Depuis le début du mois d’octobre, un vent de contestation souffle sur l’Amérique latine ; en particuliers sur les pays andins. De tous les soulèvements qui agitent le continent, celui du Chili a une portée particulière : il affecte un pays qui ne connaît ni crise économique ni conflit majeur, et qui, par bien des aspects, se voulait un modèle. Le Chili n’aime pas être comparé à ses voisins sud-américains qui connaissent eux-aussi des situations critiques, comme l'Equateur, la Bolivie, l’Argentine ou le Pérou. Il préfère se voir et se penser comme un membre de l’OCDE, le club des pays riches, qu’il fut le premier du continent à rejoindre le 7 mai 2010. Lors de la cérémonie Michelle Bachelet, alors présidente du Chili, avait déclaré :
« La "voie chilienne" et son expérience enrichiront les acquis de l'OCDE sur des questions clés. Le Chili s'est engagé dans un effort continu de réforme de son économie. Depuis près de vingt ans, le Chili s'est doté d'un solide ensemble d'institutions démocratiques et a réussi à combiner une croissance économique robuste avec un niveau de protection sociale plus élevé. Cette expérience sera d'une grande valeur pour l'OCDE alors que nous cherchons à relever des défis communs tels que les inégalités, la couverture santé ou la viabilité des régimes de retraite »
Rassemblement sur la Plaza Italia, épicentre des manifestations à Santiago, ©Nicolás Amigo
9 ans plus tard, le Chili se retrouve en proie à la plus importante crise sociale de son histoire récente. Trois jours après le début des manifestations, dans un discours retransmis en direct à la télévision, le président Sebastián Piñera a décrété l’état d’urgence dans neuf des seize régions du pays, dans le but « d’assurer l’ordre public, la tranquillité et la protection des biens publics et privés, ainsi que de garantir les droits des citoyens (…) » et de lutter « (…) contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite. »
La désignation d’un ennemi interne a directement fait écho à ce que fut la doctrine de sécurité nationale sous la dictature. La furie qui s’est déchaînée dans ce pays austral depuis le 18 octobre dernier, après une modeste augmentation des tarifs du métro, a déjà fait plus de 20 morts, envoyé des centaines de personnes derrière les barreaux et fait resurgir le désagréable vision d’une capitale, Santiago, occupée par les militaires et soumise pendant près d’une semaine à la rigueur du couvre-feu. Une autre image que l’on n’avait pas vu au Chili depuis la dictature d’Augusto Pinochet.
L’armée chilienne se déploie dans le centre Santiago, ©Reuters / I.Alvarado
Une colère prévisible
Depuis 1990, la démocratie est revenue au Chili. La violence a reculé. Le pays a connu la croissance économique et des millions de personnes sont sorties de la pauvreté. Le Chili est devenu un pays de classes moyennes, les coutumes ont évolué et la consommation s’est généralisée. Mais le système économique libéral mis en place par les « Chicago Boys », comme on surnommait un groupe d’économistes chiliens formés aux États-Unis, s’est maintenu : effacement de l’État, privatisations massives et baisse des prestations sociales.
Cette recette ultra-libérale s’est prolongée sous des formes différentes jusqu’à aujourd’hui, faisant du Chili l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Cette réalité a été jusqu’à présent occultée par les résultats positifs en termes de sortie de la pauvreté de millions de Chiliens entrés récemment dans la classe moyenne. L'inflation est demeurée faible et le chômage n'est jamais monté en flèche. La pauvreté continue également de diminuer, alors même qu'elle s'aggrave dans le reste de la région. Et la corruption ? Les scandales chiliens semblent bien modestes par rapport à ceux qui ont suscité l’indignation générale en Argentine, au Brésil, en Équateur et au Pérou. Le Chili est la seule grande économie sud-américaine à avoir échappé au scandale d'Odebrecht SA, le géant brésilien du BTP qui a transformé le versement de pots-de-vin en véritable sport latino-américain.
Cependant, si le Chili s'en tire bien sur le plan des statistiques, les chiffres ne disent pas tout. Le Chili a amélioré ses conditions de vie générales et réduit la pauvreté mais deux Chilis coexistent, dans un contraste saisissant. C'est là que les problèmes du Chili rejoignent ceux du reste de la région. De Quito à Santiago, de La Paz à Buenos Aires, élites sociales et dirigeants semblent « hors sol ».
Drapeau chilien déployé Plaza Italia, avec le slogan #ChileDespertó, « le Chili s’est réveillé ». ©AP
Face à la fracture sociale, « ¡Chile despertó ! »
À l’origine des différents soulèvements populaires, au Chili comme en Équateur, ce sont de petites mesures économiques qui ont allumé un foyer de contestations inédites. Le refus de ces mesures par la population met en lumière l’état d’urgence sociale dans lequel se trouvent les habitants. La moindre augmentation des dépenses quotidiennes peut fragiliser durablement le niveau de vie. Ces premiers signes de fissures au sein de la société chilienne sont apparus bien avant que le Chili n’intègre l’OCDE. En 2006 d’abord, puis en 2011, des manifestations étudiantes sans précédent laissaient déjà deviner la révolte à venir.
Puis le vendredi 18 octobre dernier, le ras-le-bol social a éclaté au grand jour. L’augmentation des tarifs des transports publics dans la capitale, et notamment celle du prix du ticket de métro de 3,5 %, est à l’origine de la contestation. Mouvements initiés par les étudiants, les manifestations sont devenues massives. Cette hausse du prix du métro a mis le feu aux poudres. La colère s’accumulait depuis trop longtemps, et les slogans des manifestants le font savoir : « No son los 30 pesos, ¡son los últimos 30 años ! » ( « Il ne s’agit des 30 pesos, mais des 30 dernières années ! ».). Dans le viseur des manifestants : des retraites de misère, l’envolée des prix de l’électricité, des listes d’attente interminables dans les hôpitaux publics, l’endettement des étudiants, la corruption généralisée de la classe politique, de la sphère économique et de l’armée, les ententes sur les prix entre grandes entreprises, le clientélisme et les conflits d’intérêts, les déprédations de l’environnement (le Chili est un pays minier), la rareté de l’eau aggravée par sa privatisation etc…
Le fossé entre le discours officiel et la vie quotidienne s’est peu à peu creusé. Il est aujourd’hui trop grand pour être enjambé. Une semaine avant le début de la crise, le président Sebastian Piñera déclarait : « le Chili est une oasis de stabilité dans une Amérique latine en proie à de violente convulsions ». Oasis où les inégalités sont plus prononcées qu’au Guatemala ou au Nicaragua.
Bilan : le contrat sociale est rompu quand les manifestations sont réprimées aussi durement.
- Les forces de l’ordres procèdent en quelques jours à des milliers d’arrestations.
- Des affrontements violents éclatent entre manifestants et forces armées. Après un premier décompte du ministre de l'intérieur faisant état de 11 morts, contredit par l’Institut National des Droits de l’Homme, de nombreuses plaintes sont déposées pour tortures, mauvais traitements et viols à l'encontre de carabiniers et de militaires. Le bilan final officiel fait état de 23 morts. L'ancienne présidente du Chili, Michelle Bachelet, à présent Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme a envoyé des observateurs sur place pour évaluer la situation.
- Le réseau de métro de Santiago est totalement détruit (un service vital pour la capitale qui transporte quotidiennement 2,2 millions de personnes dans une ville qui en compte 9).
- Des centaines de supermarchés sont incendiés et pillés dans tout le pays.
Statut de la liberté dans le quartier Lastarria à Santiago. Crédits Nicolás Amigo
Un modèle inégalitaire à bout de souffle
“Hay dos panes. Usted se come dos. Yo ninguno. Consumo promedio: un pan por persona” (“Il y a deux morceaux de pains. Vous en mangez deux. Moi aucun. Consommation moyenne : un pain par personne »)
- Nicanor Parra, poète chilien (1914 –2018)
Dans le monde entier, des manifestations ont marqué le second semestre 2019. La crise chilienne s’apparente, dans sa genèse, à celle que connaît la France depuis des mois avec les gilets jaunes, ou à la crise que traverse actuellement le Liban et qui a récemment provoqué la démission du premier ministre Saad Hariri.
Dans les trois cas, un épiphénomène a cristallisé les tensions accumulées en amont, pour déboucher sur une dénonciation générale de l'ordre économique et social : le prix du ticket de métro à Santiago ; la hausse du prix de l'essence en France ; l’instauration d’une taxe sur les appels via l’application Whatsapp à Beyrouth.
Ces éclairs ont mis le feu à des mouvements plus larges, révélant des injustices, des frustrations et un manque d'autonomie, d’égalité et de justice plus profonds remontant à des décennies. Le malaise ne semble pas prêt de s'atténuer. Le système économique et social chilien est devenu progressivement une véritable poudrière que les mesures récentes n’ont eu aucun mal à embraser. Face à des inégalités croissantes, des systèmes précaires et une plus grande difficulté à faire face aux dépenses de la vie quotidienne, le mécontentement social n’a cessé de se renforcer ces dernières années.
Les gouvernements chiliens se sont contentés pendant des années de leur statut de première économie d'Amérique du Sud, fiers de faire partie des pays les plus stables d'Amérique Latine. Force est de constater qu’à trop se reposer sur leurs lauriers, la croissance économique, (entre 2 et 3% chaque année), supérieure à la moyenne régionale, ne fait plus vivre ses citoyens.
La faute à un terrible manque de redistribution des richesses et à une société de classes.
- Sur le plan économique, les prix ne cessent d’augmenter : l’électricité de 9,2 % cette année, les titres de transports de 3,5 %, impactant à la hausse les dépenses de la vie quotidienne.
- Sur le marché du travail, les emplois précaires et les bas salaires se multiplient. Pour 45 heures de travail par semaine, le salaire minimum au Chili s'élève à 300.000 CLP (372 euros). 70% des chiliens gagnent 500.000 CLP par mois ou moins (620 euros) pour un coût de la vie similaire à celui d’une ville française moyenne. Une personne effectuant de longs trajets pour aller travailler peut dépenser chaque mois jusqu’à 192.000 CLP dans les transports en commun (soit 238 euros, un tiers du salaire mensuel pour 70% des chiliens). Une consultation chez le médecin coûte 45.000 CLP (55 euros, sans aucun remboursement), et le coût du panier de biens et de services basiques (pour une famille de 4 personnes, nourritures, eau, électricité, gaz, internet) s'élève à environs à 650.000 CLP soit 800 euros.
- Sur le plan social, les systèmes éducatif et d’accès aux soins sont aujourd’hui très coûteux et inégalitaires car, en grande partie, privatisés.
Pour vivre, les chiliens s'endettent en permanence et ce sur un temps très long. Le rapport de la Banque Centrale sur les comptes nationaux par secteur institutionnel pour le premier trimestre de 2019 a révélé que l'endettement des ménages chiliens continuait d'augmenter et venait d’atteindre un nouveau sommet historique. L'encours de la dette présenté par les ménages au Chili équivaut à 73,5% du revenu disponible.
« Notre modèle économique a apporté le progrès à notre pays mais il est très individualiste et a engendré une fracture sociale énorme. Aujourd'hui, nous n'avons plus confiance en nos institutions et c'est tout notre modèle économique que nous remettons en question. Nos dirigeants ne se rendent pas compte de ce que nous vivons. La classe politique est devenue une caste qui vit hors de la réalité » explique Felipe Cifuentes, gérant d’une entreprise de production événementielle dans le quartier de Providencia, à Santiago.
Le président Sebastian Piñera à l'annonce de son nouveau gouvernement, le lundi 28 octobre, ©CNN
Sorties de crise ?
La particularité de ces mobilisations réside dans leur intensité et leur envergure. Impliquant en un temps très court un grand nombre de personnes, notamment grâce aux réseaux sociaux, ces mouvements de protestations ont revêtu un caractère inédit par la violence qu’ils ont généré et par le nombre de morts à la suite du déploiement de l’armée dans la rue.
Au Chili, les manifestants réclament des changements structurels et un renouvellement complet de la classe politique, que de timides réformes de circonstance ne peuvent offrir. Ils pointent du doigt la déconnexion des élites politiques par rapport à la réalité que vivent leurs concitoyens, et qui les rend incapables d’apporter des réponses crédibles aux problèmes soulevés.
À l’opposé du train de vie austère que mène une grande majorité de la population, se trouve la classe politique, directement visée par les manifestations. Les députés chiliens gagnent plus de 12 fois le salaire moyen. Devant cette réalité, soudainement devenue trop visible à ses yeux, Sebastian Piñera s’est repris. Il s’est excusé publiquement, en promettant un « dialogue national ».
Il a largement remanié son gouvernement et n’a pas tardé à annoncer la mise en place de mesures sociales directement issues des revendications de la population. Mais comme souvent, ce qui aurait pu calmer les choses les premiers jours, arrive trop tard pour éteindre le brasier. Un million de personnes se sont réunies dans les rues de Santiago et de Valparaíso vendredi 25 octobre, et de nouveau une foule considérable le lundi suivant devant le Palais de la Moneda à Santiago.
La mobilisation ne faiblit pas. D'un côté, des manifestations pacifiques massives ; de l'autre, la violence, la destruction, et les pillages. Le remaniement ministériel n’a pas suffi à arrêter l'explosion sociale qui secoue le pays, enlisé dans sa plus grande crise depuis son retour à la démocratie. La suspension de l'augmentation des tarifs du métro - l'étincelle qui a déclenché l'explosion - et l'annonce d'une augmentation du salaire minimum, entre autres mesures annoncées la semaine dernière par Sebastián Piñera, n'ont pas non plus réussi à calmer la population.
La population milite désormais pour une nouvelle constitution. Instauré en 1980 suite à l’arrivée au pouvoir de la junte militaire du général Pinochet la constitution en vigueur cristallise le rejet, et fait office de relique de la dictature.
L'analyse effectuée conjointement par le Centre de microdonnées de l'Université du Chili, le Millennium Nucleus in Social Development (DESOC), et le Centre d'études sur les conflits et la cohésion sociale (COES) a montré que 85% des chiliens seraient favorables à une nouvelle Constitution. L'enquête hebdomadaire CADEM, augmente de 2% ce résultat, pour atteindre les 87%. Dans la même enquête, la désapprobation de l’action du président Sebastián Piñera a de nouveau augmenté, atteignant 79%, le plus haut niveau depuis le retour de la démocratie.
Répercussions mondiales
Coup dur pour le Chili. Le pays allait accueillir coup sur coup avant la fin de l’année le sommet Asie-Pacifique (APEC) – où Donald Trump et Xi Jinping espéraient conclure la paix commerciale –, puis la COP 25, rendez-vous majeur de l’agenda sur le climat.
L’annulation mercredi 30 octobre de ces deux réunions internationales donne la mesure de l’ampleur de la crise sociale qui touche le pays depuis des semaines. Lors du précédent G7 organisé à Biarritz les 24, 25 et 26 août derniers, le président français Emmanuel Macron avait souhaité aborder les débats à travers le prisme de la lutte contre les inégalités. Le président Sebastian Piñera était présent, invité pour la première fois à participer à plusieurs ateliers. Il est désormais sous le feu des projecteurs, dans l’obligation d’amorcer les réformes nécessaires pour transformer un système générateur d’inégalités, en moteur de développement inclusif. Exacerbé au Chili, cet enjeu se retrouve aujourd’hui de facto en tête de l’agenda international.