ». Son chapitre sur la « surveillance internationale » légalise en effet le programme d’interception massive des communications transmises via les câbles sous-marins internationaux. Ce programme était déployé par la DGSE depuis 2008 hors de tout cadre légal. La Quadrature du Net avait dénoncé une loi qui « élargit les pouvoirs de surveillance des services administratifs français » et « légalise les pratiques des services de renseignement attentatoires aux libertés fondamentales ».
Ainsi, dans plusieurs pays, la réponse aux révélations d’E. Snowden a consisté à donner un cadre juridique plus solide à des pratiques mises en place de manière extra-légale grâce au voile de secret qui recouvre traditionnellement les politiques de renseignement des États. Au lieu de réformer un système qui, selon Edward Snowden, était devenu incontrôlable, le système a été consolidé.
Un « effet Snowden » insuffisant?
Que de telles lois aient été mises en oeuvre ne signifie pas pour autant que « l’effet Snowden » a été contre-productif. Depuis 2013, nous pouvons observer l’apparition de nouvelles pratiques et de nouveaux discours en lien avec ces révélations.
Le changement de positionnement des géants du numérique par rapport au gouvernement américain est à cet égard intéressant. Face aux critiques quant à leur action ou leur attitude de laissez-faire, certaines entreprises ont manifesté une volonté accrue de résister aux demandes des autorités américaines. En témoigne le refus d’Apple d’accorder au FBI l’accès à ses données téléphoniques en 2016.
Le débat sur les programmes de surveillance de la NSA a également conduit au développement de nouveaux types de coopération au sein de la société civile, avec la mise en place de mouvements transnationaux de lutte contre la surveillance d’Internet. Certains internautes (une minorité) ont par ailleurs cherché à développer de nouvelles pratiques de navigation, à travers l’utilisation, par exemple, du navigateur Tor pour rester anonymes.
Reste que les réactions de nombreux États, en renforçant les pouvoirs des agences et en légalisant les programmes de surveillance globale des populations, ont fait reculer encore un peu plus le droit au respect de la vie privée. Ces Etats ont notamment su mobiliser efficacement la crainte de la menace terroriste pour convaincre les opinions publiques de la nécessité de telles réformes.
Le juriste et politologue Bernard Harcourt, dans La Société d'exposition (Seuil, 2020) propose un autre type d’explication : la surveillance numérique s’appuie avant tout sur notre profond désir de nous exhiber. Le chercheur américain insiste sur notre renoncement volontaire à la liberté - jusqu’à l’acceptation de toutes les dérives sécuritaires - lié au plaisir que nous procure le fait de livrer des données sur nous-mêmes sur Internet. Une étude de 2015 du Pew Research Center semble lui donner raison : les révélations d’Edward Snowden ont « éveillé les consciences » sur les enjeux de protection de la vie privée à l’ère numérique, mais n’ont en aucune manière changé en profondeur les habitudes des internautes.