À l’occasion de la parution de son livre « Les autres ne pensent pas comme nous » (Bouquins Edition), Maurice Gourdault-Montagne revient sur les bouleversements géopolitiques des quarante dernières années dont il a été le témoin privilégié. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur la place de l’histoire et de l’imaginaire des peuples dans les relations internationales, notamment les divergences des mémoires entre Européens de l’Est et de l’Ouest qui rejaillissent avec le conflit ukrainien, ainsi que l’évolution du métier de diplomate.
Un livre, c’est d’abord un titre : pourquoi ce choix ?
Après plus de 40 ans de carrière diplomatique, j’ai pensé qu’il était nécessaire de prendre en compte cette dimension. Notamment à un moment où la « parenthèse de domination occidentale de 400 ans », pour reprendre l’expression du diplomate singapourien Kishore Mahbubani, « est en train de se refermer ». L’Occident doit comprendre que nous n’allons plus réussir à imposer notre vision du monde, comme nous avons pu le faire, ou du moins le croire par le passé. Alors que la tradition judéo-chrétienne nous pousse à vouloir convertir les autres à nos vues, y compris hélas par la force, il va falloir apprendre à cohabiter avec différentes visions du monde. À ce titre, j’aime beaucoup cette citation d’Edward Saïd que j’ai mise en exergue de mon livre : « La volonté de comprendre d’autres cultures à des fins de coexistence et d’élargissement de son horizon n’a rien à voir avec la volonté de dominer ».
Ce contexte nous oblige à nous interroger sur nous même, savoir qui nous sommes pour pouvoir trouver notre juste place dans le monde qui vient. Aujourd’hui se termine un cycle d’une quarantaine d’années qui aura connu la fin du communisme et l’ultra libéralisme, une époque qui s’est exprimée dans un hubris occidental marqué par d’importantes interventions militaires aux conséquences néfastes car déstabilisatrices. Maintenant, il s’agit d’actualiser notre logiciel de pensée. Il ne s’agit pas de renoncer à ce que nous sommes mais plutôt de bien savoir ce qui constitue notre corpus de valeurs et en particulier la liberté.
Sur l’hubris occidental, vous faites notamment référence à la politique étrangère américaine du début des années 2000 : comment l’expliquez-vous ?
Il y a le triomphe sans guerre des démocraties sur le communisme mais, s'agissant des Etats-Unis, on sous-estime trop souvent le facteur religieux, voire la dimension messianique qui est y est prégnante. Cela a évidemment une influence sur leur vision du monde et les décisions qu’ils peuvent prendre en termes de politique étrangère. J’ai toujours été surpris par la capacité de certains décideurs américains à ignorer les éléments culturels, économiques et sociaux des pays dans lesquels les forces armées américaines se déployaient, alors qu’ils disposent de tous les meilleurs talents chez eux pour leur fournir des analyses de qualité. Cela a évidemment mené à des moments de tension avec les Européens.
Moments de tension dans les années Bush qui ont débouché sur un désintérêt plus marqué pour les affaires européennes sous Obama. Je partage d’ailleurs dans mon livre les propos que m’a tenu Helmut Schmidt en 2014 lors d’un dîner chez lui, déplorant la disparition progressive des « grands Américains » de la côte Est, qui avaient reconstruit l’Europe après la guerre. L’ancien chancelier considérait que les États-Unis ont perdu la conscience du leadership qui est indissociable de leur statut de première puissance mondiale, avec le retour vers un isolationnisme dommageable pour l’évolution du monde globalisé.
Votre livre fait souvent référence à l’importance du poids de l’Histoire pour comprendre l’esprit des peuples : une compréhension historique qui nous fait parfois défaut selon vous, même pour comprendre nos plus proches voisins comme les Anglais et les Allemands...
Il est tentant d’avoir une approche de la politique d’un pays uniquement dictée par des intérêts avec une lecture très cartésienne. Or il faut être capable d’aller bien au-delà de cette première grille de lecture, en connaissant bien l’intimité et les émotions de nos interlocuteurs.
Nos voisins britanniques sont hantés par le « Global Britain », un impératif de grandeur. Pour survivre, la Grande-Bretagne avait conquis le monde et a toujours su rebondir dans les crises. Les Anglais ont une psychologie de vainqueur. Une mentalité insulaire les persuadant qu’ils ont un destin unique, différent de l’Europe continentale, ce qui explique en partie le Brexit.
Outre-Rhin, nous ne réalisons pas toujours le poids psychologique collectif des fractures de l’histoire allemande. Un pays qui a su porter les arts et la philosophie à leurs sommets et qui a pourtant commis les crimes les plus indicibles. Un pays qui conserve des particularismes très vivaces reflétés par son système politique décentralisé, un pays qui recèle aussi une fracture émotionnelle toujours forte entre l’Ouest et l’Est qui a connu l’occupation soviétique. J’ai d’ailleurs le sentiment que les Allemands nous en ont inconsciemment toujours un peu voulu d’avoir eu une approche exclusivement rationnelle et diplomatique de la réunification, alors que c’était d’abord un phénomène qui ébranlait l’âme de tout un peuple divisé pendant des décennies.
Le conflit ukrainien est un parfait exemple de divergence des mémoires entre les Européens de l’Ouest et de l’Est, qui nous oblige à mieux comprendre les émotions des peuples. Qu’est-ce que cela dit du poids de l’Histoire dans les relations internationales aujourd’hui ?
À l’Ouest, nous avons parfois du mal à réaliser ce qu’ont vécu nos partenaires européens de l’Est. Les pays baltes, républiques de l’URSS pendant soixante-dix ans, ont connu les affres de l’occupation nazie puis les déportations au goulag. La Pologne a été rayée de la carte pendant près de 150 ans de son histoire. Il y a des ressorts émotionnels historiques qui expliquent les décisions prises par ces pays aujourd’hui que l’on ne peut ignorer, mais il ne faut pas se laisser entraîner par eux non plus car ils ne sont désormais pas seuls, étant dans l’UE et l’OTAN. Et quand on regarde l’ensemble du tableau, il faut aussi prendre en compte les hésitations de l’Allemagne à envoyer des chars en Ukraine car des chars allemands dans ce pays éveillent des souvenirs terribles même si la cause est différente.
Le présent, aussi douloureux soit-il, nous oblige néanmoins à réfléchir dès à présent à mettre en place au cœur de l’Europe un système cohérent de sécurité pour et par les Européens ce qui a été négligé après la chute de l’URSS, et avec l’appui nécessaire des Américains qui jouent encore aujourd’hui et pour longtemps un rôle décisif dans la sécurité du continent dès lors que la relation avec la Russie est en jeu
Ce qui est sûr, c’est que cette résurgence des “sillons profonds de l’Histoire” présente un risque : plus le passé est invoqué, plus le risque de conflit augmente. Il suffit de voir comment certains pays retrouvent une vocation impériale tirée de leur histoire pour justifier leurs politiques actuelles, comme la Russie et la Turquie. À nous ensuite de comprendre ce qui relève du biais culturel ou de la manipulation du passé chez nos interlocuteurs pour définir notre politique étrangère.
Dans votre livre, vous revenez notamment sur le cas de Taïwan, où vous tentez de comprendre et d'expliquer la position chinoise
C’est important, notamment dans un contexte où la comparaison avec l’Ukraine revient régulièrement alors que les deux situations sont très différentes.
Tout d’abord, l’Ukraine est un pays reconnu par la communauté internationale, ce qui n’est pas le cas de Taïwan, excepté par une petite dizaine de pays. Néanmoins, le gouvernement de cette île au statut sui generis, est perçu par Pékin comme porteur d’une véritable concurrence pour sa propre légitimité. J’use d’ailleurs d’une image provocante mais assez parlante pour des lecteurs français : imaginons comment serait perçue en France une Corse où se serait réfugié le régime de Vichy après 1945 et qui aurait perduré jusqu’à aujourd’hui. Comment verrions-nous cette situation ? Évidemment, cette comparaison a de nombreuses limites, mais cela permet peut-être de comprendre la perception de Pékin sur ce sujet.
Or aujourd’hui, Taïwan est une vraie démocratie, et toute la question est de savoir si ce sont aux Taïwanais ou non de choisir leur propre avenir avec un parti au pouvoir qui agite le spectre de l’indépendance. Il semble que les Taïwanais dans leur majorité veulent conserver le statu quo, et ce sont bien les Chinois qui veulent le changer puisqu'ils souhaitent officiellement prendre le contrôle de l'île.
La France ne pourra pas admettre un coup de force, et nous devons tout faire pour éviter le pire. Je crois que l’on peut encore éviter un conflit dans le détroit de Taïwan, mais nous devons rester vigilants. En effet, dans le rapport du 20ème congrès du Parti Communiste Chinois (PCC), il est exprimé clairement que le Parti se réserve toute éventualité sur le sort de Taïwan. Le rapport de force entre Pékin et les Etats-Unis dictera le temps et les moyens du conflit en gestation. Mais je pense que le pire n’est pas toujours sûr et on peut imaginer, comme le suggère l’ancien premier ministre australien Kevin Rudd, une stabilisation durable à défaut d’une normalisation entre les deux grandes puissances du Pacifique. Néanmoins la perspective d’élections à Taïwan et aux Etats-Unis en 2024 va s’accompagner d’une montée des tensions, le sujet étant devenu crucial dans la politique intérieure américaine.
Concernant l’autre géant asiatique, l’Inde, vous revenez sur un point intéressant : l’opportunité manquée par le président Macron lors de sa visite de 2018 de réaffirmer une conception moderne de la laïcité dans un pays malmené par la politique active d’hindouisation ?
L’Inde s’est construite depuis 1947 en rassemblant toutes les communautés qui la composent. Cette politique qui a fait sa force en lui donnant sa cohésion dans son extrême diversité, tenait dans le principe du « sécularisme », protégeant toutes les minorités dans l’exercice de leur religion. On sait qu’elles sont nombreuses et certaines ont eu leur rôle dans l’histoire, notamment les musulmans, héritiers de la civilisation Moghole. Aujourd’hui, les quelque deux cents millions d’indiens musulmans notamment, se sentent marginalisés par un gouvernement indien à l’hindouisme militant. Il y a donc un point de vigilance.
Lors de cette visite de 2018, un geste à la dimension symbolique forte aurait été de se rendre à Jama Masjid, la grande mosquée de Delhi. On sous-estime parfois à quel point le message universaliste de la France est attendu dans certaines de ses dimensions, notamment sur la liberté religieuse. Au-delà du message important envoyé à la communauté musulmane indienne, son écho aurait pu retentir bien au-delà, du Maghreb à l’Asie, l’opinion musulmane étant parfaitement connectée à la rumeur du monde.
Dans tous les cas, au-delà de mon intérêt personnel pour ce pays, nous voyons que l’Inde depuis quarante ans est devenue un partenaire stratégique pour la France, au cœur de notre stratégie indopacifique qui vise à contrecarrer les hégémonies dans cette région où nous avons des intérêts et où se trouvent les moteurs de la croissance du monde.
Vous évoquez l’art du portrait, que vous avez réalisé notamment durant votre séjour indien, disparu depuis sous la pression de l’immédiateté. Aujourd’hui, comment voyez-vous le métier de diplomate au temps du tweet ?
Le temps s’est raccourci, affectant logiquement l’exercice de notre métier, comme celui de beaucoup d’autres. Pour autant, je reste persuadé que la diplomatie est un métier du temps long. Ainsi un tweet rédigé dans l’immédiateté est forcément réducteur et souvent trompeur. L’exercice du portrait peut paraître vain, mais psychologique et politique, il tend à faire ressortir des traits de caractère profonds et les motivations d’un dirigeant par exemple ! C ’est un complément au décryptage des situations. On ne le pratique plus assez.
Ce dont il faut se souvenir, c’est qu’en diplomatie on atteint rarement ses objectifs d’un seul coup car il y a toujours beaucoup de paramètres. Prendre le temps de comprendre les autres, d’instaurer la confiance est essentiel pour espérer créer du lien surtout avec des interlocuteurs avec lesquels on est en désaccord, et faire avancer les choses. Mettre en place une coopération s’inscrit dans un contexte culturel et politique qu’il est indispensable d’appréhender dans sa globalité. La pression de l’immédiateté est un risque, surtout dans un monde déstructuré où les règles sont mises en cause
Pour conclure, que pensez-vous de la réforme du métier du diplomate ?
Elle s’inscrit dans une réforme globale de la haute administration, incluant donc les diplomates du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, visant à casser le corporatisme de certains corps de l’Etat et, en soi, aérer le système peut avoir du bon.
Toutefois, nous prenons le risque de perdre les spécificités du Quai d’Orsay et du métier de diplomate : la cohérence de notre politique étrangère, les connexions personnelles construites au fil des affectations facilitant l’influence, la connaissance du terrain et des contextes socio-culturels. La diplomatie est un vrai métier, qui ne s’apprend pas uniquement dans les livres mais à force d’expérience des situations et des hommes et femmes dans les crises et à force de s’exercer au décryptage de ce qui fait nos différences avec les autres.
Et puis en ne garantissant plus aux candidats diplomates la possibilité de faire une carrière tournée vers l’international, ce qui est une vraie vocation, je crains que nous ne nous privons d’un grand nombre de talents. Notamment ceux qui prennent le temps d’apprendre des langues étrangères et les civilisations extra européennes dont on voit qu’elles sont en pleine renaissance, alors que de plus en plus, on croit que parler seulement anglais suffit pour comprendre le monde. Élargissons notre champ de vision!
Maurice Gourdault-Montagne a occupé des postes parmi les plus prestigieux de la diplomatie française. Il a été notamment Ambassadeur de France au Japon (1998-2002), au Royaume-Uni (2007-2011), en Allemagne (2011-2014), en Chine (2014-2017) et Secrétaire Général du ministère des Affaires étrangères (2017-2019). Il a par ailleurs occupé les fonctions de directeur de cabinet du Premier ministre Alain Juppé (1995-1997) et de conseiller diplomatique du Président de la République Jacques Chirac (2002-2007). Il est par ailleurs élevé à la dignité d’Ambassadeur de France.
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