"No country has placed more weight on stability and continuity"
(Evans, 2018, p. 14)
À mesure que l’image de son système socio-économique devenait stable et efficient, le mythe du « modèle allemand » a progressivement pris forme, se caractérisant par une persistante continuité qui résiste aux bouleversements politiques ou électoraux (Kunz, 2017). Il s’agit de mettre en lumière ce qui a permis à l’Allemagne, dès la chute du Troisième Reich, de garder une posture constante dans le traitement de ses politiques économiques, sociales et internationales, puisque celle-ci n'a été interrompue qu’avec la parenthèse d’interventionnisme keynésien du gouvernement socio-démocrate de Willy Brandt (1969-1974) (Denord et alii, 2015).
La continuité de la pensée politico-économique allemande a surgi des obscurités bureaucratiques du Troisième Reich, et, plus précisément, dans les années 1930 et 1940. Une majorité de personnes appartenant à l’intelligentsia allemande participait « à des cercles de réflexions du régime » nazi (Oswalt, 2012; Denord et alii, 2015), et ont établi les fondements de la constitution aujourd’hui en vigueur. Deux d’entre eux ont eu un brillant avenir : Ludwig Erhard (1897-1977) fut le deuxième Chancelier (1963-1966) (après Konrad Adenauer) et Alfred Müller-Armack (1901-1978) a développé la notion d’économie sociale de marché reprenant à bon compte l’idée de troisième voie de Wilhelm Röpke (1899-1966) (Müller-Armack, 1966 et 1971 ; Fèvre, 2015) lui permettant d’invoquer, dès 1971, la nécessité d’une internationale Stabilitätsgemeinschaft (Müller-Armack, 1971, p. 17) – communauté de stabilité internationale – comme structure fondatrice de la future Union européenne, et puis, possiblement, du monde entier.
Cette réception allemande du libéralisme gravite autour d’une expression : l'ordo-libéralisme. Quel est le sens du terme « ordo » ? La réponse à cette question, permet de mieux comprendre les difficultés actuelles de l’établissement d’une stratégie industrielle européenne puisque ces difficultés s’enracinent dans « la construction européenne elle-même » (Voy-Gillis, 2018). En effet, cette forme allemande du libéralisme conçoit que l'ordre socio-économique se réalise à partir à partir de ces trois principes que sont la parité budgétaire de l'Etat (le tabou de la dette de l'Etat),la déflation et les politiques anti-monopole.
De gauche à droite: Konrad Adenuaer, Ludwig Erhard et Franz Meyers. (c) CDU, Fotograf: Peter Bouserath
Ordo-libéralisme ou économie sociale de marché ?
Bien qu’il y ait aujourd’hui encore des disputes et scissions autour de l’orthodoxie de la pensée ordo-libérale, celles-ci s’expriment à travers deux institutions dédiées aux maîtres-à-penser du mouvement : l’Institut Walter Eucken et le Walter Eucken Archiv (Oswalt, 2012), dont nous constatons la convergence.
Walter Oswalt (Oswalt, 2012), promoteur du Walter Eucken Archiv, cherche à distinguer l’orthodoxie ordo-libérale, incarnée par la figure de Walter Eucken (1891-1950), des dérives qui ont abouti à la théorie de l’économie sociale de marché (ESM). Il expose son inquiétude face à la diffusion d’une pensée de l’esprit du peuple (Volksgeist)[1] couplée d’une notion de l’État fort, proche du nationalisme du Troisième Reich, présente chez trois auteurs : Ludwig Erhard, Alfred Müller-Armack, Wilhelm Röpke.
Oswalt accuse aussi les partisans de l’ESM d’avoir trahi le principe fondateur de l’Ordo, c’est-à-dire, la lutte contre toute forme de pouvoir économique et politique. En effet, l’Ordo identifie dans les monopoles et les ententes des sujets économiques dysfonctionnels, ces derniers désignant des acteurs économiques qui ne favorisent pas la rencontre entre l'offre et la demande sur le marché.
Cette doctrine envisage de les marginaliser par le biais d’une concurrence non faussée, réglée par une économie de marché libre qui trouve son ancrage et sa coordination dans les prix. En somme, le promoteur du pur ordo-libéralisme critique l’ESM d’avoir cédé à la corruption du pouvoir économique. Au lieu de dissoudre les monopoles créés par le régime nazi et d’adopter un protectionnisme national permettant le développement libre des forces industrielles allemandes, les dirigeants des forces du Centre chrétien[2] au pouvoir (1945-1950) ont opté pour une cogestion des affaires publiques avec les puissants groupes du patronat industriel. Le maintien des monopoles avait pour objectif la reconstruction de l’Allemagne affranchie des marchés étrangers. Cette cogestion entre le nouveau gouvernement allemand de l’Ouest (encouragée par les États Unis) et la classe dirigeante et industrielle héritière du passé nazi, éloignait une possible politique de nationalisation pour l’Allemagne (alors qu’elle était la règle pour l’Italie, la France et l’Angleterre).
De gauche à droite: Alfred Müller-Armack, Franz Thediek et Konrad Adenauer à Bonn en 1961
(c) CDU, Fotograf: Peter Bouserath.
De l’ordo-libéralisme à la troisième voie
Les recherches scientifiques sur le sujet ont montré que la pensée ordo-libérale s’inscrit dans la lignée de la « révolution conservatrice » (Manow, 2001 ; Fèvre, 2015) désignant par là le mouvement culturel de la première moitié du XXème siècle qui luttait contre la rupture que constituait la modernité capitaliste, afin de sauvegarder l'ordre social traditionnel. Non seulement Röpke, mais aussi les plus proches collaborateurs de Walter Eucken, comme le juriste Franz Böhm (1895-1977) et l’économiste Alexander Rüstow (1885-1963), voient dans le Libéralisme classique[3] , le coupable qui aurait détruit les conditions d’ordre (ordo) de la société et de la vie économique. Selon les auteurs ordo-libéraux, le laissez-faire de la pensée économique classique a dénoué les liens traditionnels tels que la religion, la famille, et l’économie rurale[4] pour aboutir à la société de masse. La construction théorique ordo-libérale se fonde sur cette nostalgie d’un ordre désormais perdu, celui de la société traditionnelle réglée par la production agricole. Leur acharnement contre les grands groupes industriels témoigne de l’incapacité du modèle économique ordo-libéral à prendre en compte la complexité de la production industrielle qui exige pour s’organiser de grandes structures à la différence de l’économie rurale.
Dès le début des années 1930, Walter Eucken définit l’État comme un ersatz de la religion (Eucken, 1932). L’ordo-libéralisme ne croit pas naïvement que la concurrence soit un fait naturel. C’est d’ailleurs l’Ordo socio-politique, et lui seul, qui fait déclencher une concurrence non faussée et réglée par un mécanisme anti-monopole. Contrairement au néo-libéralisme[5] enraciné dans la pensée de Ludwig von Mises (1881-1973), le « pouvoir politique » ne doit pas seulement « protéger les personnes, à l’intérieur du pays, contre les violences et les escroqueries des malfaiteurs » ou « défendre le pays contre les ennemis étrangers » (Mises, 1986, p. 39), il doit garantir le respect de la Loi et le respect d’une concurrence non faussée. En ce sens, l’ordo-libéralisme propose une théorie de l’État qui se trouve de facto entre le laissez-faire (repris par Mises) et l’interventionnisme planificateur de matrice socialiste. Si on suit l’opinion de Mises, cette position bancale « est absolument dépourvue de sens » (Mises, 1986, p. 54), car soit on est dans le capitalisme, soit dans le socialisme : il n’y a pas de troisième système ou modèle possible.
Or, l’ordo-libéralisme suggère qu’il y a une troisième voie. Celle-ci permettrait d’éviter les dérives présentes dans les deux autres systèmes, à savoir, l’injustice sociale produit par le laissez-faire et le manque de liberté d’une économie planifiée. Cette troisième voie réside dans la sublimation du rôle de l’État qui devient juge et ordinateur impartial et innocent – sans Schuld (dette et culpabilité au sens religieux) – du jeu économique. C’est justement cette théologie économique de l’État que l’on retrouve à la fondation de la constitution allemande et du mantra de la stabilité de la construction européenne.
La théologie économique de la constitution allemande
Dans l’article 110 de la constitution allemande, on peut y lire que le plan budgétaire se définit comme la parité (égalité) des dépenses et des recettes de l’État (Deutschland, 2016, p. 103) rendant la constitution allemande la plus antilibérale des constitutions. Elle prescrit l’économie politique à laquelle la société doit être inlassablement assujettie. La constitution devient la Rechenmaschine – l’ordinateur – que Eucken rêvait comme solution à tous les problèmes d’économie politique (Eucken, 2012). En pratique, l’ordinateur a pour effet de fixer la stabilité de la monnaie par le biais de la parité budgétaire. Cette stabilité imperturbable structure l’ordre du jeu économique réglé par l’offre et la demande exprimées par les prix[6].
Pour montrer les mécanismes du piège de la pensée ordo-libérale, il faut revenir à la différence fondamentale entre libéralisme et "libérisme" soulignée par le philosophe italien Benedetto Croce (Fèvre, 2015, p. 924) : le libéralisme est la pensée politique qui vise le développement de la liberté de l’homme, alors que le libérisme n’est qu’une théorie économique fondée sur le libre-échange. Or, l’ordo-libéralisme semble oublier les fondements de la politique libérale (la liberté d’expression, le bien-être matériel de l’homme, l’épanouissement des capacités humaines) au nom du libre-échange. En confondant libérisme et libéralisme, cette doctrine identifie l’expression de libération de l’homme dans le libre-échange. L’ordo-libéralisme est davantage une théorie élitiste de la culture fondée sur le pessimisme anthropologique du protestantisme, qu’une pensée économique (Manow, 2001).
La construction ordo-libérale de l’Europe
C’est le scepticisme protestant envers la bonté de l’homme qui exige que l’action humaine soit réglée par l’incarnation innocente de Dieu (l’État sans dette et déficit) à travers une loi fondamentale (la constitution qui établit la politique économique) et qui limite au maximum les marges de manœuvres de l’homme. L’introduction de la règle de parité budgétaire dans les constitutions italienne et française (2012) et des autres pays membres, n’est que la lente réalisation de la pensée ordo-libérale allemande. Elle vise à établir une machine automatique à l’échelle européenne qui ordonne, sans aucune intervention de l’homme, le jeu économique entre les hommes eux-mêmes.
C’est à travers le prisme de la discipline budgétaire qu’il faut comprendre la décision du "Brexit", c’est-à-dire, le refus du Royaume Uni, berceau du libéralisme politique, de s’assujettir à la logique perverse de la discipline (théologique) budgétaire. En 2011, David Cameron exprimait son veto à Bruxelles contre les nouveaux traités européens qui visaient à introduire la parité budgétaire dans les constitutions des pays membres (Spiegel et alii, 2011). Cela révèle que le ciment de la construction européenne se fonde avant tout sur des principes antilibéraux qui imposent, à l’ensemble de ses membres, une politique économique commune, sans considérer les différentes cultures et traditions qui forgent les acteurs du jeu économique. Ce faisant, on comprend mieux les réticences d’une culture libérale comme celle des Britanniques. En outre, la récente faillite de la compagnie aérienne Air-Berlin est révélateur de l’approche ordo-libérale du paysage politique allemand. Contre toute attente, l’Etat s’opposa au rachat de la compagnie par Lufthansa, une seconde compagnie allemande, (Neuerer, 2017) craignant l’émergence d’un monopole[7"].
En revanche, le libéralisme politique peut bien envisager, au nom du développement de la liberté de l’homme, l’existence de monopoles ou de planification étatique et même de dette ou de déficit publique, car la sauvegarde des hommes en chair et en os sont l’intérêt du libéralisme politique, et non pas la solvabilité de la personne abstraite de l’État.
[1] Dans la pensée romantique allemande, "l'esprit du peuple" se réfère à l'essence même des peuples, à leurs caractéristiques intrinsèques et innés. Il devient alors possible de parler de l'esprit italien, français etc. comme l'on parle de l'âme russe. Les différentes nationalités auraient ainsi des traits spirituels qui les définissent par delà l'histoire.
[2] Il s’agit des mêmes forces politiques représentées aujourd’hui par Angela Merkel : la CDU (l’Union chrétienne-démocratique) et la CSU (l’Union chrétienne-socialiste)
[3] Il faut souligner que l’Ordo-libéralisme interprète le Libéralisme classique comme un simple laissez-faire, ce qui peut être sujet à multiples interpretations.
[4] On peut même trouver des traces de la théorie des physiocrates dans l’Ordo-libéralisme (voir Manow, 2001).
[5] Ludwig von Mises est la source d’inspiration de la lignée de pensée politico-économique, dite néo-libéralisme, qui va de Friedrich von Hayek (1899-1992) jusqu’à Milton Friedman (1912-2006), mais aussi de la pensée néo-libertaire américaine présente chez le philosophe Robert Nozik (1938-2002).
[6] En outre, il faut souligner que l’ordo-libéralisme pèche généralement du point de vue purement méthodologique d’une « inductivist fallacy » (Watkins, 1953, p. 134). En prenant exemple du cas bien spécifique allemand des années 1920 (dés-occupation de masse dans une conjoncture d’hyperinflation combinée à une dette publique exorbitante), l’Ordo établit ses principes : la parité budgétaire et le contrôle de l’inflation – les deux prérogatives divines de l’État ordo-libéral. (voir aussi Oliver Jr., 1960 ; Karsten, 1985)
[7] On note que le parti “les Verts” (die Grüne), souvent rallié à la cause socio-démocrate, ont été les plus virulents contre l’acquisition d’Air-Berlin par Lufthansa.
Références
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Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, Deutscher Bundestag, 2016, Berlin.
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Eucken, Walter. (1932), « Staatliche Strukturwandlungen und die Krisis des Kapitalismus », Weltwirtschaftliches Archiv, Vol. 36, pp. 297-321.
Eucken, Walter. (2012), Wirtschaftsmacht und Wirtschaftsordnung. Londoner Vorträge zur Wirtschaftspolitik und zwei Beiträge zur Antimonopolpolitik, LIT Verlag Dr. W. Hopf, Berlin.
Evans, Richard J. (2018), « From Nazism to Never Again. How Germany Came to Terms With its Past », Foreign Affairs, Vol. 97, n. 1, pp. 8-15.
Fèvre, Raphaël. (2015), « Du libéralisme historique à la crise sociale du XXe siècle : La lecture de Wilhelm Röpke », Revue économique, Vol. 66, pp. 901-931.
Karsten, Siegfried G. (1985), « Eucken’s ‘Social Market Economy’ and Its Test in Post-War Germany: The Economist as Social Philosopher Developed Ideas That Paralleled Progressive Thought in America », The American Journal of Economics and Sociology, Vol. 44, n. 2, pp. 169-183.
Kunz, Barbara (2017), « Politique Étrangère : le débat allemand. Un glissement doux, plus qu’un changement », Ramses 2018, pp. 264-267.
Lambert, Renaud. (2015), « Dette publique, un siècle de bras de fer », Le Monde Diplomatique, disponible sur : https://www.monde-diplomatique.fr/2015/03/LAMBERT/52735
Manow, Philip. (2001), « Ordoliberalismus als ökonomische Ordnungstheologie », Leviathan, Vol. 29, n. 2, pp. 179-198.
Mason, T.W. (1966), « Labour in the Third Reich, 1933-1939 », Past & Present, n. 33, pp. 112-141.
Mises, Ludwig. (1986), Politique Économique. Réflexions pour aujourd’hui et pour demain, Editions de l’Institut Économique de Paris, Paris.
Müller-Armack, Alfred. (1966), Wirtschaftsordnung und Wirtschaftspolitik. Studien und Konzepte zur Sozialen Marktwirtschaft und zur Europäischen Integration, Verlag Rombach, Freiburg im Breisgau.
Müller-Armack, Alfred, Rolf Hasse, Volker Merx et Joachim Starbatty. (1971), Stabilität in Europa. Strategien und Institutionen für eine europäische Stabilitätsgemeinschaft, Econ Verlag, Düsseldorf/Wien.
Neuerer, Dietmar. (2017), « Grüne warnen vor Lufthansa-Monopol », Handelsblatt, disponible sur : http://www.handelsblatt.com/politik/deutschland/air-berlin-pleite-und-die-folgen-gruene-warnen-vor-lufthansa-monopol/20666676.html.
Oliver Jr., Henry M. (1960), « German Neoliberalism », The Quarterly Journal of Economics, Vol. 74, n. 1, pp. 117-149.
Oswalt, Walter. (2012), « Die falschen Freunden der offenen Gesellschaft », in Eucken, Walter, Wirtschaftsmacht und Wirtschaftsordnung. Londoner Vorträge zur Wirtschaftspolitik und zwei Beiträge zur Antimonopolpolitik, LIT Verlag Dr. W. Hopf, Berlin, pp. 87-152.
Spiegel, Peter et alii. (2011), « Britain’s cold shoulder for Europe », Financial Times, disponible sur : https://www.ft.com/content/0da05152-2222-11e1-acdc-00144feabdc0 (lu le 2 Février 2018)
Voy-Gillis, Anaïs. (2018), « La stratégie de l’Union européenne en question », Chronik, disponible sur : https://chronik.fr/strategie-industrielle-de-lunion-europeenne-question.html.
Watkins, J. W. N. (1953), « Walter Eucken, Philosopher-Economist », Ethics, Vol. 63, n. 2, pp. 131-136.
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