Titulaire d’un doctorat en science politique, Marc Hecker est directeur de la recherche et de la valorisation à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère. Il est le co-auteur avec Elie Tenenbaum de La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle (Robert Laffont, 2021), ouvrage qui a obtenu le Prix du livre géopolitique 2021.
En 2001, les États-Unis s’engageaient en Afghanistan après avoir été frappés par l’attentat le plus meurtrier connu à ce jour. Ils quittent aujourd’hui le pays dans des conditions déplorables. Faut-il en conclure qu’ils ont perdu leur « guerre globale contre le terrorisme » ?
Il est plus difficile de raisonner en termes de victoire ou de défaite que de succès et d’échecs. Au fond, quels étaient les objectifs stratégiques des différentes parties ? George W. Bush a clairement expliqué dans son discours au Congrès du 20 septembre 2001 que « la guerre contre la terreur commence avec al-Qaïda, mais elle ne s’arrête pas là. Elle ne cessera que lorsque tous les groupes terroristes de portée globale auront été trouvés, arrêtés et défaits ». Il a par ailleurs inclus ceux qui les hébergeraient : la référence aux talibans qui abritaient Ben Laden était claire.
Le résultat aujourd’hui laisse dubitatif. Certes, l’opération Enduring Freedom [NDLR : opération militaire menée par les États-Unis en réponse aux attentats du 11 septembre 2001 et se déclinant dans plusieurs régions du monde, la principale restant l’Afghanistan] a porté un coup très dur à al-Qaïda et les États-Unis ont réussi à empêcher un nouvel attentat de l’ampleur du 11-Septembre sur leur territoire national. Toutefois, l’organisation d’Oussama Ben Laden n’a pas été vaincue – en dépit de la mort de son chef en 2011 – et les talibans, quant à eux, sont même parvenus à reconquérir le pouvoir à Kaboul.
Les objectifs de la mouvance djihadiste globale consistaient pour leur part à « chasser les juifs et les croisés » des terres d’islam, à renverser les gouvernements « apostats » et à établir un califat unissant l’Oumma [NDLR : la communauté des croyants musulmans]. Même en prenant en compte le bref califat de Daech (auquel al-Qaïda s’est opposé) –, force est de constater que ces objectifs n’ont pas non plus été atteints.
Si l’on fait abstraction de l’image précipitée du retrait, ne s’agit-il pas justement d’un succès pour Joe Biden, qui parvient à clore un dossier sur lequel ses trois prédécesseurs ont dû reculer ?
Joe Biden défendait déjà le retrait lorsqu’il était le vice-président de Barack Obama. La mort d’Oussama Ben Laden en 2011 a constitué une opportunité de désengager les Etats-Unis du « grand Moyen orient » pour « pivoter » résolument vers l’Asie. Il était alors question d’en finir avec la doctrine de la « contre-insurrection », supposant des contingents massifs au sol et donc un coût financier et humain considérable. Biden défendait une approche plus légère dite de « contre-terrorisme + » fondée sur le renseignement, les drones, les forces spéciales et la formation des armées locales.
Cette logique de désengagement du Moyen-Orient a été contrariée par les « printemps arabes » et la déstabilisation de plusieurs Etats comme la Syrie ou la Libye. L’émergence et la montée en puissance de l’État islamique a contraint les États-Unis à se réinvestir dans la région, à commencer en 2014 par l’Irak qu’ils espéraient avoir quitté définitivement trois ans plus tôt.
Nul ne peut prédire pour le moment les conséquences politiques pour Joe Biden du retrait chaotique d’Afghanistan à l’été 2021. La menace djihadiste est encore bien présente. Le Center for Strategic and International Studies (CSIS) estime que les djihadistes sont deux à trois fois plus nombreux aujourd’hui qu’en 2001 et qu’ils restent déterminés à attaquer les États-Unis et leurs alliés. En seront-ils pour autant capables ?
On ne sait pas, aujourd’hui, si l’Afghanistan redeviendra un sanctuaire du djihadisme international. Si un attentat de grande ampleur, planifié en Afghanistan, venait à toucher les Etats-Unis dans les prochaines années, Joe Biden en paierait sûrement un prix politique élevé. En revanche, si les Talibans s’en tiennent à leurs promesses de rompre avec al-Qaïda et parviennent à réduire la branche régionale de Daech, le président américain aura remporté son pari. De manière plus générale, les électeurs américains s’intéressent peu à la politique étrangère et peuvent rapidement oublier l’épisode afghan de l’été 2021.
Justement, les talibans parviendront-ils cette fois à contenir réellement les ambitions terroristes d’al-Qaïda ?
Pour ma part, je préfère rester prudent. Les talibans affirmaient déjà avoir rompu avec al-Qaïda lorsqu’ils ont débuté, à partir de 2018, la négociation des accords de Doha avec les États-Unis. Or, nous disposons à ce jour d’un faisceau d'indices tendant à montrer que les liens avaient été maintenus. Par exemple, un raid contre un repaire taliban à Musa Qala à l’automne 2019, a débouché sur la mort d’Assim Omar, l’émir d’al-Qaïda dans le sous-continent indien.
Les talibans ont hébergé al-Qaïda dans les années 1990 et ont tissé, au fil du temps, des liens de frères d’armes et parfois même des relations matrimoniales. Le réseau Haqqani, réputé proche d’al-Qaïda est bien ancré dans le gouvernement intérimaire présenté par les talibans. Plusieurs membres de ce gouvernement ont leur tête mise à prix par les États-Unis, à commencer par le ministre de l’Intérieur, Sirajuddin Haqqani.
Les talibans connaissent toutefois la ligne rouge de Washington. Si un attentat majeur, planifié en Afghanistan, touchait les Etats-Unis, alors la réplique serait très sévère. Joe Biden a insisté à plusieurs reprises sur les capacités de frappe à distance de l’armée américaine. Cette épée de Damoclès sera-t-elle suffisante pour faire évoluer les talibans ? En outre, ces derniers seront-ils vraiment en mesure de contrôler la totalité du territoire afghan et d’empêcher le développement d’un groupe terroriste international ? Nous ne le savons pas pour le moment, mais nous voyons que, depuis la mi-août 2021, Daech multiplie les attaques contre les Talibans et contre les chiites.
Enfin, il ne faut pas garder à l’esprit les dimensions temporelle et spatiale. Je doute que l’Afghanistan redevienne du jour au lendemain un sanctuaire djihadiste. Mais rappelez-vous qu’entre 1996 - l'arrivée au pouvoir des talibans - et le 11 septembre 2001, il s’écoule cinq ans. Qui peut prédire aujourd’hui l’état de l’Afghanistan dans cinq ans ? Pour ce qui est de l’espace, l’Afghanistan est un pays éloigné de l’Occident. Si le terrorisme devait « déborder » d’Afghanistan, ce serait probablement d’abord vers les pays de la région. La victoire des talibans a par exemple suscité beaucoup d’inquiétudes en Inde.
Revenons-en à votre livre. Malgré leur antagonisme structurant, l’État islamique n’adopterait-il pas depuis 2017 une stratégie s’inspirant de celle d’al-Qaïda, c’est-à-dire l’abandon à court terme du projet de califat pour évoluer en une nébuleuse avec de multiples déclinaisons régionales ?
La bipolarisation de la mouvance djihadiste entre al-Qaïda et Daech semble durable. On assiste néanmoins à l’autonomisation de certains groupes djihadistes locaux avec par exemple Hayat Tahrir al-Sham dans la poche d’Idlib [NDLR : dans le nord-est syrien] en Syrie qui affirme avoir rompu les liens avec al-Qaïda. C’est un exemple pertinent d’une autre opposition, entre djihad local et djihad global, elle aussi importante pour appréhender le phénomène djihadiste.
Pour répondre plus directement à votre question, nous ne présentons pas les choses comme cela dans La Guerre de vingt ans. La stratégie de décentralisation d’al-Qaïda a été progressive : en Irak en 2004, au Maghreb islamique en 2006, dans la péninsule arabique en 2009 puis au sous-continent indien en 2014, sans même mentionner des groupes comme al-Shebaab ou Jabhat al-Nosra. Cette stratégie est venue en appui à la résilience d’al-Qaïda. L’État islamique, au contraire, a revendiqué d’emblée des ambitions globales avec son projet de califat universel et l’ouverture de « provinces » dans différents pays. On assiste désormais à son attrition : s’il est encore capable de pratiquer le terrorisme, il n’est plus en mesure d’administrer réellement des territoires.
L’État islamique a eu le vent en poupe à partir de 2013-2014, mais le groupe est désormais sur le déclin. Al-Qaïda est plus discret que Daech et n’hésite pas à se mettre en retrait pour s’ancrer dans des alliances locales. En témoigne l’exemple du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) dont la place d’émir a été laissée à Iyad Ag Ghali, un Touareg.
Passons aux enseignements de la guerre de vingt ans. Quelles ont été les évolutions depuis 2001 du state building ? Ce projet politique, indissociable de l’intervention militaire, n’est-il pas tout simplement une utopie ?
À l’origine, le state building repose sur la conviction qu’il fallait établir un Etat solide et juste – avec un gouvernement démocratiquement élu – pour combattre les « root causes » (causes profondes) du terrorisme. En effet, la mauvaise gouvernance et l’injustice patente étaient autant de facteurs qui étaient perçus comme faisant le lit de la radicalisation.
En Afghanistan comme en Irak, les gouvernements ont été renversés par les Etats-Unis, respectivement en 2001 et 2003. Dans les deux cas, le state building a été un échec qui s’est notamment matérialisé par la débâcle de l’armée. En 2014, l’armée irakienne n’a pas fait le poids face à quelques centaines de combattants de Daech qui ont réussi à conquérir la deuxième ville du pays, Mossoul. En 2021, l’armée afghane s’est débandée face à l’offensive talibane.
Après le regime change, les Occidentaux ont expérimenté d’autres méthodes : contre-insurrection, « contre-terrorisme + », contre-terrorisme, etc. Mais au final, en dépit de tout ce qui a été tenté et des moyens considérables investis, le nombre de djihadistes est aujourd’hui plus élevé qu’il y a vingt ans... C’est un échec, mais pas une défaite. La guerre contre le terrorisme finit par ressembler à un mythe de Sisyphe stratégique : les leaders sont éliminés et les sanctuaires détruits, mais les groupes parviennent à recruter à nouveau et à remonter en puissance.
Au Sahel, la coopération avec les États régionaux est rendue de plus en plus difficile par l’instabilité politique. La solution passera-t-elle par l’ouverture d’un dialogue avec certains mouvements djihadistes locaux, établissant de fait un précédent en termes de realpolitik ?
C’est une option que nous examinons dans le livre. Officiellement, la France se positionne contre les négociations avec les groupes terroristes au Sahel. Elle ne fait pas comme les Américains en Afghanistan qui, à partir de 2018, ont fait le choix de négocier avec les Talibans (en marginalisant d’ailleurs le gouvernement afghan). Elle s’oppose même à ce que les autorités locales engagent des pourparlers avec les groupes djihadistes. C’est un des points de tension avec les dirigeants maliens.
On constate, après huit ans d’intervention militaire au Sahel, que la situation est loin de se stabiliser, alors même que des chefs terroristes sont régulièrement éliminés. Dans ce contexte de violence qu’on peine à endiguer, peut-être convient-il de ne se fermer aucune porte. Le dialogue ne signifie pas l’abandon de la lutte par des moyens militaires. Les deux peuvent aller de pair.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Livio Bachelier est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialisé en politique américaine et doctrine de défense.