En février 2021, année de la Conférences des Parties (COP) 26 de Glasgow, le secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres déclarait que « la volonté d’atteindre la neutralité carbone doit devenir la nouvelle norme pour tout le monde, partout - pour chaque pays, entreprise, ville et institution financière, ainsi que pour des secteurs clés ».
La notion de neutralité carbone que de nombreuses parties prenantes utilisent aujourd’hui pour attester de leur effort en faveur du climat peut-elle devenir un indicateur de mesure des efforts entrepris ?
Une notion récente utilisée par les parties prenantes pour arguer des efforts accomplis en faveur du climat
La notion de « neutralité carbone » est entrée dans le droit au moment de l’Accord de Paris en 2015. Son article 4-1 énonce que la neutralité carbone est « un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effets de serre (GES) ». Depuis lors, l’utilisation de cette notion a connu un développement exponentiel.
De nombreuses organisations publiques à toutes les échelles présentent également leur stratégie climatique autour de cette notion. A titre d’exemple, en 2018, la Commission européenne a annoncé vouloir « parvenir à une économie prospère, moderne, compétitive et neutre pour le climat d’ici à 2050 ». La France s’est fixée le même objectif dans le plan Climat en 2017, repris dans la Stratégie nationale bas carbone en 2020. Enfin, 32 communes dans le monde dont la ville de Paris se sont engagées à être neutre en carbone.
Un objectif nécessaire mais dénaturé dans son application
L’objectif d’atteindre un équilibre entre les émissions et les absorptions de GES est une nécessité. Du fait de la durée de vie - 100 ans environ - du carbone dans l’atmosphère, principal gaz à effet de serre d’origine humaine, la cause du dérèglement climatique est le stock des gaz à effets de serre dans l’atmosphère.
Celui-ci est de 2 300 Gigatonnes de CO2 équivalent (Gt Co2 éq) fin 2020 ce qui correspond à un réchauffement terrestre d’un peu plus de 1°C par rapport à l’ère préindustrielle. La limite pour respecter la limite à 2°C est de 2 900 Gt CO2 éq. En 2018, l’humanité a émis 55,3 Gt CO2 éq. La Terre, par ses puits naturels, en capte tous les ans environ 30 %. Nous émettons donc dans l’atmosphère un peu plus de 40 milliards de Gt Co2 éq par an. En supposant que le volume d’émission de CO2 reste stable, tout comme les capacités de captation, nous aurons dépassé le volume de carbone dans l’atmosphère permettant de limiter le réchauffement climatique à 2°C d’ici 15 ans. Au-delà de cette date, les émissions de carbone devront être neutres. Pour cela, sans changement en matière de captation du carbone, il faut réduire les émissions de carbone d’environ 8,4 % par an. Cela est conforme, en ordre de grandeur, aux recommandations du Programme des Nations-Unies pour l’environnement qui appelle à une réduction de 7,6 % des émissions de gaz à effets de serre entre 2020 et 2030.
Cette forte réduction questionne énormément les modèles économiques des entreprises, centrés sur l’objectif de croissance et donc, concomitamment, sur une augmentation de l’utilisation de l’énergie. Ainsi, plus l’entreprise Google croît, plus celle-ci doit investir dans des data centers, nécessitant beaucoup d’énergie électrique provenant actuellement à 85 % d’énergie fossile.
En conséquence, les acteurs économiques se sont emparés du concept de neutralité carbone en basant leur effort non plus seulement sur une réduction des émissions de GES mais aussi sur les capacités de captation. Si la Terre capte plus de carbone, alors il ne devient plus nécessaire de réduire les émissions de GES. De même, cela ouvre un nouveau marché économique : la captation du carbone passant par une augmentation de l’efficacité des puits naturels et la création de puits de carbone artificiels.
Ainsi, si auparavant la lutte contre le réchauffement climatique passait uniquement par la réduction des émissions de gaz à effets de serre, aujourd’hui elle englobe deux variables : la réduction des émissions de gaz à effets de serre et le captage de ces gaz, comme le mentionne la loi « Énergie et Climat » de 2019.
Cette nouvelle stratégie, en plus de dévoyer la définition de la neutralité carbone, est dangereuse pour le climat et les Hommes car elle est basée sur une technologie qui n’est pas au point.
Une notion dévoyée par l’ensemble des parties prenantes
La notion utilisée par les entreprises et les États n’est pas la même que celle définie par le traité issu de la COP21. L’objectif de neutralité carbone n’a réellement de sens qu’à l’échelle de la planète. En France, l’objectif de neutralité carbone perd une très grande partie de son sens alors que 54 % du carbone que nous consommons est importé. En effet, alors que le volume d’émissions de carbone - indicateur de la production de GES sur le territoire - a baissé de 16,2 % en France entre 1990 et 2016, l’empreinte carbone - indicateur de la consommation de GES - a crû de 20 % entre 1995 et 2018.
La position de l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) explicite que « cet équilibre, pour qu’il ait du sens […] se fera sans achat de crédits carbone internationaux de compensation », contrairement à la politique mise en place par Google. En effet, cette compensation fait l’objet de calculs très complexes dont les résultats ne sont pas certains et promettent un captage de CO2 à moyen-terme et non immédiat.
De même, les annonces des entreprises, en matière climatique, basées sur le marketing plutôt que sur la science, proclament des contre-vérités car elles ne prennent pas en compte l’ensemble du cycle de vie ou de production d’un produit. À titre d’exemple, la société Blue Origin déclare que le moteur de la fusée New Shepard n’émet aucune émission de carbone. Or, la fusée fonctionne avec dix-huit tonnes d’oxygène et trois tonnes d’hydrogène, tonne qui libère, pour leur processus de production, près de douze tonnes de CO2 par tonne.
En France, le projet de loi « Climat et Résilience » a voulu mettre fin aux allégations de neutralité en cas de compensation. Toutefois, la version finale du texte autorise l’allégation de neutralité carbone si les émissions de GES du bien ou service sont « évitées, puis réduites et enfin compensées ». Nous pourrons donc voir du « charbon neutre » à l’avenir.
La captation du carbone, une solution très incertaine au moment où les puits naturels s’épuisent
Aujourd’hui, deux stratégies sont mises en avant pour capter du carbone et ainsi limiter les efforts de diminution d’émissions des GES : une amélioration des capacités naturelles et la création de capacités artificielles.
En ce qui concerne la première solution, nous assistons plutôt à un affaiblissement des puits naturels - principalement océans et forêts - qu’à une augmentation de leur efficacité. Le réchauffement de la température moyenne sur Terre réchauffe aussi les océans. Or, les eaux froides absorbent davantage le CO2. En ce qui concerne les forêts, les épisodes de sécheresse, de plus en plus fréquents, réduisent leur efficacité dans la captation de GES. Encore plus inquiétant, le réchauffement de la planète pourrait conduire à de nouvelles émissions de GES par la terre du fait du réchauffement climatique. C’est ce qui est craint avec la fonte du pergélisol aux pôles composé de gaz gelés depuis des millénaires
En ce qui concerne la deuxième solution, elle est pour le moment loin d’être proche d’une mise en œuvre. La capture directe du CO2 se heurte à la difficulté de la faible concentration dans l’atmosphère. Avec les technologies existantes, il faudrait traiter 1,25 million de mètres cubes d’air pour capturer une seule tonne de CO2. Des projets émergent mais uniquement pour des petites quantités de CO2, bien loin des ordres de grandeur nécessaires.
Ainsi, la neutralité carbone est devenue une notion marketing utilisée par les marques dans leur politique de greenwashing et n’est pas, en suivant leur définition, la solution à la crise environnementale. Ces comportements, en plus d’être source de pratiques commerciales trompeuses, sont aujourd’hui dangereux pour l’Homme car ils limitent les efforts en matière de réduction des émissions de GES. Pour plus de clarté, une définition stricte de cette notion au niveau international est nécessaire. Il faut interdire son utilisation par des parties-prenantes en dehors des Nations-Unies et insister sur le fait que sa complétude doit passer, au niveau mondial, par une réduction très importante des émissions des gaz à effets de serre, seul objectif que les sociétés se proclamant écologiquement responsables devraient mettre en avant.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Bastien Beauducel est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les enjeux de l'économie de l'environnement.