Charles Thépaut, diplomate et auteur de l’ouvrage « Le Monde arabe en morceaux » est venu à l’Institut Open Diplomacy nous éclairer sur la situation actuelle au Maghreb et au Mashrek. Pour comprendre ce qui a déclenché le printemps arabe en 2011, la naissance de Daech, les mouvements spontanés en 2019 au Liban, au Soudan, en Irak et en Algérie, la crise Syrienne et le rôle des puissances étrangères dans ces conflits, l’auteur s’est plongé dans le passé et la culture politique de ces pays, ce qui lui permet de discerner les différences entre les crises qui les occupent. Le 4 mars prochain sortira la nouvelle édition de son livre, originellement paru en 2017.
Aujourd’hui, loin de s’être stabilisées, les tensions politiques semblent même avoir escaladé dans certains Etats de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. En effet, en 2019 des soulèvements populaires ont fait écho au printemps arabe, ramenant au premier plan une situation économique et politique qui s’est encore dégradée. Mais quelles évolutions ont eu lieu entre les mouvements populaires de 2011 et 2019 ?
Des crises économiques et sociales sont au cœur des révoltes arabes
Si les situations ne sont pas identiques dans tous les pays touchés par le printemps arabe, il y existe pourtant un fond commun : toutes les révoltes sont nées avec d’importantes difficultés économiques.
Dans les années 80, les régimes autoritaires qui sont en place dans le monde arabe ont élaboré un système de distribution qui assure le minimum vital à tous. Le système libyen de redistribution de la rente pétrolière par Mouammar Kadhafi en constitue un bel exemple. Vers la fin des années 90, la situation a toutefois changé, notamment en raison de la libéralisation économique ayant pour conséquence d’accroître les inégalités. Par ailleurs, la surexploitation des nappes d’eau potable souterraines et la sécheresse liée au réchauffement climatique conduit aussi à accentuer la pauvreté. En quête d’eau potable, certaines populations sont ainsi contraintes de s’accumuler dans des bidonvilles autour des agglomérations.
Ainsi, en 2011, des émeutes ont éclaté en Algérie en raison du coût de la vie et chômage trop élevés. Mais le pays était en meilleure posture économique que certains de ses voisins. La tenue de consultations publiques, ainsi qu’une réforme politique visant à augmenter considérablement le salaire des fonctionnaires et de créer de nombreux postes de la fonction publique ont permis d’endiguer la crise. Néanmoins, la situation économique du pays s’est considérablement dégradée depuis, en raison de la baisse mondiale des prix du pétrole en 2014. Les autorités ne sont plus en capacité aujourd’hui d’« acheter une paix sociale ».
La situation économique au Liban était elle aussi moins critique lors des soulèvements tunisiens et égyptiens. Mais les inégalités se sont accrues depuis : en 2019, 1% de la population concentre un tiers des richesses, un autre tiers vit sous le seuil de pauvreté. Les infrastructures publiques sont insuffisantes surtout dans le sud du pays, provoquant régulièrement des crises liées à l’eau, la gestion des ordures, ou par exemple encore l’électricité.
Les populations saturent de l’inertie politique en Algérie et au Liban
Si les soulèvements populaires de 2011 n’ont pas de suite pris racine dans les pays comme l’Algérie, l’Irak ou le Liban, c’était notamment en raison de l’absence d’un visage ou d’une famille politique évidente qui aurait pu être visée directement par les contestataires. En revanche, la situation politique s‘est elle aussi dégradée depuis, faisant naître un « ras-le-bol » général.
Le système algérien alors organisé autour de Abdelaziz Bouteflika reposait sur des structures de pouvoir plus complexes, le rendant plus opaque. À l’inverse du cas tunisien, où l’ex-président Ben Ali avait rapidement été identifié comme responsable de la corruption et la répression, il était plus difficile de former une opposition forte au régime.
Mais depuis l’accident cardio-vasculaire de Bouteflika en 2013, ses absences ont été de plus en plus fréquentes et prolongées. Cela a engendré en conséquence une désolidarisation et fragilisation du régime. Ainsi, l’annonce d’un cinquième mandat en 2019 a déclenché une vague de manifestations de grande ampleur qui a perduré plusieurs semaines avant le retrait de la candidature. À la saturation du peuple envers l’inertie politique s’est ajoutée une véritable paralysie des institutions, en raison de l’incapacité d’organiser une succession. Dans ces conditions, il est impossible de répondre aux revendications économiques pressantes.
La situation au Liban est différente, mais avait cela en commun qu’on ne pouvait pas simplement viser le président ou le ministre, car ils n’étaient eux aussi que des acteurs parmi d’autres. Le système libanais repose sur une compétition politique et répartit le pouvoir entre les différentes communautés religieuses. Une des conséquences immédiates est la limitation des risques de mobilisations générales ou nationales.
De plus, en 2011, le Liban ne disposait pas de gouvernement. C’est cette même instabilité gouvernementale provoquée par les divisions confessionnelles du pays qui a conduit à de nouveaux soulèvements en 2019. La population est exaspérée par la paralysie politique qui ne permet pas de résoudre les problèmes économiques aujourd’hui urgents. L’objet de ces révoltes n’est pas tant la volonté de renverser le pouvoir politique en place comme cela a été le cas en Tunisie ou en Egypte en 2011, que d’améliorer le système institutionnel et même renforcer l’Etat.
Les bouleversements politiques sont provoqués par des dynamiques locales
Fin 2019, les mouvements organisés au Liban ou en Irak, ne sont pas de nature confessionnelle, mais répondent ainsi aux nombreuses crises des services publiques et l’incapacité des dirigeants d’y remédier. On fait appel à la démission des autorités, on exige des élections anticipées, la nomination d’un gouvernement technocrate, la rédaction d’une nouvelle constitution garantissant l’Etat de droit et mettant fin à la corruption.
Cet exemple reflète une difficulté commune aux soulèvements qui ont traversé le monde arabe, que ce soit en 2011 ou en 2019. Une contradiction fondamentale subsiste entre l’urgence économique à l’origine des révoltes et la nécessité de temps pour les changements institutionnels y répondant. Car si les demandes se font pressantes, les crises n’en restent pas moins complexes. Les gouvernants et les scientifiques n’ont aucune solution évidente à présenter dans ces Etats ou les systèmes politiques et économiques ont été bâtis il y a plus d’une soixantaine d’années.
Les populations ont eu le sentiment d’être dépossédées de leur influence politique. En marchant dans la rue, les mouvements politiques qui ont été étouffés auparavant par des politiques de dissuasion efficaces ont saisi la possibilité de s’exprimer. Le caractère viral de ces manifestations s’est renforcé avec l’extension de l’utilisation d’Internet et des smartphones qui a quasiment doublé pendant la dernière décennie. Avec eux, les réseaux sociaux sont beaucoup plus employés, incitant une communication instantanée des mobilisations. Étaient ainsi partagées des vidéos des cortèges algériens ou libanais en temps réel.
Ces dynamiques locales qui poussent au changement politique depuis 2011 ont eu pour conséquence de transformer le comportement des acteurs étrangers. En effet, les demandes sociales de la rue sont entrées en collision avec la géopolitique. Le processus s’est même inversé, puisque les populations essaient de prendre à témoin la communauté internationale qui ne peut que suivre les événements.
Les dynamiques régionales s’affirment avec le retrait des Etats-Unis
Ces dynamiques régionales s’affirment d’autant plus que les Etats-Unis se retirent progressivement de la zone de conflit : annonce du retrait des troupes de Syrie, absence de représailles à la destruction d’un drone militaire américain à Téhéran, idem pour l’attaque d’installations pétrolières saoudiennes majeures en 2019.
Les Etats-Unis qui s’étaient érigés comme « police mondiale » ont commencé à transformer leur politique étrangère dès l’arrivée au pouvoir de Barack Obama. On peut identifier l’origine de cette tendance non-interventionniste des suites de l’intervention en Irak à laquelle serait liée la naissance de Daech. La longueur des conflits armés dans cette zone, a poussé les américains à renoncer de prendre des engagements militaires durables, préférant des action d’intervention anti-terroristes ciblées, des actions immédiates comme l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani en janvier 2020 ou encore des sanctions économiques à distance. À ce traumatisme s’ajoute la perte d’intérêts économiques liée au développement du gaz de schiste mettant ainsi fin à leur dépendance pétrolière. Donald Trump ne s’intéresse plus à ces « guerres compliquées et sans fin » mais se limite à la stricte défense des intérêts américains.
Ce changement de posture de la part des Etats-Unis impacte aussi le comportement des autres acteurs. D’une part, au niveau local, cela amoindri les chances de conclure des accords de paix dans les zones de haute insécurité. Le « gendarme » américain n’est plus là pour protéger le plus faible ou freiner les massacres. On pense encore pouvoir écraser l’autre, on a peur de se faire massacrer si on rend les armes. Dans ces conditions, on ne peut pas se réunir autour d’une table de paix. De plus, le retrait des Etats-Unis des accords nucléaires avec l’Iran entraîne le risque de prolifération de l’arme nucléaire.
D’autre part, la voie est libre pour d’autres puissances étrangères comme la Turquie ou la Russie qui n’hésitent pas à employer stratégiquement leurs forces militaires. Les relations avec Moscou se multiplient pour gérer les différents conflits du golfe. Et ainsi on y retrouve une puissance étrangère crédible sur le plan sécuritaire aux yeux des acteurs locaux. Face à elle, l’Europe a du mal à se positionner à défaut d’une véritable politique de défense commune et en l’absence de leur long allié militaire américain. Pendant ce temps, la Chine continue d’observer tout en renforçant sa position commerciale.