Le 7 septembre 2013 à Astana, le président Xi Jinping annonçait le lancement du programme One Belt and One Road Initiative, ou Belt and Road Initiative, qui prévoit un renforcement sans précédent de la coopération entre la Chine et ses voisins. Ce projet pharaonique[1] a pour objectif d’établir des routes commerciales terrestres et maritimes en direction de l’Europe, ainsi que vers l’Afrique du Nord et de l’Est. Le choix de la capitale kazakhe pour une telle déclaration est éminemment politique : il s’agit de rétablir l’Asie centrale comme partenaire privilégié de la puissance chinoise.
La « ceinture » terrestre[2] du projet est héritée des légendaires Routes de la Soie, qui ont permis les échanges commerciaux et culturels entre l’Orient et l’Occident du début de notre ère jusqu’au au XVIe siècle. Cette nouvelle orientation de la politique étrangère chinoise vers l’intérieur du continent est révélatrice d’un regain d’intérêt pour l’espace centrasiatique, autrefois chasse gardée de l’URSS. Depuis leur indépendance, les cinq républiques d’Asie centrale se désenclavent et s’insèrent progressivement dans le système mondial. Elles s'ouvrent aux capitaux et aux influences — souvent concurrentes — des puissances mondiales et régionales, retrouvant ainsi un rôle stratégique : « l’Asie centrale, longtemps confins d’empires, reprend sa place de carrefour […] »[3].
Ce contexte de recomposition des équilibres politiques, fréquemment qualifié de « Nouveau Grand Jeu », fait de la Belt and Road Initiative un signe et un outil de puissance. Davantage qu’un pont économique, elle traduit aussi une montée en puissance de la Chine dans son voisinage immédiat aux dépends de la Russie, traditionnellement influente dans la région. Face à ces transformations, les gouvernements et les acteurs non-étatiques des républiques centrasiatiques se saisissent du projet et en tirent profit pour faire valoir leur importance sur la scène internationale et œuvrer au développement de leur pays. L’Asie centrale, souvent réduite à un espace de transit, à une simple interface ou à un marchepied de Moscou, va se réformer en profondeur et prendre une nouvelle stature internationale sous l’impulsion de la Belt and Road Initiative.
Décloisonner : les mutations intérieures induites par la Belt and Road Initiative
Les Nouvelles Routes de la Soie constituent pour les cinq États d’Asie centrale un bouleversement économique, social et institutionnel. Ces anciennes républiques socialistes soviétiques, devenues indépendantes en 1991, sont longtemps demeurées en marge de la mondialisation, minées par les guerres civiles ou par la permanence de régimes autoritaires.
Ces États partagent néanmoins un héritage historique commun : tous ont été soumis à l’impérialisme russe, tsariste puis soviétique, et sont nés de l’effondrement de ce dernier régime. Cela a entraîné la disparition de nombreuses infrastructures de base, accentuant l’affaiblissement de la région et la fragmentation des territoires nationaux. En effet, les frontières naturelles et politiques de cette région ont conduit à un manque de cohésion, à des « espaces nationaux écartelés »[4], ce qui nourrit les dynamiques régionalistes et affaiblit l’État central. Les investissements chinois apparaissent à la fois comme une alternative à l’hégémonie russe et comme un remède à ce besoin d’infrastructures : les maillages routier et ferroviaire, et le développement des moyens de communication, permettraient une meilleure intégration des territoires, une réduction des contrastes régionaux, et un renforcement de la souveraineté étatique. La Belt and Road Initiative représente donc pour ces pays une opportunité de développement sans précédent, ce qui explique que les régimes en places et les acteurs non-étatiques soient plutôt favorables au projet, malgré les craintes d’une hégémonie chinoise.
Pour les pays d’Asie centrale, souvent vassalisés au cours de leur histoire, l’expansion de la Chine constitue donc une chance, mais aussi une menace. Les perceptions centrasiatiques à l’égard de ce voisin gigantesque, de ses intentions et de ses stratégies supposées, sont ambiguës. Si les discours officiels saluent unanimement les excellentes relations entretenues avec Pékin, une sinophobie latente se développe dans les opinions publiques et parmi les décideurs politiques. Tous sont conscients de la nécessité de nouer des partenariats avec la Chine pour leur propre survie, ce qui crée un déséquilibre et une méfiance. La Belt and Road Initiative participe donc également à une transformation sociale et politique des pays d’Asie centrale, qui crispe les mentalités et provoque certaines résistances. Tout l’enjeu est donc de bénéficier des projets chinois tout en assurant son indépendance et sa souveraineté.
Désenclaver : l’insertion de l’Asie centrale sur la scène internationale
Au-delà des enjeux de politique intérieure, le volet terrestre de la Belt and Road Initiative a une grande incidence sur la position des États d’Asie centrale sur la scène mondiale. Malgré leur ouverture progressive, ces derniers demeurent relativement exclus de la mondialisation et des flux commerciaux[5], notamment à cause de leur enclavement géographique, aucun n’ayant accès à une mer ouverte. La circulation des marchandises, la massification des moyens de communication, ou encore les mesures de libre-échange qui accompagnent le projet vont profondément changer la stature internationale de ces États, en les faisant apparaître comme des marchés émergents aux yeux de leurs voisins. Ces économies enclavées vont donc, par la Belt and Road Initiative, s’intégrer aux marchés asiatiques et européens.
Pour assurer leur souveraineté, certains adoptent une stratégie de mise en concurrence des acteurs étrangers. Cette posture permet aux États centrasiatiques de s’imposer en tant que marchés, de contrôler ce nouveau statut au lieu de simplement le soutenir, et ainsi de renforcer leur poids sur la scène internationale. La diversification des partenaires apparaît comme une condition sine qua non pour préserver leur indépendance, et éviter la domination d’une puissance unique. Cette politique, appelée « diplomatie multivectorielle »[6] au Kazakhstan, vise à s’émanciper du géant russe tout en évitant de se trouver pris en étau entre ce dernier et la Chine. Les États centrasiatiques développent notamment leurs relations avec le Japon, premier donateur[7] dans la région au cours de la dernière décennie, ou bien avec la Turquie et l’Inde. Les Nouvelles Routes de la Soie sont un outil politique permettant à l’Asie centrale de s’émanciper de la tutelle russe ; en parallèle, les États centrasiatiques s’appliquent à multiplier les partenaires et les interlocuteurs pour éviter l’avènement d’une hégémonie chinoise.
Un nouveau logiciel eurasiatique ?
Les dirigeants chinois, à propos de la Belt and Road Initiative, adoptent cependant une rhétorique dénuée d’impérialisme ou de velléités de domination, et insistent sur la dimension « gagnant-gagnant » de ce projet. L’idée d’une coopération mutuellement favorable est régulièrement mise en avant dans le discours officiel des dirigeants chinois, à travers la promotion du « Silk Road Spirit » : « peace and cooperation, openness and inclusiveness, mutual learning and mutual benefit »[8].
Loin de se limiter au commerce, les Nouvelles Routes de la Soie constituent également un projet plus ambitieux, clairement annoncé par le ministère chinois des Affaires Étrangères : il s’agit d’étendre l’influence chinoise en diffusant un nouveau modèle de coopération, plus équilibré et écologique. Les discours officiels mettent ainsi en avant une mondialisation heureuse et « de nouveaux modèles de coopération internationale et de gouvernance globale »[9]. La Chine combine donc à sa politique économique et stratégique une dimension culturelle, relevant du soft power et de la diplomatie d’influence.
Les conséquences des Nouvelles Routes de la Soie en Asie centrale seront donc profondes en termes de politique intérieure, de positionnement sur la scène internationale, et de construction régionale. Elles amènent notamment les deux géants régionaux — la Chine et la Russie — à un rapprochement sans précédent en termes économiques et politiques, ce qui pourrait constituer la marque d’un changement d’époque et d'une redéfinition du jeu politique régional, la Russie n’étant plus la seule puissance eurasiatique.
Face à de telles mutations, tous les protagonistes innovent pour tirer profit d’une situation incertaine. Les régimes centrasiatiques, les acteurs économiques et les grandes puissances traditionnelles se renouvellent pour devenir des acteurs à part entière de la mondialisation et de l’Eurasie post-soviétique. La Belt and Road Initiative est cependant largement inachevée. Phénomène en réalité naissant, ses différents ouvrages demeurent incertains. Si les effets attendus à long terme dépendront des intentions et des possibilités de chaque acteur, cela laisse supposer une importance grandissante de l’Asie centrale dans les relations internationales dans les années et décennies à venir.
[1] Le 29 juin 2015, la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures - AIIB, largement financée par la Chine, a annoncé créditer un capital de 1 000 milliards de dollars pour le développement des installations nécessaires à la Belt and Road Intiative. Cette même année, Pékin a annoncé que des projets d’infrastructures étaient déjà prévus ou engagés à hauteur de 1 600 milliards de dollars.
[2] La route du Sud, qui reliera la Chine et l’Europe via l’Iran et la Turquie, traversera notamment le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan. Un autre itinéraire passera par le Kazakhstan et la Russie.
[3] Samuel Carcanague, « Asie centrale : un changement d’époque ? », Revue internationale et stratégique 2015/3 (n°99), pp. 42-51.
[4] Julien Thorez, « La construction territoriale de l'indépendance : réseaux et souveraineté en Asie centrale post-soviétique », Flux 2007/4 (n° 70), pp. 33-48.
[5] Julien Vercueil, « L’Asie centrale et l’attracteur chinois. Perspectives économiques et énergétiques » Modernization and Innovative Development of Economic Systems: Challenges, strategies, structural changes, octobre 2014.
[6] Samuel Carcanague, « Asie centrale : l’eldorado des émergents ? », IRIS, 2015.
[7] Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, « L’aide japonaise et le passage au réalisme économique », L’Asie centrale à l’aune de la mondialisation, Armand Colin, 2010.
[8] Que l’on peut traduire par « Paix et coopération, ouverture et inclusion, apprentissage mutuel et bénéfice commun », in « Vision and Actions on Jointly Building Silk Road Economic Belt and 21st-Century Maritime Silk Road, Issued by the National Development and Reform Commission », ministère des Affaires étrangères et ministère du Commerce de la République populaire de Chine, 28 mars 2015.
[9] Ibid.
Légende de la photo en bandeau : vue de Boukhara, Ouzbékistan, ville de caravansérails des anciennes routes de la soie (c) Aymeric Faure.
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