L'invasion de l'Ukraine par la Russie il y a près d’un an, fin février 2022, met à l'épreuve l'aspiration de l’Union européenne (UE) à devenir un acteur géopolitique mondial. Depuis le début de la guerre, plusieurs États d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine ont fait preuve d'ambiguïté à l'égard de la coalition occidentale et/ou ont opté pour une position de non-alignement. Si l'on fait le compte des populations des pays qui se sont abstenus ou ont voté contre les résolutions des Nations unies (ONU) condamnant l’agression, cela représente plus de la moitié de la population mondiale. Deux des plus grandes démocraties du Sud, l'Inde et l'Afrique du Sud, se sont abstenues, ainsi que la Chine.
La quasi-totalité des pays ‘non-alignés’ appartiennent au Sud global. Ce concept, venu tout droit des États-Unis - qui s’oppose au Nord global, assimilé aux pays développés et à l’Occident - désigne essentiellement les pays auparavant appelés "tiers-monde", dotés d'institutions relativement jeunes.
Comment expliquer ces prises de position et ces nombreuses abstentions ? Témoignent-elles d’un désintérêt, d’une solidarité avec la Russie, ou sont-elles un signal envoyé aux pays occidentaux ?
L’UE possède des délégations, représentantes de la Commission européenne et de son service diplomatique, dans 26 des 33 pays de l'Amérique Latine et des Caraïbes, 51 des 55 pays d’Afrique, et 37 pays d’Asie et du Moyen-Orient. Ces délégations promeuvent les intérêts économiques, politiques et diplomatiques de l’Union, ainsi que ses valeurs (droits de l’homme, état de droit, multilatéralisme, ordre international fondé sur des règles). Via l’approche « Équipe Europe », elles travaillent en étroite coordination avec les ambassades des États membres, véritables forces de frappe des intérêts de l'Union à l’étranger.
Zoom sur l’Afrique, l’Amérique Latine et les Caraïbes : la stratégie de l’Union dans ces régions convoitées
Au niveau politique, depuis 1999, l’UE a organisé huit sommets avec la région de l’Amérique Latine et des Caraïbes (LAC) et six sommets avec l’Afrique - puis avec l’Union africaine (UA) depuis 2002. Le dernier sommet UE-UA, qui s’est tenu à Bruxelles en février 2022, a été l’occasion de poser les bases d’une nouvelle stratégie UE-Afrique et d’une vision commune à l’horizon 2030. Du côté LAC, l’Espagne, qui préside le Conseil de l’UE au second semestre 2023, a d’ores et déjà annoncé la tenue d’un sommet UE-LAC à Madrid sous sa présidence. Le dernier s’étant organisé en...2015, il était bien temps !
Bien que l'UE et ses États membres restent les plus grands contributeurs de l'aide publique au développement au monde (43% du montant total en 2021, soit 70,2 milliards d'euros), la concurrence économique et géopolitique dans le Sud global est sans appel. Comme l’a souligné S. Bermann -ancienne ambassadrice de France en Chine, au Royaume-Uni et en Russie- l’UE a longtemps négligé la montée en puissance de la Chine en se concentrant sur son environnement proche ou sur les relations transatlantiques. Pendant que les États-Unis réalisaient leur « pivot vers l’Asie » et le Pacifique, la Chine a étendu son influence en Afrique, en Amérique Latine et dans les Caraïbes. À titre d’exemple, si la valeur des échanges commerciaux UE-LAC a augmenté de 40 milliards d'euros de 2008 à 2018 (de 185,5 milliards à 225,4 milliards), celle de la Chine a été multipliée par dix sur la même période.
Par ailleurs, la lourdeur administrative de l’Union lui porte préjudice en matière d’efficacité et d’influence. En témoigne le blocage de l'accord de libre-échange entre l’UE et les États du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) depuis 2019. Si l’UE est « pleinement engagée » à faire avancer la situation, l'Uruguay en négocie actuellement un avec la Chine. Une lenteur ouvertement critiquée par le chef de la diplomatie européenne, J.Borrel : « Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des accords commerciaux en suspens pendant des années. Quand on pense à l’Amérique Latine, les Chinois peuvent conclure un accord commercial en six mois, et il nous faut trois ans ou plus pour en ratifier un ».
La lenteur de l’Union sur ces questions commence également à lui porter préjudice en Afrique, dans les Caraïbes et le Pacifique. Depuis 2000, l'accord de Cotonou définissait le cadre général des relations entre l'UE et 79 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Mais fin 2021, l’accord a expiré. Les négociations sur un accord post-Cotonou, longues et maintes fois retardées, ont abouti en avril 2021. Or, début 2023, sa ratification se fait toujours attendre et cela commence à inquiéter.
Global Gateway (2021-2027), un plan européen pour contrer les nouvelles routes de la soie chinoises ?
De son côté, la Commission européenne prend le devant. Fin 2021, elle a lancé un plan stratégique pour impulser une nouvelle dynamique de coopération à l’horizon 2027: la Global Gateway. Le plan vise à créer des liens durables, et non des dépendances, dans les domaines du numérique, de l'énergie et des transports, et à renforcer les systèmes de santé, d'éducation et de recherche. Un exemple très concret est la construction du projet BELLA, un vaste réseau de câbles sous-marins reliant l’Europe à l’Amérique latine.
Souvent présentée comme une contre-offensive aux nouvelles routes de la soie chinoises (« Belt and road initiative » - 2017-2049), il convient toutefois de noter leurs différences, à commencer par leur budget. L’initiative Globale Gateway prévoit de récolter 300 milliards d'euros d’ici 2027. Elle sera en partie financée par un nouvel instrument européen, doté d’un montant de 79,5 milliards d'euros jusqu’à 2027, mais principalement par des fonds privés. Critiquée pour ne pas apporter une force de frappe économique suffisante face à l’initiative chinoise, J. Borrell a admis : « Global Gateway n’en est qu’à ses débuts (..) nous sommes ici pour déclencher la dynamique d’un engagement plus important ». Pour parvenir à ses fins, la Chine, elle, continue de créer des dépendances durables et d’endetter de nombreux pays du Sud Global via des prêts assez obscurs.
Un dialogue franc fondé sur le respect mutuel, la réciprocité et la cohérence : une condition pour développer des relations durables avec le Sud Global
Si la Commission européenne a impulsé une nouvelle dynamique plus verte et numérique avec certains pays du Sud Global, beaucoup reste à faire pour créer et conserver des partenariats durables, basés sur une confiance mutuelle et des valeurs communes. Les pays du Sud Global peuvent jouer un rôle essentiel dans la résolution des problématiques mondiales, du changement climatique à la sécurité alimentaire et internationale. L’Amérique Latine possède de nombreuses ressources - cuivre, lithium, des minéraux essentiels pour la transition énergétique verte de l'UE, et d’importantes denrées alimentaires -, et des besoins. Elle est un partenaire clé pour faire face aux crises : le partenariat EU-LAC représente près d'1/3 des membres de l’ONU et sept membres du G20, d’où son importance géostratégique.
Si le continent africain est une priorité pour l’Union et l’accent est déjà mis sur la résilience au changement climatique, l’UE doit davantage investir dans sa coopération avec les populations locales, notamment avec les femmes. Et si l’UE prévoit de mobiliser 2,4 milliards d'euros pour l'Afrique subsaharienne et plus d'un milliard pour l'Afrique du Nord afin de soutenir les énergies renouvelables et la production d'hydrogène renouvelable, les entreprises européennes, notamment les industries extractives, continuent de détruire l'environnement sur le continent. L’Union doit développer des politiques plus cohérentes et se détacher de liens passés parfois encore paternalistes.
De même, l'Europe, en manque de main-d'œuvre, ne dispose pas d'une politique migratoire cohérente. L’Union a ainsi été accusée d'appliquer deux poids deux mesures dans le traitement des migrants et des réfugiés en provenance d'Ukraine, d'une part, et d'Afrique et du Moyen-Orient, d'autre part. Pour comprendre pourquoi autant d’États africains et du Sud Global se sont abstenus lors de la résolution de l’ONU condamnant la Russie, l’Union doit engager des discussions franches, notamment avec l’Afrique, pour comprendre ces ressentiments et l’importance pour les pays du Sud Global de diversifier leurs partenariats.
Conclusion
À l’aune des nouveaux défis géostratégiques, l'UE doit renforcer sa capacité à agir en tant qu'acteur géopolitique mondial : développer une stratégie extérieure plus ambitieuse, plus stratégique et visionnaire, au-delà de 2030 - notamment en actualisant sa stratégie globale extérieure ; renforcer son travail de prospective en impliquant tous ses États membres ; et assouplir ses processus administratifs et sa bureaucratie. Pour réinventer ses partenariats avec le Sud Global, l'UE doit comprendre les préoccupations et les besoins des pays du Sud, pour trouver des solutions communes à des défis communs. Comme l’a annoncé le Président E. Macron lors de sa visite aux États-Unis récemment, l’organisation d’un sommet « nouveaux partenariats entre le Nord et le Sud » à l’été 2023, sera l’occasion d’aborder le sujet.
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