Jean-Marie Paugam est délégué permanent de la France auprès de l'Organisation Mondiale du Commerce à Genève et a présidé son comité « Commerce et Environnement » en 2019. Il a exercé plusieurs fonctions relatives au commerce, développement et finance internationale au sein de la Direction générale du Trésor en France et du système des Nations-Unies/OMC. M. Paugam est ancien élève de l’Ecole nationale d'administration et diplômé en droit des affaires et en sciences politiques de l’université d’Aix-Marseille.
Iliasse Chari - Est-ce le rôle de l’OMC de défendre et de contribuer au développement et à la promotion des Objectifs de développement durable (ODD) ?
Jean-Marie Paugam - Historiquement, l’OMC a toujours été pensée comme un instrument à part entière de la gouvernance économique internationale. On y retrouve l’idée d’une organisation dédiée, qui aurait dû être intégrée dans le système des Nations unies sans l’échec de la Charte de la Havane, en 1947. Si une séparation organique en a résulté, cela ne signifie pas que les sujets sont cloisonnés.
Les enjeux relatifs à la conservation de ressources naturelles ont été pris en compte dès la signature des accords du premier General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) en 1947. À la création de l’OMC en 1994, l’expression « développement durable » a intégré le préambule de l’Accord de Marrakech. L’OMC est également actrice directe de la mise en œuvre de certains ODD, par exemple l’ODD 14.6, enjoignant une réforme des subventions relatives à la pêche.
Comment garantir le respect des ODD en matière de commerce international ? Les accords multilatéraux doivent-ils explicitement les mentionner ? De nouveaux types d’accords doivent-ils être imaginés ?
Tout d’abord, les acteurs peuvent eux-mêmes promouvoir ces valeurs dans le cadre des accords conclus avec leurs partenaires respectifs. Dans ses relations bilatérales, l’UE a fait le choix d’intégrer des normes environnementales ou des références aux accords environnementaux multilatéraux. C’est le cas du CETA. L’OMC doit être privilégiée dès lors qu’il existe une vraie zone de valeur ajoutée pour le multilatéralisme. Un principe de subsidiarité doit s'appliquer lorsque le multilatéralisme est l’échelon pertinent pour traiter de certaines préoccupations. C’est le cas de l’interdiction des subventions à la pêche qui n’est efficace pour aider à conserver le poisson que si elle intervient au niveau multilatéral.
Sur la scène multilatérale comme en matière de responsabilité environnementale des entreprises, la prise en compte de l’environnement peut être analysée selon un modèle de maturité en trois phases. Le premier degré fait de l’environnement un enjeu de communication : c’est le fameux « greenwashing ». Ce souci de communication n’est pas suffisant pour changer le réel mais est utile en ce qu’il reflète une prise de conscience au niveau des organes de gouvernance de l’organisation. Le deuxième degré cherche à se saisir de ces questions environnementales de manière subsidiaire par rapport au commerce : on cherche les logiques « gagnant-gagnant », où plus de commerce permet de faire du bien à l’environnement, par exemple par la diffusion des technologies propres. Le troisième degré est le véritable modèle abouti où les questions environnementales sont non seulement traitées à égalité avec les objectifs commerciaux, mais sont même intégrées au cœur du modèle d'affaires par lequel se développe le commerce. Il s’agit véritablement de révolutionner le paradigme pour penser et agir en faveur d’un commerce totalement soutenable.
L’Uruguay Round, entre 1986 et 1994, avait permis la création du Comité commerce et environnement de l’OMC, preuve qu’un tel sujet a sa place à la table des négociations : c’était en quelque sorte le premier degré. Les actions envisagées à l’OMC relèvent aujourd’hui du deuxième degré : c’est le cas pour les subventions à la pêche, ou les propositions de libéralisation des biens environnementaux.
L’enjeu est de passer le plus vite possible au troisième degré. Cependant, les accords de l’OMC restent isolés d’autres accords multilatéraux sur l’environnement (par exemple pour la protection de la biodiversité ou la régulation du commerce des déchets). Dans les accords bilatéraux de l’Union, la France demande que l’on intègre une clause essentielle de respect de l’accord de Paris sur le climat. Dans les accords de l’OMC, cela paraît pour l’instant impossible car une minorité de pays s’oppose à toute discussion des enjeux du changement climatique dans le commerce. Face à cette situation, certaines initiatives cherchent à explorer la meilleure manière d’intégrer les questions de durabilité dans le paradigme du commerce. En ce sens, des initiatives pilotes comme l’Agreement on Climate Change, Trade and Sustainability (ACCTS), sont menées par la Nouvelle-Zélande, le Costa Rica, Fidji, l’Islande et la Norvège.
Promouvoir les ODD dans les accords commerciaux multilatéraux suppose de ne pas laisser de côté les pays en développement (PED) et ceux les moins avancés (PMA). Comment définir le degré d’obligation pour ces pays à participer à la réalisation des ODD ?
Une grande partie du problème est liée à l’idéologie libre-échangiste, qui a systématiquement présenté l’environnement comme un élément de restriction au commerce, et le commerce comme une recette assurée de développement. Les PED, en suivant cette logique, ont perçu les questions environnementales comme du protectionnisme vert. Toutefois, cette perception change, alors que de nombreux pays en développement deviennent des victimes environnementales et climatiques. Certains choisissent donc d’agir. À titre d’exemple, depuis 2019, la Chine propose d’introduire à l’OMC une discussion sur les enjeux de la pollution liée au commerce du plastique et de ses déchets, elle qui en était grande importatrice avant de l’interdire en 2018. Cette proposition intéresse autant des pays développés qu’en développement. Des propositions dans le même sens sont soutenues par des pays européens : par exemple la France et les Pays-Bas ont co-organisé un atelier sur la lutte contre les déchets plastiques dans le cadre de la « semaine de l’environnement » de l’OMC, mi-novembre 2020.
Enfin, un certain nombre de PED a commencé à identifier des opportunités d’affaires liées à la demande de soutenabilité de la part des sociétés civiles : il s’efforcent de développer des niches d’exportation de ressources alternatives au plastique, ou de produits organiques.
Les cycles de négociations - comme le Doha Round - rencontrent de nombreux obstacles. Les ODD y sont-ils évoqués ? Les États s’engagent-ils au sein de ces cycles à les promouvoir ?
Au sein du programme des négociations de Doha, un chapitre était consacré à l’environnement. Son article 31 visait entre autres le rapprochement des accords de l'OMC à d'autres accords environnementaux multilatéraux. La réduction ou l'élimination des obstacles tarifaires et non tarifaires visant les biens et services environnementaux était également considérée. Néanmoins, ces préoccupations ont été abandonnées lors de la conférence ministérielle de Cancún, en 2003.
Aujourd’hui, des discussions sur les sujets environnementaux continuent au sein du comité commerce et environnement. La France organise par exemple, ès-qualité avec le Canada et la Chambre de commerce internationale (ICC), un programme de conférences sur les sujets du commerce et du climat à l’OMC. D’autres pays travaillent sur la réforme des subventions aux énergies fossiles. Autre exemple, l’UE souhaite promouvoir le lancement de négociations au sujet de la libéralisation des biens et services ayant vocation à lutter contre le changement climatique. Le Vice-président de la Commission européenne, chargé du Commerce, a d’ailleurs récemment annoncé une initiative transversale sur le sujet à l’OMC. Preuve que l’institution reste pertinente face aux questions contemporaines.
Quels sont, dès lors, les obstacles à cette dynamique multilatérale ?
Ces obstacles sont multiples et protéiformes. Premièrement, de nombreux États-membres considèrent que les questions environnementales ne coïncident pas avec leurs intérêts nationaux. C’est le cas de certains PED, qui y voient un obstacle potentiel au développement.
D’autres obstacles sont plus subjectifs. Le cloisonnement institutionnel entre les organisations traitant d’environnement et l’OMC génère une sociologie administrative qui n’est pas favorable au traitement croisé des questions commerciales et environnementales. Il y a aussi des obstacles purement idéologiques : alors que le développement durable est un but statutaire de l’OMC, au même titre que l’emploi et l'élévation du niveau de vie, l’idéologie purement libre-échangiste continue de dominer la psyché de l’organisation. Pourtant le mot « libre-échange » n’existe dans aucun de ses textes !
Enfin, l’OMC, comme d’autres organisations, est victime de la « tragédie des horizons », pour citer la belle formule de Mark Carney, Gouverneur de la Banque centrale du Royaume-Uni. Regardez une crise sanitaire comme celle de la Covid-19 : face au risque de la mort imminente, on trouve les moyens d’agir immédiatement. Mais face à celui de la mort lente ou différée par le climat, il devient urgent d’attendre… Il devient impératif de changer à l’OMC ce logiciel totalement obsolète.
Quel rôle le droit de l’OMC joue-t-il dans la sauvegarde de l’équilibre entre la protection de l’environnement et la défense des droits commerciaux des États ?
Les accords sont extrêmement clairs à ce sujet depuis 1947 : l’environnement et la santé ont une valeur supérieure au commerce. C’est le sens de l’article XX du GATT. Toute mesure prise à titre environnemental peut être adoptée, sous réserve qu’elle ne constitue ni « un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent », ni « une restriction déguisée au commerce international ». Il n’y a aucune restriction à la politique environnementale si on la fait de bonne foi.
Le rôle de l’Organe de règlement des différends (ORD) est, dès lors, de vérifier cette bonne foi et l’efficacité des mesures prises. Mais en pratique, l'incertitude est grande quant à l’interprétation du droit de l’OMC en matière environnementale. Cela crée une appréhension pour beaucoup de pays et autorise une rhétorique d’intimidation de la part des ayatollahs du libre-échange : « ce n’est pas compatible avec l’OMC ! » affirment-ils dès qu’il s’agit de considérer une mesure environnementale impactant le commerce. C’est tout simplement mensonger, mais ça marche encore... L’une des manières d’y remédier serait d’élaborer des guides de bonnes pratiques en matière de politique commercialo-environnementale, dans la poursuite du rapport conjoint de l’OMC et du PNUE de 2009. Ce pourrait aussi être un moyen d’apaiser les craintes de certains PED face aux mesures de protection de l’environnement. Sans clarification, le droit pourrait devenir un obstacle.
Enfin, le Comité sur le commerce et l’environnement a organisé la semaine sur le commerce et l’environnement à l’OMC du 16 au 20 novembre 2020. Quelles furent les grandes préoccupations et priorités de cet évènement ?
Je suis très fier d’avoir lancé cette « semaine de l’environnement » lorsque j’en présidais le comité l’an dernier ! Ces discussions ont pour objectif de placer l’environnement au centre des débats commerciaux : de préparer le passage au « troisième degré de maturité » en quelque sorte. L’idée est d’échanger surs toutes les préoccupations environnementales des Etats. La diversité des acteurs et des thèmes permet à chacun d’y voir un intérêt propre, tout en assurant une communication entre les différentes communautés. L’économie circulaire ou les questions relatives au plastique sont celles qui suscitent, actuellement, le plus d’intérêt.
L'initiative « FAST » - « Friend for advanced sustainable trade » vise notamment à promouvoir l’environnement dans les négociations à l’OMC et à surmonter les blocages du comité sur le commerce et l’environnement avec dans un premier temps des dialogues plurilatéraux. La France, les pays scandinaves, l’Autriche et d’autres ont beaucoup œuvré au sein de l’Union européenne pour y mettre sur les rails une initiative politique, en préparation pour la prochaine conférence ministérielle de l’OMC.
Autre évènement à relever : l’atelier co-organisé par la France sur le commerce électronique et le changement climatique. Personne n’avait encore abordé cette question à l’OMC alors que des négociations sur le commerce électronique y ont été engagées il y a trois ans lors de la conférence ministérielle de Buenos Aires. Or les effets du commerce électronique sur le climat, les émissions et la pollution plastique sont encore très mal connus.
L’objectif de cette semaine sur le commerce et l’environnement est donc de prendre conscience de ces problèmes pour s’y attaquer. La Covid-19 doit nous permettre d’opérer une rupture paradigmatique. Nombreux sont les points communs intellectuels entre la crise sanitaire et la crise du climat. Toutes deux illustrent la non-soutenabilité de notre modèle de développement économique. En outre, ces crises peuvent avoir un coût humain important, tandis que le coût de la prévention est inférieur au coût du traitement. Il est donc nécessaire d’intervenir en amont.
Pour faire face à ces menaces, la coopération multilatérale est importante. Aujourd’hui, il est important d’associer environnement et commerce. Même en temps de crise, il faut être capable de privilégier l’environnement en adaptant nos échanges commerciaux. Ainsi cette pandémie doit permettre d’engager la réflexion à l’OMC sur un agenda commercial plus durable.