En amont du G20 prévu, à Riyad, au mois de novembre prochain, portons aujourd’hui notre regard sur une relation sino-saoudienne. Peu analysée, elle n’en est pas moins structurante au Moyen-Orient et plus particulièrement dans le Golfe. Afin de la décrypter, notre Fellow Raphaël Le Magoariec, spécialiste du Conseil de Coopération du Golfe, s’est entretenu fait appel au regard croisé de expert du sujet : Camille Lons et Romain Aby.
Camille Lons est Research associate à l’IISS (International Institute for Strategic Studies) au Bahreïn, où elle mène des recherches centrées sur les pays du Golfe et les questions sécuritaires. Elle s’intéresse aux relations politiques et économiques entre le CCG et la Corne de l’Afrique et les puissances asiatiques.
Docteur en géopolitique, Romain Aby est l’auteur d’une thèse sur l’Analyse géopolitique des relations bilatérales entre l’Arabie saoudite et la Chine (1990-2017). Il a fondé et dirige le cabinet de conseil en géopolitique Rumi Consulting.
Raphaël Le Magoariec | Sur quelles bases se développe aujourd’hui la relation entre la Chine de Xi et l’Arabie Saoudite de MBS ?
Romain Aby | L’Arabie saoudite est le dernier pays arabe à avoir officialisé ses relations diplomatiques avec la Chine, au début des années 1990, mais c’est l’État qui s’est rapidement affirmé comme son premier partenaire dans la région.
Pour le régime saoudien, il y a un besoin et une volonté de trouver des alternatives aux États-Unis. Dans le Golfe, la carte russe n’est pas autant présente dans les esprits qu’au Proche-Orient. Ce sont les Chinois qui sont perçus comme une alternative viable aux États-Unis. Dans les discours qui émanent du Golfe, notamment à travers l’ensemble des médias régionaux c’est l’analyse qui apparaît très souvent, mais il faut ici séparer le fantasme de la réalité, seul l’avenir nous dira quel rôle occupera la Chine.
Camille Lons | Les deux pays ont signé un partenariat stratégique global en 2016, lors de la visite de Xi Jinping en Arabie saoudite. Ils ont rapidement développé leurs relations économiques, mais aussi politiques et, dans une moindre mesure, militaires, ces dix dernières années.
La Chine est le premier partenaire commercial de l’Arabie saoudite. Le pétrole est un pilier de cette relation. Mais c’est une relation qui est devenue plus politique et stratégique ces dernières années. MbS est retourné rencontrer Xi Jinping en Chine en 2019, quelques mois après le scandale Khashoggi.
L’Arabie saoudite a introduit l’apprentissage du chinois à l’école et il y a un nombre accru d’échanges universitaires et culturels. Sur le plan militaire, l’Arabie saoudite reste très proche des Etats-Unis, mais achète du matériel militaire chinois, notamment des missiles balistiques, et a donné son accord pour ouvrir la première usine chinoise de drones. La Chine a par ailleurs organisé des exercices navals avec l’Arabie saoudite à Jeddah, en novembre 2019.
Raphaël Le Magoariec | Une question qui n’est pas toujours facile à aborder : quelle orientation peut prendre la relation sino-saoudienne ?
Romain Aby | Honnêtement, le principal enjeu demeure l’approfondissement des liens noués entre les deux pays. Il s’agit de créer du liant entre les projets économiques saoudien de Vision 2030 et chinois de Nouvelle Route de la Soie en traduisant ce qui apparaît comme théorique, en concret.
L’objectif pour les deux pays est de trouver de vrais projets de partenariats en Arabie saoudite et même en Chine sur le long terme. Il est à ce titre intéressant d’observer, à moyen terme, l’évolution des entreprises saoudiennes qui ont investi ces dernières années de l’argent dans les raffineries chinoises pour traiter le pétrole lourd, ce que les Chinois ne savent pas bien faire.
Par ailleurs, il s’agit également de renforcer des partenariats sur le plan culturel. Jusqu’à présent, cela n’avance pas beaucoup notamment dans les partenariats universitaires mais il existe une réelle envie de créer un projet sur le long terme dans le but de nouer des liens solides.
Camille Lons | Le principal enjeu c’est l’évolution de l’économie du Golfe. La relation est principalement économique, et principalement centrée sur le pétrole, c’est sans doute là sa fragilité principale.
La Chine est consciente des risques de reposer trop fortement sur des importations de pétrole venant d’une région instable politique. Elle fait des efforts croissants pour diversifier ses sources énergétiques, sa dépendance énergétique envers l’Arabie saoudite a été réduite de 20.7% à 10.7% entre 2009 et 2018.
Le monde entier est en train de chercher des sources d’énergies plus renouvelables. Le Golfe a beau tenter de préparer l’après-pétrole, il est possible que l’Arabie saoudite ne reste pas éternellement un pays stratégique pour l’économie mondiale comme elle a pu l’être ces dernières décennies. Et dans ce cas, sa relation avec la Chine déclinerait aussi.
Raphaël Le Magoariec | Et pour finir une question d’actualité, on voit de plus en plus la Chine agir à l’échelle mondiale au travers de la crise sanitaire actuelle, peut-elle mettre cette période à son profit dans sa relation avec Riyad ?
Camille Lons | Il est encore trop tôt pour savoir comment la crise du Covid-19 va se développer dans les mois qui viennent. La Chine a lancé une grande offensive médiatique et humanitaire pour tenter d’apparaître comme un acteur positif dans cette crise, et amenuiser la vague de sentiment anti-chinois que l’épidémie avait initialement généré dans certains pays. En Arabie saoudite comme partout, l’épidémie a généré quelques manifestations de méfiance ou de racisme anti-chinois, mais qui ont été rapidement jugulées.
De manière plus importante, la crise a surtout déclenché une guerre des prix du pétrole entre l’Arabie saoudite et la Russie, qui pourrait être bénéfique à la Chine – des prix du pétrole plus bas vont sans doute amortir le coût économique de la crise.
Romain Aby | Il est à l’heure actuelle très compliqué de répondre à cette question, mais ce que l’on voit pour le moment c’est qu’il y a un exercice de rapprochement qui est mis en scène par les médias nationaux à travers la distribution d’aides. Lorsque la crise sanitaire frappait la Chine, l’Arabie saoudite apportait de l’aide à Pékin et lorsque la pandémie a éclaté à l’échelle mondiale, c’est la Chine qui a fourni du matériel au régime saoudien.
Au-delà de cette communication positive, il apparaît dans les médias du Golfe et sur les réseaux sociaux des discours qui mettent en avant le fait que la Chine va sortir comme la grande gagnante de cette pandémie parce qu’elle a pris des mesures strictes de confinement tandis que les Occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis, seront encore sous la vague parce qu’ils ont tardé à réagir face à la crise sanitaire.
Ce n’est que spéculatif mais c’est ce qui apparaît pour l’instant. Au-delà du renforcement économique, ce qui est présent dans de nombreux esprits de la région c’est que la Chine pourrait se substituer dans la zone aux États-Unis. En réalité, ce n’est pas le cas parce que la Chine n’a pas les capacités sur le plan militaire de Washington, de plus, elle reste encore suffisamment éloignée des enjeux politiques du Moyen-Orient.
Par contre, le renforcement économique de la Chine est très probable, la situation actuelle va vraisemblablement avoir comme effet une accélération du processus économique engagé par la Chine dans le Golfe lors des vingt dernières années, mais elle aura somme toute peu d’impact en termes politique et militaire.
Inexistante durant la Guerre froide, la relation sino-saoudienne est apparue au tournant des années 1990. Elle s’est logiquement d’abord concentrée sur le pilier économique, le pétrole saoudien alimentant la croissance chinoise, avant d’apparaître dans le contexte post-attentats du 11 septembre 2001, comme une réelle alternative économique, puis diplomatique et sécuritaire, pour Riyad, à son allié historique et protecteur, les États-Unis. L’Arabie saoudite apparaît, de plus, pour la Chine comme un lieu stratégique dans le contrôle des voies maritimes. Cette relation pragmatique, et totalement indépendante des droits humains, reste toutefois incertaine tant elle dépend du rôle que le pétrole joue dans l’économie mondiale et la transition qu’enclenche l’Arabie saoudite pour ne plus en dépendre totalement.