Le trentième anniversaire de la Conférence Internationale sur la Population et le Développment du Caire (1994), prévu pour Octobre 2023, nous invite à porter un regard critique sur la mise en œuvre du Programe d’Action adopté à cette occasion. Ce plan a permis un changement de paradigme majeur sur les questions de développement démographique et le passage d’une logique de contrôle des naissances à une considération première des droits et de la santé sexuels et reproductifs (DSSR). Il a d’ailleurs contribué à élargir la définition des DSSR au-delà de la planification familiale, de la santé durant la grossesse et de la mortalité à l’accouchement, pour inclure la santé des femmes tout au long de leur vie, et en particulier la question des violences faites aux femmes. Cette vision est portée par l’UNFPA qui réaffirme que « les parents ont le droit exclusif de déterminer librement et en toute responsabilité le nombre et l’échelonnement des naissances ». La logique sous-jacente aux DSSR réaffirme ainsi le droit de chaque personne « d’exercer un contrôle entier sur les aspects élémentaires de sa vie privée - corps, sexualité, santé, relations avec autrui, liberté de se marier ou non, d’avoir ou non des enfants, et le cas échéant, choix du moment et du partenaire [...]».
La Chine, qui fait partie des signataires du Programme d’Action, a enregistré des progrès remarquables ces trente dernières années, diminuant considérablement le taux de mortalité à l’accouchement. Parallèlement, la Chine a vu son taux de fertilité diminuer drastiquement. A la suite du dernier recensement décennal révélant une nouvelle baisse de la natalité, le gouvernement chinois a décidé de parachever son passage à une politique pro-nataliste, annonçant en août 2022 la politique des trois enfants. Qu’est-ce que le tournant pro-nataliste de la Chine signifie pour le respect des DSSR ? Si certains observateurs ont apprécié une extension des permis de naissance qui laisse le choix aux parents d’avoir un, deux, ou trois enfants, une compréhension plus large de la politique pro-nataliste chinoise laisse présager une énième instrumentalisation des fonctions reproductives des femmes en Chine et la remise en cause des DSSR.
La politique de l’enfant unique :essor du contrôle étatique sur le corps des femmes
Les premiers efforts de planification des naissances émergent dès 1955 sous le leadership de Mao. Le Parti Communiste Chinois (PCC) considère que production et reproduction sont dialectiquement interdépendantes et doivent donc, autant l’une que l’autre, être au cœur de la planification étatique de l’économie. Cette « collectivisation » de la reproduction est élevée au statut de politique publique lors de son inclusion dans la nouvelle Constitution de 1978. Outre les difficultés d’application à l’entièreté du territoire, la politique de l’enfant unique lancée en 1980 déclenche de fortes résistances dans les zones rurales où les techniques de contournement se multiplient. Certains parents ont même recours à l’avortement sélectif, l’infanticide ou la maltraitance des filles à la naissance. La discrimination des filles au profit des fils est une pratique répandue en Chine et, combinée à la politique de l’enfant unique, elle a contribué au phénomène des « filles manquantes » qui caractérise le pays encore aujourd’hui.
Ces premières décennies de politique antinataliste ont été extrêmement néfastes pour le respect des DSSR. Au-delà de l’essor des violences faites aux filles, les femmes en général ont porté la responsabilité de la planification des naissances, mettant en péril leur santé mentale et physique. La stérilisation et les avortements forcés se sont multipliés tandis que les programmes de planning familial poussaient principalement à la contraception féminine via le stérilet ou la ligature des trompes. Des chercheurs ont pourtant montré que le type de stérilet utilisé dans les années 1980-1990 en Chine, qui-plus-est chez des femmes dans leur vingtaine, a engendré de nombreux problèmes de santé par la suite. La politique de l’enfant unique a donc principalement ciblé les femmes pour réaliser les objectifs démographiques et économiques du pays. Cette instrumentalisation des fonctions reproductives féminines a ouvert le champs à la coercion, au détriment du respect des DSSR.
Le tournant pro-nataliste : remise en question du droit à l’avortement, du droit au mariage et au divorce
Réagissant à la forte baisse de la fertilité, le PCC officialise la politique des deux enfants en 2016. Malgré l’absence de résultats de cette première tentative, la politique des trois enfants est annoncée en 2021. Mais cette transition implique davantage que la simple extension des permis de naissance. La nouvelle loi encourage tout particulièrement les « femmes en âge de procréer » à se marier et avoir des enfants à un « âge approprié ». Cette loi confirme et renforce une représentation du problème démographique déjà répandue dans la presse chinoise : les jeunes femmes repoussant l’âge de leur mariage et de leur premier enfant seraient responsables du déclin démographique et devraient donc porter la responsabilité de la politique pro-nataliste.
Le tournant pro-nataliste s’inscrit également dans la continuité d’une campagne officielle lancée en 2007 qui dépeint les femmes célibataires de plus de 27 ans comme les « femmes restantes », laissées-pour-compte et incapables de trouver un mari. En stigmatisant ce groupe, le gouvernement chinois utilise des stéréotypes de genre ancrés dans l’imaginaire collectif pour encourager les femmes « de qualité » (éduquées, jeunes, urbaines) à se marier et avoir des enfants. Cette campagne a poussé de nombreuses femmes à sacrifier leur carrière, précipiter leur mariage et tolérer des relations violentes.
La politique des trois enfants annonce non seulement le renforcement de cette instrumentalisation des droits reproductifs des femmes mais également leur remise en cause. En mai 2021, une répression en ligne a ciblé des comptes Douban (réseau social chinois) suspectés de répandre les idées du mouvement féministe « 6B4T ». Né en Corée du Sud, ce mouvement s’oppose notamment au mariage et à la maternité, dans un refus général des stéréotypes de genre. Mais cette volonté politique est allée plus loin. Un mois après l’adoption officielle de la politique des trois enfants, le PCC a publié un « Programme pour le développement des femmes chinoises (2021-2030) » annonçant, au détour d’un paragraphe sur le santé reproductive, que les avortements pour raisons non-médicales devraient être réduits. L’augmentation du taux d’avortement est jugée alarmante car contribuant au déclin de la fertilité.
Le tournant nataliste de la Chine s’est également manifesté par une remise en question du droit au divorce. Toujours par crainte de la crise démographique, le PCC s’est attaqué au taux de divorce en instaurant une « période de réflexion » de 30 jours obligatoire pour les couples mutuellement consentants au divorce. Si cette mesure n’est pas unique, elle s’inscrit dans un contexte où le droit au divorce est souvent renié en pratique lorsque le cas comparait devant un juge. Le divorce est quasi-systématiquement refusé en première instance, tout particulièrement si l’un des partis n’est pas consentant, et même si des preuves de violences domestiques sont avancées. Influencé par la stratégie nataliste, l’argument généralement avancé par les juges soutient que l’affection mutuelle perdure dans le couple et laisse envisager des possibilités de réconciliation. Le délais est alors d’un an avant qu’il soit possible de lancer une nouvelle procèdure de divorce. Dans une société où l’harmonie et la stabilité de la famille sont particulièrement valorisées, ce phénomène contribue à la mise en danger des femmes victimes de violences et les encourage à renoncer à leurs droits de propriété et à la garde de leurs enfants pour obtenir un divorce mutuel. L’instauration d’une « période de réflexion » fait peser une nouvelle incertitude pour ces femmes qui ont obtenu le consentement au divorce de leur mari mais doivent désormais craindre un retrait de cet accord pendant 30 jours.
Les enjeux démographiques à l’échelle globale : un nouvel obstacle pour le respect des DSSR ?
Alors que le déclin démographique touche de plus en plus de pays à travers le monde, le cas chinois illustre les dangers potentiels d’une politique nataliste. En instrumentalisant le corps des femmes à des fins demographiques et économiques, la politique des trois enfants justifie une remise en cause des DSSR. La solution aux enjeux démographiques défendue par la politique nataliste chinoise n’est pourtant pas la seule. Cette vision s’est construite de manière cohérente avec l’idéologie nationaliste et répressive incarnée par Xi Jinping. Elle se concentre exclusivement sur la fertilité nationale aux dépens, par example, de l’ouverture à l’immigration. Même à l’échelle nationale, la politique nataliste établit une hiérarchie claire entre différents groupes en encourageant la fertilité de la population majoritairement Han tout en ayant recours à la stérilisation forcée des femmes ouïghours.
Parmi les pays les plus développés, les deux tiers des gouvernements estimaient déjà en 2015 que le taux de fécondité national était trop bas et mettaient en œuvre des politiques visant à encourager les naissances. Ajourd’hui, près de la moitié de la population mondiale vit dans un pays dont l'indice conjoncturel de fécondité est inférieur au taux de remplacement estimé à 2,1 enfants par femmes. La pandémie mondiale a montré la vulnérabilité des DSSR en temps de crise et les craintes liées au déclin démographique pourraient ouvrir le champ à une remise en cause généralisée des droits reproductifs. Il est donc impératif de réaffirmer la place centrale des DSSR dans les politiques de planning familial en considérant la santé reproductive des femmes non pas comme un moyen d’atteindre des objectifs démographiques, économiques ou politiques, mais comme une fin désirable en soi.
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