La question de l’engagement des diasporas dans leur pays d’origine, tant par sa nature que par ses effets, est de plus en plus observée dans l’ordre international. Plusieurs facteurs encouragent cette prise en considération : le nombre croissant de migrants dans le monde en augmentation selon la division de la population des Nations Unies (de 153 millions d’individus en 1990 à 280 millions en 2020), ou encore l’augmentation des moyens et mécanismes dont les diasporas disposent pour interagir avec leur pays d’origine, amènent à considérer les diasporas comme des acteurs non-étatiques majeurs du système-monde contemporain.
Les diasporas, acteurs de plus en plus étudiés par les sciences sociales et politiques
Dans son article « Political Effects of Internal Migration » de 2014, Devesh Kapur a dressé une classification des mécanismes d’influence politique des migrations internationales sur le pays d’origine, au nombre de quatre : mécanisme prospectif, mécanisme d’absence, mécanisme diasporique et mécanisme de retour.
Le mécanisme prospectif est la conséquence comportementale des attentes des migrants potentiels avant leur parcours migratoire. La perspective d’un départ a un impact sur la probabilité de s’engager dans la vie locale et de s’impliquer politiquement. Gary Goodman et Jonathan Hiskey ont démontré dans un article de 2008 paru dans la revue Comparative Politics, qu’au Mexique le taux de participation aux élections et le degré d’implication politique étaient moindres dans les villes à fort taux d’émigration. Si les élites conçoivent leur futur et celui de leurs enfants en dehors de leur pays d’origine, leur engagement et la pression exercée sur les acteurs politiques pour l’accès aux biens communs tels que la santé ou encore l’éducation supérieure seront moindres.
Le mécanisme d’absence dépend, quant à lui, de la démographie des émigrants. Le vide créé par le départ d’une part de la population affecte les équilibres démographiques. Cela peut être orchestré par les autorités du pays d’origine afin d’éloigner certains groupes problématiques pour maintenir un statu quo politique. Toake Endoh a démontré dans son ouvrage de 2009 Exporting Japan: Politics of Emigration to Latin America, que pendant l’entre deux-guerres, le Japon a encouragé l’émigration à l’aide de subventions, officiellement pour réduire la pression démographique du pays. En réalité, les émigrants de cette période provenaient, dans leur écrasante majorité, des régions de Kyushu et Yamaguchi, où les troubles civils étaient élevés et où les populations Burakumin marginalisées étaient concentrées. Cela a permis au régime japonais de maintenir son assise à cette période. L’absence crée de nouveaux espaces politiques qui peuvent être exploités par les régimes politiques ou leurs opposants.
Le mécanisme diasporique repose, lui, sur le degré d’attachement, d’implication et d’influence de la diaspora envers le pays d’origine. L’étude de l’influence des diasporas a longtemps été cantonnée aux remises migratoires. Cependant les remises financières ne constituent qu’un moyen parmi d’autres d’influencer politiquement leur pays d’origine. Certaines diasporas disposent du droit de vote, d’autres financent des candidats ou des partis, d'autres encore transmettent de nouvelles idées politiques à leurs proches restés au pays.
Enfin, le mécanisme de retour est actif quand les émigrants reviennent dans leur pays d’origine avec un capital humain amélioré, un meilleur capital financier, et des réseaux développés à l’étranger.
La nature, l’ampleur et la durée de l’impact de ces mécanismes d’influence politique dépendent de plusieurs facteurs : les caractéristiques démographiques des émigrants, le contexte d’origine et la destination, le moment et la durée, les raisons du projet migratoire ainsi que le parcours migratoire en lui-même (légal, illégal, direct, par étapes, par regroupement familial, par adoption, par asile etc.).
Entre consolidation et fragilisation des régimes : le rôle politique des remises migratoires en contexte autocratique
Alors que les effets de l’aide publique au développement sur la politique des pays récipiendaires sont bien étudiés dans la littérature, l’influence des remises migratoires qui constituent une part importante des flux financiers internationaux et parfois une part importante du PIB, est moins étudiée. Bien qu’étant des flux d’individu à individu, les remises migratoires peuvent influencer le système politique du pays d’origine des diasporas à l’origine de ses flux.
Néanmoins, dans le contexte des régimes autocratiques, l’influence du mécanisme diasporique à travers les remises migratoires financières et non-financières est ambiguë. Alors qu’un effet de stabilisation du pouvoir en place existe, les remises migratoires peuvent aussi avoir un effet de démocratisation de ces régimes.
Les remises migratoires entretiennent parfois un effet de stabilisation des régimes autoritaires. Elles peuvent être analysées comme une rente reçue directement par la population, permettant au gouvernement de réduire ses dépenses sociales et d’investir ses revenus dans des stratégies de maintien au pouvoir (corruption, répression, propagande). Les remises migratoires combinées aux flux d’aide publique au développement sont ici un substitut des dépenses sociales des gouvernements autoritaires. Faisal Ahmed a démontré, dans un article de 2012, qu’il existe une corrélation statistiquement significative entre l’augmentation de la part des rentes dans le PIB, et la réduction de la probabilité d’un renversement des régimes autoritaires et du mécontentement général de la population vis-à-vis du gouvernement.
Abel Escribà-Floch, Covadonga Meseguer et Joseph Wright ont quant à eux identifié dans un article de 2015, un phénomène de démobilisation associé aux flux de remises migratoires. Les remises étant des flux contre-cycliques qui tendent à être très stables dans le temps, elles ont une tendance à isoler les populations qui en reçoivent de leur contexte économique local et à réduire leur dépendance au gouvernement, et par conséquent, leurs attentes du gouvernement.
Néanmoins, les remises migratoires peuvent également, le cas échéant, provoquer des effets de renversement des régimes autoritaires. Le premier mécanisme réduisant l’assise de ces régimes concerne les remises migratoires non-financières tels que les transferts d’idées, d’informations, de normes sociales, de valeurs démocratiques, d’une diaspora établie dans des pays démocratiques vers le pays d’origine. Ces remises altèrent les préférences et comportements politiques et nourrit des aspirations démocratiques dans les pays d’origine. Dans un ouvrage de 2009, Clarisa Perez-Armendariz et David Crow ont mis en évidence qu’au Mexique, les citoyens ayant des liens personnels forts avec la diaspora ont un niveau d’engagement civique et politique plus élevé.
Le deuxième mécanisme est économique. Le revenu des populations des pays d’origine étant accru par les remises reçues, les gouvernements autoritaires sont contraints de dépenser plus afin de garder les électeurs sous leur emprise. Tobias Pfutze (2014) a démontré dans un article de 2014 publié dans l’International Studies Quarterly qu’entre 2000 et 2002, les remises migratoires ont eu, par ce mécanisme, un effet positif sur la compétitivité des élections municipales mexicaines par la réduction du pouvoir clientéliste du Partido Revolucionario Institucional.
Enfin, les remises migratoires permettent aussi d'accroître l’indépendance des individus par rapport aux biens publics et aux transferts publics. Les remises offrent une opportunité de sortir de l’emprise des régimes autoritaires et ouvrent un espace politique nouveau pour des forces contestataires de l’ordre établi. Les remises permettent également aux récipiendaires du temps et des ressources réduisant le coût d’une expression politique d’opposition.
Ces trois effets sont complémentaires. Alors que les populations récipiendaires changent de perception sur le système en place à travers l’exposition à des valeurs démocratiques (remises non-financières), l’effet des remises migratoires financières catalyse ce changement d’idées en offrant les possibilités matérielles de changer le statu quo.
Les effets de l’émigration et plus précisément des remises migratoires sur les régimes politiques du pays d’origine sont complexes et contradictoires. Alors que certaines dynamiques soutiennent le maintien des régimes autoritaires, d’autres favorisent leur renversement. Beaucoup de variables entrent en jeu tels que la typologie des régimes, la temporalité, ou encore le degré de démocratisation des pays où la diaspora est établie. Les analyses fournies par la littérature scientifique demeurent cependant très contextualisées et centrées sur des cas spécifiques. De plus, les remises migratoires, qu’elles soient financières ou non, ne sont pas les seuls facteurs de changement politique et les autres mécanismes du modèle de Kapur, précédemment cités, jouent également un rôle primordial au même titre que les mécanismes non reliés au phénomène migratoire.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Aymeric Faure est Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les questions migratoires.