Depuis les 20 dernières années, des projets de « monnaies locales », aussi parfois appelées « monnaies complémentaires », surgissent dans différentes villes, en France, en Europe et à travers le monde. Elles se présentent comme des alternatives aux monnaies qui ont cours légal, pour dynamiser une aire géographique en favorisant les échanges avec les commerces locaux. L’accent est parfois mis sur l’économie sociale et solidaire. Le développement dans de nombreuses régions du monde de ces instruments souligne le dynamisme des circuits économiques locaux, même si leur adoption par les agents économiques reste souvent modeste. Quels gains les monnaies locales peuvent permettre de générer en matière d’échanges, et peuvent-elles représenter une méthode efficace pour favoriser l’essor économique des territoires ?
Un message politique : l’accent mis sur le dynamisme de certains territoires
Des expériences de « monnaies locales » essaiment à travers le monde entier : c’est un message politique qu’on ne peut ignorer qui signale l’attachement de communautés associatives ou politiques à un tissu industriel et commercial de proximité.
Il est cependant difficile de mesurer l’ampleur du phénomène. Un rapport remis à la Secrétaire d’Etat française au commerce, en 2015, faisait état de 5 000 systèmes de ce type à travers le monde, dont 70 en France, en circulation ou en préparation. Une loi de 2014 relative à l’économie sociale et solidaire y encadre d’ailleurs leur utilisation. Cette dernière reste néanmoins modeste en comparaison de l’attention médiatique qu’elle génère. Ainsi, l’Eusko, dans les Pyrénées-Atlantiques, est le titre de monnaie locale complémentaire qui remporte le plus de succès en France : il est utilisé par 1 000 entreprises et 3 500 particuliers. Le phénomène se déploie dans des proportions équivalentes au sein des autres États de l’Union européenne et au Royaume-Uni. Aux États-Unis, une centaine de community currencies sont en circulation, sous des statuts juridiques divers. Les pays en développement ne sont pas en reste ; des exemples existent ainsi au Kenya, au Mexique ou en Malaisie.
Pour autant, si le problème public soulevé, à savoir le manque de dynamisme des territoires ruraux, périurbains ou anciennement industriels, fait partout l’objet d’un relatif consensus, il en va autrement de la réponse à apporter. Ainsi, les « monnaies locales » ne résistent ni à l’analyse théorique ni à l’épreuve des faits.
Les monnaies locales, un instrument sans valeur ajoutée économique
Il existe plusieurs manières de définir ce qu’est une monnaie. On retient généralement la définition fonctionnaliste donnée par Aristote selon laquelle la monnaie serait, à la fois, un instrument de paiement, une unité de compte et une réserve de valeur. Or, les monnaies locales ne remplissent que de manière imparfaite ces trois fonctions.
Elles sont bien un instrument de paiement, mais leur mise en circulation limitée est fondée sur l’idée qu’elles ne sont acceptées qu’au sein d’un réseau local de commerçants, qui ont adhéré à l’association qui l’émet. Ainsi, au contraire des grandes monnaies qui ont accompagné le développement économique, les monnaies locales n’ont pas pour but d’être universellement acceptées dans les échanges. Elles sont donc par définition un instrument de paiement à portée restreinte.
Elles ne sont ensuite qu’une unité de compte, parce que leur valeur est garantie par l’association qui l’émet, en général à parité avec la monnaie qui a cours légal. Un développement à plus grande échelle d’une monnaie locale nécessiterait des mécanismes de création monétaire et de défense du taux de change que seule une banque centrale peut assumer. Ainsi, une monnaie locale ne peut être stable qu’aussi longtemps qu’elle reste confidentielle.
Enfin, ces instruments ne sont pas de vraies réserves de valeur. Elles restent des monnaies fiduciaires, c'est-à-dire des pièces et des billets sans valeur intrinsèque, mais ces supports physiques sont infiniment moins protégés que les billets imprimés par les banques centrales modernes ou que les fonds placés sur les systèmes d’information des banques commerciales.
A l’échelle de l’histoire monétaire, les monnaies locales comme retour en arrière
Ces réserves soulevées, les monnaies locales représentent en réalité plus un retour en arrière qu’un progrès véritable. Il a ainsi existé jusqu’au XIXe siècle une multitude de monnaies en circulation en Europe, qui sont acceptées de manière uniforme pourvu qu’elles soient en or ou en argent. Il en a été ainsi du florin des Pays-Bas, de la livre sterling britannique, du franc germinal ou encore du thaler autrichien. Ce dernier était utilisé de manière considérable dans le commerce international et jusqu’aux États-Unis - le mot « dollar » en serait même une déformation phonétique.
Mais les seules pièces frappées en métal précieux ne permettaient pas le développement économique de tous les territoires, du fait de leur trop forte valeur pour les transactions de la vie quotidienne comme de leur rareté. Dans la France du XIXe siècle, l’or était ainsi qualifié d’argent de poche pour les riches. Les premiers billets de banque étaient aussi d’une valeur très élevée et, surtout, ils représentaient une créance sur la banque qui les avait émis. Jusqu’en 1848, une quinzaine de banques locales imprimaient des billets en franc germinal, difficilement acceptés d’une région à l’autre et dont la valeur était moins bien garantie.
S’est alors opéré un double mouvement. D’une part, les zones monétaires se sont consolidées et agrandies. En France, une seule banque centrale a été autorisée à imprimer des billets en franc, pour favoriser leur acceptation et donc fluidifier le financement de l’économie. L’Union latine de 1865 a même engagé un processus d’harmonisation des pièces en or et argent afin de pouvoir favoriser des échanges de manière indifférenciée. D’autre part, la valeur faciale des billets a peu à peu baissé, pour permettre leur utilisation par le plus grand nombre dans le dernier quart du siècle. Les ouvriers et employés qui ne voyaient auparavant que des pièces en cuivre sans grande valeur intrinsèque, ont ainsi obtenu accès à des instruments de paiement plus modernes. Il n’y a plus une monnaie pour les riches et une autre pour les pauvres. Les économies européennes et américaines sont donc entrées dans le XXe siècle en ayant achevé leur unification monétaire : une même monnaie pour un territoire et la même monnaie pour tous.
Les monnaies dites « locales » ou complémentaires s’inscrivent ainsi dans un retour en arrière considérable. Si le phénomène dépassait celui de mouvement associatif, intéressant mais limité dans son ampleur et son étendue, il créerait de la division, là où les économies européennes ont passé plus de 200 ans à créer de la confiance et de l’unité pour favoriser les échanges. La menace n’est pour l’instant que très limitée, mais il ne faut pas surestimer la stabilité de nos institutions. Une monnaie ne se crée pas en un jour et la confiance peut vite s’éroder. Il suffit de voir les difficultés de nombreux pays en développement à imposer leur monnaie sur leur propre territoire : les devises des économies avancées y restent très appréciées. Il n’y a que pendant les périodes de crise monétaire extrême que des monnaies de substitution (ou « de nécessité ») ont pu être utiles pour pallier des carences graves. Ce fut le cas après la Première Guerre mondiale en France, ou pendant la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939. Le terrain monétaire n’est donc pas propice aux expérimentations hasardeuses.
L’efficacité économique, boussole des politiques publiques
Ainsi, les monnaies locales ne sont pas un instrument efficace pour favoriser le développement d’un territoire. Surtout, elles représentent une régression potentielle par rapport au lent mouvement d’unification monétaire qui a favorisé le développement économique de l’Europe et des États-Unis depuis le XIXe siècle. Créer une monnaie qui a pour but de limiter les échanges est le contraire même de ce qui fait la réussite d’une monnaie : en limitant son acceptabilité, on limite le souhait des agents économiques de la détenir et on la condamne de manière presque inéluctable. C’est une sorte d’application de la loi de Gresham, au terme de laquelle la mauvaise monnaie chasse la bonne : les agents thésaurisent la monnaie en laquelle ils ont le plus confiance et tentent de se débarrasser de la monnaie dont ils ne veulent plus. Comme ces instruments que sont les monnaies locales n’ont pas de cours légal, il est possible de les refuser : le plus probable est que peu à peu les consommateurs ne l’utilisent que de manière très résiduelle.
Pour autant, le message porté par leurs promoteurs reste bien valable : chaque territoire a besoin, pour assurer sa pérennité, d’un réseau vivant de petites et moyennes entreprises. C’est la raison pour laquelle les collectivités territoriales assurent des fonctions d’animation économique. De nombreux instruments sont à leur disposition pour favoriser l’investissement. Des fonds régionaux peuvent venir en aide aux entreprises en difficulté ou soutenir les entreprises innovantes. Des programmes de formation professionnelle existent pour améliorer l’appariement sur le marché du travail entre l’offre et la demande, et développer les compétences nécessaires aux métiers de demain. Pour se développer, les entreprises qui bénéficient de ces programmes ont besoin de s’adresser à des fournisseurs ou à des clients qui se trouvent en dehors de leur ville d’origine. Pour cela, les entreprises ont besoin d’une monnaie unique, stable et de confiance. A travers le monde, ces monnaies portent un nom : le dollar, l’euro, la livre sterling, le yen ou le yuan.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Adrien Lehman, Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur les systèmes financiers ainsi que sur le financement de l'innovation.