Les approches réalistes et libérales des relations internationales partagent la même vision du monde tant épistémologiquement que ontologiquement.
Ces deux approches ont pour fondement un état de nature anarchique et l’État comme un acteur fondamental des relations internationales. Elles ne construisent cependant pas leur analyse sur les mêmes concepts. Alors que l’approche néoclassique considère la notion de pouvoir comme moteur des actions des États, la théorie libérale des relations internationales lui préfère la notion d’intérêt. Pour les néoréalistes, il est davantage possible d’être certain du pouvoir des États que de leurs intérêts et intentions. Les libéraux considèrent en revanche que les intérêts et intentions ont plus d’importance, le pouvoir ne comptant que quand il influence les intérêts de l’État.
Pendant la dernière décennie, la Libye a été le théâtre d’intérêts et de rapports de force de puissances extérieures. La révolution, l’intervention internationale de février 2011, puis les années d’instabilité qui suivirent, ont fait de la Libye un terrain complexe où ces deux approches théoriques, seules, peinent à éclairer la situation dans toutes ses dimensions.
Sur le cas libyen, il s’avère que les approches néoréaliste et libérale des relations internationales sont complémentaires.
Retour sur ces deux approches théoriques
L’approche néoréaliste voit les États comme les uniques acteurs des relations internationales. Les entités étatiques se situent dans un état d’anarchie omniprésent et permanent, dans lequel chacune d’entre elles doit mettre en place des mécanismes de sécurité afin de garantir sa survie. La force coercitive est considérée par les néoréalistes comme l’un des principaux moyens pour préserver la sécurité et étendre leurs intérêts quels qu’ils soient. Kenneth Waltz, l’un des théoriciens fondamentaux des relations internationales du courant néoréaliste, analyse le monde en trois images superposées : la nature humaine au niveau individuel, la structure interne des États, et une structure systémique fondée sur une situation d’anarchie perpétuelle dans laquelle le conflit et la guerre sont inévitables.
L’approche libérale, quant à lui, rejette le postulat de la permanence de l’anarchie. Selon cette approche, la raison peut conduire les États à modeler l’état du monde, à travers des institutions et lois internationales, afin de réduire les menaces associées au statut d’anarchie et d’ouvrir la possibilité à un monde de paix. Michael Doyle, théoricien libéral des relations internationales, souligne, qu’entre États libéraux, règne un statut de paix en raison d’une amitié présumée. En revanche, les États libéraux sont plus disposés à user de leur force coercitive envers les états non libéraux, vis-à-vis desquels ils ont une inimitié présumée, afin de répandre les idées libérales telles que la liberté, la démocratie ou les droits de l’Homme.
Lire l’intervention en Libye : échec de l’approche libérale
L’intervention de l’OTAN en Libye, en février 2011, était fondée sur l’obligation morale de protéger les droits humains.
L’usage de la force a été toléré par la communauté internationale pour défendre les populations civiles victimes du régime de Kadhafi. Les citoyens s’élevaient contre 40 années d’oppression, demandant liberté et démocratie, valeurs fondamentales du monde libéral.
Selon cette approche, ce sont donc les intérêts des États libéraux à étendre leur modèle démocratique et leur influence économique et politique qui guident ce positionnement. L’intention de défendre des populations civiles est ici brandie comme la raison principale de l’intervention.
Cependant, il a été démontré que l’intervention de l’OTAN a outrepassé le mandat reposant sur la « responsabilité de protéger ». Elle a opté pour une approche plus agressive. L’utilisation par la coalition d’une quantité importante d’armements a coûté la vie à des dizaines de civils, y compris des femmes et des enfants, comme en témoignent le bombardement de la maison du Brigadier General Musbah Diyab, ou la destruction d’infrastructures civiles. La réalité du terrain contredit ainsi une interprétation totalement libérale du conflit libyen.
Réinterprêter le cas libyen : utiliser la matrice néoréaliste
Certains emails de l’ancienne Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton, révélés par la presse américaine en 2015, mettent en évidence une liste de cinq arguments motivant la forte implication de la France dans le conflit libyen :
- Obtenir une part plus importante du pétrole Libyen ;
- Accroître l’influence française en Afrique du Nord ;
- Stopper les ambitions de Kadhafi de devenir la puissance dominante en Afrique de l’ouest ;
- Donner à l’armée française une opportunité de réaffirmer sa position dans le monde ;
- Renforcer la situation politique interne en France vis à vis de l’opinion publique.
Ces cinq arguments peuvent être segmentés de différentes manières : objectifs intérieurs et extérieurs, objectifs politiques et économiques.
Leur point commun, c’est qu’il n’est plus question de protection de populations civiles. Au contraire, il s’agit d’un agenda stratégique visant à accroître le pouvoir de la France sur la scène internationale.
Au fond, la grille de lecture libérale n’est pertinente que pour interpréter les éléments de langage employés pour motiver cette intervention. En réalité, il est nécessaire de compléter cette lecture par une approche néoréaliste, plus opérante pour expliquer cette intervention.
Les critiques du libéralisme dénoncent la naïveté de l’approche : elle se concentre trop sur des justifications de surface. Mais aussi superficiels soient-ils, ces motifs n’en sont pas moins réels. La parole politique est performative et elle a d’ailleurs eu des conséquences sur le terrain libyen.
Les deux grilles de lecture, libérale et néoréaliste, doivent donc être combinées pour comprendre aussi bien les motifs que les faits de cette intervention. Comme le pouvoir est inutile per si, comme il a besoin d’intentions pour s’exercer et de justifications pour être compris et acceptés, il faut combiner les deux approches. Mutatis Mutandis, des intérêts et intentions ne peuvent être mis en exécution sans un pouvoir associé.
Le théorique néolibérale focalisée sur le pouvoir a besoin de la théorie libérale pour comprendre les intérêts. Cette combinaison s’impose d’ailleurs pour comprendre la politique étrangère dans les systèmes démocratiques où les dirigeants ont des comptes à rendre aux populations.
Comprendre les développements en Libye : combiner les approches libérale et néoréaliste
La résolution 1970 de février 2011 du Conseil de Sécurité des Nations Unies décrète un embargo sur les armes en Libye. La raison de cet embargo international était de réagir aux violations répétées des droits de l’Homme envers les citoyens libyens et de limiter l’embrasement du conflit.
De nombreuses preuves, relevées par les médias ou les missions d’appui des nations unies en Libye (MANUL), indiquent que les États membres ont violé massivement et à plusieurs reprises cet embargo. Le non-respect de l’embargo pourrait décrédibiliser toute forme de gouvernance internationale, voire mettre en évidence la primauté des intérêts économiques, politiques et stratégiques des États-membres traduisant une volonté d’accroissement de pouvoir.
L’approche néoréaliste permet d'interpréter ces faits. Mais l’approche libérale doit la compléter pour comprendre pourquoi, malgré le viol de l’embargo, celui-ci a été répété. La résolution 2509 de février 2020, réaffirme cet embargo. Quel est le sens de cette action internationale ? L’approche libérale nous l’indique : c’est un moyen de démontrer aux opinions publiques que des actions (même simplement performatives) sont engagées.
Début mars 2020, la démission de l’Envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies, Ghassan Salamé, doit alors être interprétée à l’aune de ces deux grilles de lecture : face aux échecs répétés des efforts multilatéraux, résumés à des actions performatives pour affirmer des intentions, et buttant sur le pouvoir et les intérêts agissant en Libye, une forme de lassitude politique se produit. Allégorie de l’approche théorique entre libéralisme et néoréalisme dans la théorie des relations internationales.