Le moment est historique. L’incertitude l’est tout autant. La sociologie politique a bien cerné le problème. On y parle de « l’incertitude structurelle ». Celle-ci brouille tous nos cadres d’interprétations habituels et laisse émerger un narratif ad hoc. C’est quand les repères deviennent flous ou quand l’irrationalité prend le dessus, que nous observons l’émergence de toutes les thèses complotistes ou la tentation de réécrire l’histoire.
C’est bien ce qu’on observe en ce moment sur les réseaux sociaux. Nombreuses sont les tentatives de storytelling sur le début réel de la crise. Certaines puissances attribuent le foyer à l’origine du COVID-19 à telle ou telle Nation qui en serait responsable.
S’il y a les éternelles déclarations provocatrices du Président américain Donald Trump, la Chine développe aussi sa propagande, avec une volonté flagrante de rééditer le scénario de crise. Alors que la diplomatie chinoise était paralysée autour de la crise, et qu’elle fait aujourd’hui face aux analyses plus poussées du nombre de victimes, elle déploie également un argumentaire calibré pour reprendre la main et fait de sa courte avance dans la gestion de l’épidémie un levier redoutable de propagande internationale. Nous pouvons en dégager quatre dynamiques principales.
1) Pékin se réfugie derrière l’OMS
La twittosphère assiste à une campagne intensive de communication de la part des ambassades chinoises. Elles s’activent pour défendre « l’efficacité » de Pékin dans la lutte contre la propagation du virus, et nient toute responsabilité de la Chine dans la situation sanitaire actuelle.
Le dimanche 29 mars, un thread Twitter de l’ambassade de Chine en Grande-Bretagne expose un argumentaire calibré en réponse à un article du Telegraph. Ce discours vante tout d’abord les mérites et le caractère héroïque de la gestion chinoise de l’épidémie, au prix de « sacrifices énormes », plaçant « la sécurité et la santé de la population comme priorité principale ». L’argumentaire a également pour objectif assumé de répondre aux déclarations identifiant le territoire chinois comme épicentre de la pandémie. Il justifie la prudence de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), et de son directeur général Tedros Adhanom Ghebreyesus, à critiquer la gestion de crise communiste.
L’argumentaire de Pékin s’appuie sur l’indépendance et la reconnaissance mondiale de l’OMS. Il omet que l’agence est une organisation internationale, avec ses atouts mais également ses handicaps. Comme l’explique François Godement, l’OMS s’est comportée comme une « organisation intergouvernementale stricto sensu » relayant les données telles quelles que les gouvernements lui fournissent.
D’autres voix soulignent que le manque de réactivité de l’OMS et sa complaisance vis-à-vis des données chinoises sont liés à ce que la direction entend ménager ses rapports avec la Chine.
2) Pékin récuse l’origine « chinoise » du virus
La propagation du virus en Europe et aux Etats-Unis ouvre une autre fenêtre d’opportunité pour la diplomatie chinoise.
Critiquant ouvertement les propos de Donald Trump sur le « chinese virus », les autorités chinoises ont dans un premier temps cédé aux démons du complotisme. Un tweet du porte-parole du Ministère des affaires étrangères chinois, Zhao Lijian, affirme le 13 mars dernier que le virus avait été « introduit » sur le territoire chinois par l’armée américaine dès octobre 2019. Ce tweet prend comme référence une analyse d’un consultant inconnu, « Larry Romanoff », publiée sur le site canadien conspirationniste globalresearch.ca.
Devant l’échec de cet argumentaire grotesque, Pékin a aussitôt cherché à attribuer l’origine du virus au Japon. En témoignent les instructions de l’ambassade de Chine à son personnel à Tokyo : elles donnent des directives à appliquer en cas de contamination par le « virus japonais ».
L’évolution tragique de l’épidémie en Italie offre une occasion similaire au Parti Communiste. Ce nouveau foyer de la pandémie lui permet de parler d’un foyer occidental et donc de différer ses responsabilités à d’autres.
3) Pékin déploie sa diplomatie sanitaire
Désormais, la Chine se pose non-seulement comme un acteur détenant la formule pour stopper la propagation épidémique, mais également comme le nouveau « médecin du monde ». Elle s’appuie sur sa diplomatie du masque et sur de nouveaux canaux d’aide exclusivement chinoise.
Elle déploie un arsenal de communication puissant pour valoriser son aide apportée aux européens, Italie en tête. Sa stratégie de communication a plusieurs objectifs.
Tout d’abord, faire oublier les balbutiements des premiers temps de la gestion chinoise de la crise, entre minimisation du risque et dissimulation des chiffres, et affirmer sa supériorité opérationnelle face à l’urgence sanitaire.
Ensuite, supplanter les initiatives de collaboration intra-européennes pour se poser en seul sauveur d’un Occident malade en quête d’expertise. Cette aide chinoise reste un échange diplomatique de bons procédés mais elle est présentée par Pékin comme une « politique de générosité » par une grande puissance mondiale. Et ce, malgré les défaillances du matériel médical chinois importé.
Enfin, l’autopromotion de Pékin consiste aussi à faire passer la Chine comme la grande puissance en rémission, alors que les Etats-Unis s'engouffrent dans un scénario catastrophe.
4) Pékin joue sur les ressorts culturalistes anti-occidentaux
Parallèlement à sa stratégie d’aide à grande échelle, Pékin instrumentalise la pandémie comme un véritable « game changer » géopolitique.
Cette reconfiguration des forces passe par la promotion du modèle chinois comme alternative à l’impotence des puissances occidentales et des structures qu’elles dominent, comme le système multilatéral actuel. C’est notamment l’objet de la campagne de communication sur les réseaux sociaux de l’ambassade de Chine en France.
Une série de tweets du 27 mars, intitulée « Systèmes politiques et lutte contre l'épidémie : le grand dilemme », condamne notre lecture de la gestion chinoise de la pandémie. Pékin argue de l’incapacité des États occidentaux, et en particulier des Etats-Unis, à répondre au besoin de solidarité internationale, dont la Chine se fait la championne.
La rhétorique victimaire de la tribune parle de l’immobilisme des régimes démocratiques face à l’urgence de la coopération internationale. Elle s’achève par une citation de Deng Xiaoping : « Peu importe que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu'il attrape les souris ». Le message, construit dans la plus pure des logiques machiavéliennes, est clair : les mesures liberticides en valent la peine. L’efficacité face à la crise est ici brandie comme valeur suprême, pour rendre obsolète tout débat sur la nature du système politique chinois.
Ce thread a fait du bruit sur la toile. Si bien que l’Ambassade s’est fendue le 31 mars d’un droit de réponse. Elle y récuse le traitement réalisé par le médias français. Elle contrebalance l’incident diplomatique en vantant la coopération franco-chinoise et en relayant les tweets d’officiels français, d’Anne Hidalgo à l’État-Major des Armées. La diplomatie est décidément chose subtile et mouvante, dès lors qu’il s’agit de promouvoir un modèle de leadership.
Sur Twitter comme ailleurs, la crise sanitaire actuelle est d’ailleurs l’occasion pour les relais de la propagande chinoise de mobiliser la rhétorique développée depuis quelques années dans le cadre de l’initiative des “Nouvelles routes de la soie”. Les valeurs de solidarité, d’union et d’amitié internationales sont régulièrement mises en avant, y compris pour commenter des initiatives non-gouvernementales.
Cette communication intensive s’expose à un danger. La Chine communiste cherche à activer la défiance des sociétés européennes vis-à-vis de leurs gouvernants, en France comme dans toute l’Union européenne. Au fond, elle cherche à tirer profit de l’incertitude structurelle ambiante pour légitimer la dictature sur laquelle elle est assise. Ce faisant, elle oublie que la crise de l’autorité, c’était d’abord la crise de l’autoritarisme.