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Nouvelles devises, nouvelles tensions

| Xavier Lavayssière, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

5 mars 2020

Au moment de l'addition à la terrasse d'un café deux solutions s'offrent à nous : payer en espèces ou avec moyen de paiement bancaire. Si ces deux solutions sont relativement équivalentes pour l’objet de la transaction, leur fonctionnement économique, juridique et technologiques diffèrent radicalement. Les pièces et billets sont fabriqués par les banques centrales ; leur possession et le simple transfert physique suffisent au paiement. Quant aux moyens de paiement bancaire, cartes, chèques ou applications, ils permettent au client de donner l'ordre à la banque et ses intermédiaires de procéder au transfert des fonds par des écritures sur leurs registres, tenus sous forme numérique.

Il s’agit aujourd'hui de créer des moyens de paiement sous forme numérique qui retiendraient certaines des propriétés des espèces. L'idée est née avec le développement d'Internet et le besoin d’un moyen de paiement natif à ce médium. Plusieurs spécialistes de cryptographie ont travaillé à des moyens qui permettraient d’assurer un transfert de valeur entre utilisateurs de façon sécurisée, dont l’article de David Chaum fait état dès 1983 « Blind signatures for untraceable payments ».

En 2008, est apparu une solution complète et globale avec le Bitcoin. Depuis, plusieurs travaux et expérimentations ont tenté de s’appuyer sur les techniques sous-jacentes pour proposer des moyens de paiements aux particuliers et aux institutions financières. En annonçant Libra en 2019, Facebook a poussé les acteurs du système monétaire et financier, et en particulier les banques centrales, à accélérer ces recherches. 

Du Bitcoin aux stablecoins

Sur le Bitcoin, comme la possession d'espèces, la simple possession d’un portefeuille numérique permet à l'utilisateur de procéder aux paiements. Ce portefeuille contient un jeu de clés cryptographiques qui permettent de signer des transactions. Plusieurs cryptoactifs sont nés reposant sur le même principe et permettant d'échanger de la valeur. Comme pour les monnaies la valeur des unités est liée à la confiance dans la fiabilité du système et dans la politique monétaire. 

Pour la plupart des utilisateurs cependant, les paiements doivent se faire dans une monnaie locale. Or, la valeur de ces cryptoactifs varie en fonction de marchés volatiles. L’idée est alors apparue d’associer une valeur fixe dans une monnaie fiduciaire à un cryptoactif. Pour garantir la valeur de ces « stablecoins », un mécanisme consiste à mettre en réserve la valeur correspondant aux unités émises. Un stablecoin euro par exemple est alors une simple représentation numérique et transférable de la valeur d’un euro mis en réserve. Libra s'inscrit dans cette continuité d’unités associées à une réserve. 

Sur le même principe, en émettant directement la monnaie sur un support numérique à l’instar des pièces et billets, les banques centrales pourraient proposer un service nouveau. En Chine, la banque centrale développe depuis 2014 l’initiative « Digital Currency Electronic Payments », pour les règlements entre utilisateurs et entre institutions financières, qui fait déjà l’objet de dizaines de brevets. En Europe, plusieurs études et expérimentations similaires sont menées. On peut relever le projet E-Krona porté par la banque nationale de Suède par exemple.

La politique monétaire en jeu

Fondamentalement, les banques centrales évaluent le futur de ces monnaies de banques centrales selon deux axes.

Le premier consisterait à réaliser une monnaie qui serait réservée aux institutions financières et qui leur permettrait de régler les opérations entre elles. Cela faciliterait par exemple l’échange d’un titre financier contre de l’argent puisque les deux opérations pourraient être simultanées.

Un second axe de développement consisterait à rendre cette monnaie directement disponible à tous les utilisateurs. Des portefeuilles électroniques, sous forme d’applications ou de cartes, permettraient aux utilisateurs de procéder à des paiements directement entre eux. Cela pourrait s’apparenter à une tenue des comptes directement par la banque centrale, ou alors à un « liquide numérique » dont elle assurerait l’intégrité.

C’est d’ailleurs pour cela que le G7 s’est donné pour objectif, en octobre 2019, d’étudier le sujet plus en profondeur. L’enjeu mérite en effet de s’y pencher attentivement. Avec l’introduction de monnaies numériques, la séparation entre espèces de banques centrales, comptes bancaires en monnaie scripturale, et compte auprès de la banque centrale, se trouverait redessiné. C’est donc toute la création monétaire qui serait repensée.

Vu l’enjeu, faut-il une initiative internationale des banques centrales ? Ou laisser les initiatives privées se développer ? Comment accompagner la transition de l’économie bancaire dans ce nouveau paradigme ? Et au bout du compte : comment assurer les mécanismes de régulation, sans ces intermédiaires qui fragmentent le risque ?

Ce qui façonnera la monnaie du futur

Ces projets gouvernementaux interviennent dans un contexte d’intensification concurrentielle. Alors que les start-ups de la FinTech, les opérateurs historiques des télécommunications et les géants du web s’impliquent, la règlementation favorise l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché. En Europe, c’est particulièrement le cas avec la directive sur les services de paiement dans le marché intérieur (2015/2366).

A cette concurrence privée s’ajoutent des rivalités géopolitiques. Il existe déj́à une concurrence entre les monnaies étatiques elles-mêmes pour servir dans les échanges comme monnaie de référence ou réserve de valeur. Aujourd’hui le dollar prédomine largement sur l’ensemble de ces fonctions monétaires. Mais demain, si d’autres pays sont en mesure de proposer des monnaies numériques fiables et à grande échelle, rien n’exclut qu’elles soient adoptées largement. Force est de constater d’ailleurs que les cryptoactifs existants sont utilisés pour contourner les sanctions américaines ou se protéger contre une dévaluation locale.

Enfin, les banques centrales s’interrogent sur les défis juridiques et techniques que posent ces développements. Comment trouver un équilibre entre la confidentialité des transactions (comme pour le paiement en espèces) et la détection des transactions frauduleuses (notamment le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme) ? Aujourd’hui, le Bitcoin permet de retracer l’historique complet des transactions d’un utilisateur, bien que cet utilisateur reste anonyme, à moins qu’il ne convertisse les bitcoins auprès d’un échange identifié. Mais il existe aussi des cryptoactifs qui garantissent encore l’opacité complète des transactions. 

Pour répondre traiter ce problème, il existe différentes méthodes techniques et organisationnelles comme le démontre le rapport de février 2020 de la BCE et la Banque du Japon. Pourtant, le défi reste devant les régulateurs et les banquiers centraux.

En 1976, l’économiste Friedrich Hayek annonçait une concurrence entre monnaies privées, concurrence structurée autour de la stabilité relative de chaque monnaie. Il semble que ce soit bien les États, stimulés par des initiatives privées, qui s'apprêtent à mener cette bataille, à la veille d’une nouvelle architecture du système monétaire internationale.