Depuis plusieurs mois, des manifestations contre le gouvernement du président Nicolas Maduro déstabilisent la vie politique vénézuélienne. Elles se sont amplifiées au cours du mois d’avril 2017 lorsque le Tribunal suprême de justice (ou Cour suprême), acquis à la cause du Président, a voulu s’octroyer les pouvoirs du Parlement, contrôlé par l’opposition de droite depuis les élections législatives de 2015. Ce coup d’Etat, condamné notamment par l’Union européenne, a dynamisé le mouvement de contestation populaire qui caractérise le Venezuela post-Chavez (1999-2013). Les affrontements entre les opposants au Président et les forces de l’ordre ont déjà fait plus de 125 morts depuis le 1er avril et plusieurs centaines de manifestants ont été arrêtés. De quelle(s) crise(s) ces événements sont les symptômes et quelles peuvent en être les conséquences pour la région latino-américaine ?
Une triple crise au cœur d’une situation humanitaire préoccupante : une crise économique durable...
L’élection d’Hugo Chavez à la présidence de la République en 1998 avait marqué un changement de paradigme pour la politique nationale et régionale. Promoteur d’une « révolution bolivarienne »1, la mise en œuvre de sa doctrine, le chavisme, avait généré de fortes augmentations des dépenses sociales à l’égard de certaines catégories de la population. Durant ses mandats, le ratio de la population pauvre avait nettement diminué au Venezuela, passant de 42,8 % en 1999 à 29,4 % en 20132, année de sa mort. Cette politique, en grande partie fondée sur la ponction des rentes pétrolières et que l’on peut qualifier de « clientéliste », s’était accompagnée en 2010 d’une vague de nationalisations touchant plus de 250 entreprises qui « ne respectaient pas le modèle économique »3 selon les mots du Président. Cette politique avait provoqué une fuite des capitaux et accentué la désindustrialisation du pays débutée au cours des années 1980. Souffrant d’un manque d’industries locales et reposant sur un modèle économique largement dépendant du pétrole (96 % de ses exportations), le pays est frappé de plein fouet par la baisse marquée des cours du brut depuis l’été 20144.
La conjoncture est d’autant plus rude que ce secteur se caractérise par un manque d’investissements importants et ce, alors que le pétrole vénézuélien est lourd, donc difficile et cher à exploiter. La baisse des cours a fait fondre les réserves de devises dont le pays disposait et a rendu difficiles le financement des politiques sociales et le paiement des produits de base importés. La pénurie qui résulte de cette crise est d’autant plus paradoxale que le Venezuela dispose des premières réserves de pétrole au monde. Les mesures correctives apportées par le gouvernement (dont l’introduction en 2010 de plusieurs taux de change par Hugo Chavez) n’ont pas eu les effets escomptés ; l’inflation a atteint des sommets (plus de 800 % en 20165) et une économie souterraine s’est développée.
Protestations au Venezuela, Wikimedia Commons, 14 février 2014.
...couplée à une crise politique – « le Chavisme sans Chavez »6 ? – ...
Avant sa mort en 2013, Hugo Chavez avait désigné Nicolas Maduro, alors ministre des Affaires étrangères et vice-président, comme son successeur. La constitution du pays prévoit qu’en cas de décès du chef de l’Etat, des élections soient tenues dans les trente jours. Nicolas Maduro (Parti socialiste unifié du Venezuela, PSUV, gauche) remporta l’élection d’avril 2013 avec 50,62 % des suffrages face à Henrique Cardiles (Table pour l’Unité démocratique, MUD, droite) au cours d’un scrutin dont l’issue reste contestée par le candidat défait. La situation économique et sociale du pays alimente l’impopularité croissante du nouveau président, qui rassemblait 22,5 % de satisfaits selon un sondage en 20157, et qui a fait l’objet d’une campagne de délégitimation immédiate alors même qu’il revendiquait l’héritage de son mentor bolivarien. Les conséquences économiques de la présidence Chavez se sont conjuguées à la crise politique générée par l’élection contestée de Nicolas Maduro.
Afin d’asseoir sa légitimité, ce dernier a souhaité disposer d’une majorité parlementaire solide et a convoqué des élections législatives anticipées en décembre 2015. L’opposition menée par Henrique Cardiles remporta la majorité des sièges avec plus de 56 % des suffrages et ouvrit une période de confrontation directe avec le gouvernement.
Face à cette situation, le président Maduro souhaitait faire élire une assemblée constituante qui puisse réécrire la Constitution du pays. Ce scrutin, rejeté tant par la droite que par les manifestants – qui ont rejeté le projet présidentiel à travers un vote consultatif le 16 juillet par 7,6 millions de voix – s'est tenu le 30 juillet et a été émaillé de violences qui ont fait une quinzaine de victimes. Les chiffres concernant la participation, invérifiables, mettent en doute la tenue correcte du scrutin et délégitiment le résultat aux yeux de nombreux acteurs internationaux, notamment la Colombie, le Brésil et les États-Unis. Le 18 août, cette nouvelle assemblée a décidé par décret « d'assumer le pouvoir de légiférer sur les sujets visant directement à garantir la préservation de la paix, la sécurité, la souveraineté, le système socio-économique et financier, les biens de l'État et la primauté des droits des Vénézuéliens »8, rendant de facto l'Assemblée précédemment élue illégale. Cette attitude, dénoncée par les opposants comme une dérive autoritaire, a galvanisé les manifestants et conduit à une crise institutionnelle entre les différentes branches de gouvernement.
...liée à une crise institutionnelle : le Gouvernement contre le Parlement
Fin mars 2017, le Tribunal suprême de justice a unilatéralement décidé de s’octroyer le pouvoir de faire les lois : ce coup d’Etat à l’encontre des prérogatives du Parlement a suscité l’émoi de la communauté internationale. Accusée par les opposants d’être subordonnée à l’exécutif dirigé par Nicola Maduro et face à la contestation à la fois internationale et intérieure grandissante, la Cour suprême a décidé de revenir sur sa décision le 1er avril. Les manifestations, jusque-là régulières, sont devenues quotidiennes. Les manifestants dénoncent la fin de l’Etat de droit et la concentration des pouvoirs entre les mains du Président. Cependant, la décision de la Cour suprême de déclarer nulles toutes les lois votées par le Parlement à partir de janvier 2016 est toujours appliquée, et participe au blocage institutionnel. L’exécutif, légitimé par un pouvoir judiciaire acquis à sa cause, gouverne par décrets afin d’éviter de consulter les députés. La situation est telle que deux des trois branches de gouvernement (l’exécutif et le judiciaire) sont en opposition frontale avec le pouvoir législatif. Le Parlement ne reconnaît pas les décrets pris par l’exécutif tandis que ce dernier essaie de museler les députés qui agissent comme une caisse de résonnance des revendications populaires.
Face au raidissement des relations intergouvernementales, le pays se retrouve en grande partie bloqué. Subissant une triple crise économique, politique et institutionnelle, la situation humanitaire se dégrade rapidement en raison des pénuries des produits alimentaires de base qui sont devenues récurrentes depuis 2014. De nombreux réfugiés vénézuéliens se pressent aux frontières colombienne, brésilienne et panaméenne afin de fuir une situation qui se dégrade au fil des semaines.
Le Venezuela et le chavisme : une exception en Amérique latine ?
Une tradition révolutionnaire : l’exemple historique de Simon Bolivar
Lors des guerres d’indépendance des vice-royautés espagnoles d’Amérique latine (1810-1825), le Venezuela, mené par la figure de Simon Bolivar, prit la tête de la revendication contre la colonisation ibérique. Fort de cette victoire contre l’Espagne, le « Libertador » fut le premier à conceptualiser l’union des territoires du sous-continent américain, à l’image de la jeune fédération des Etats-Unis, au sein d’un pays unique, la Grande Colombie (1821-1831). Malgré l’échec de cette tentative d’unification politique et territoriale, le personnage de Bolivar est resté attaché à la lutte contre l’impérialisme en entrant dans l’imaginaire latino-américain comme le représentant d’une Amérique latine indépendante et forte de ses particularismes.
En arrivant au pouvoir en 1999, Hugo Chavez a cherché à s’ancrer dans cette filiation en promouvant une « révolution bolivarienne » à destination du peuple vénézuélien et en s’opposant à la politique « impérialiste » étasunienne. La politique menée par Hugo Chavez lorsqu’il était au pouvoir dépasse ses propres mandats présidentiels. La continuité est assurée par son successeur à la présidence Nicolas Maduro, via des éléments de langage comme la reprise de l’expression « révolution bolivarienne » mais également par l’imaginaire qu’il a su mobiliser pour créer l’unité autour de sa personne.
Portrait d’Hugo Chavez, OpenClipart-Vectors, Pixabay, 13 juillet 2013.
Aujourd’hui : un pays politiquement et géopolitiquement isolé
La fin des régimes populistes et militaires et la conversion de certains pays à l’économie libérale (le Chili et le Brésil puis le Pérou, respectivement au cours des décennies 1970 et 1990) ont progressivement isolé le Venezuela sur la scène politique régionale. Tandis que les néo-populistes de droite étaient au pouvoir en Amérique latine dans les années 1990, Hugo Chavez, élu président du Venezuela en 1999, mit en place une politique économique à contre-courant du néolibéralisme prôné par le FMI, le Fonds monétaire international. Cette trajectoire illustra d’autant plus la fracture de l’ensemble sud-américain entre deux groupes de pays, ceux s’opposant à l’ordre étatsunien post-Guerre froide – Cuba, Venezuela, Bolivie, Nicaragua – et ceux s’intégrant dans le processus de la mondialisation libérale en adoptant des réformes économiques et sociales en ce sens : Argentine, Chili, Brésil, Pérou. La situation actuelle du Venezuela peut cependant paraître paradoxale au regard du nombre d’organisations régionales dont il est membre. En plus de l’Organisation des Etats américains (OEA), Caracas participe à l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), à l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) ou encore à l’Association latino-américaine d’intégration (ALADI) qui a tenté d’instaurer une vaste zone de libre-échange à l’échelle de l’Amérique du Sud9. Historiquement porteur d’une vocation régionale, le Venezuela rompt pourtant avec la politique nationale traditionnelle, comme l’attestent la sortie du pays de la Communauté andine des Nations (CAN) en 2011, mais surtout l’isolement diplomatique du pays depuis 2014-2015 et surtout janvier 2016 dans la gestion des crises qui le traversent, et la suspension de son droit de vote à l’ONU à la suite de retards de paiement en 2016 et 2017.
Quel avenir pour le Venezuela ? Une crise qui reflète les grands (dés)équilibres internationaux
En dehors de l’échelle proprement régionale, une lecture plus globale de la situation est possible. Au niveau continental, la division évoquée plus haut s’est à nouveau faite jour lors de la dernière réunion de l’OEA (Organisation des Etats américains) où le soutien de dirigeants comme Evo Morales (Bolivie) ou Rafael Correa (Equateur) qui pouvait être affiché du temps de Hugo Chavez ne l’est plus avec son successeur. Selon Afredo Valladao, professeur à l’école des Affaires internationales de Sciences-Po, l’OEA a « une longue tradition juridique et diplomatique, une expertise en matière d’élections et de droits de l’homme »10. C’est donc une institution légitime aux yeux de ses membres, qui a pris conscience des conséquences sur l’ordre international que pourraient avoir un coup d’Etat et une concentration excessive des pouvoirs. Selon une lecture plus macro-géographique, le régime de Nicolas Maduro est toujours soutenu par des pays comme la Russie qui lui assure un soutien diplomatique et scelle des accords d’armement, la Chine avec notamment un prêt de 5 milliards de dollars en janvier 2015 contre des exportations de pétrole, ou Cuba qui envoie des médecins sur le continent en échange de pétrole vénézuélien.
Le Venezuela est traversé par des crises importantes, aux multiples aspects, qui illustrent une tentative par le pouvoir de délégitimer l’intérêt public pour la question politique comme forme d’action collective6. Cette crise, qui est suffisamment grave pour interpeller la communauté internationale (l'UE et l'OEA notamment), résulte d’une position particulière du pays sur la scène géopolitique et historique latino-américaines ainsi que du poids et des politiques socio-économiques de son dernier dirigeant, Hugo Chavez.
1 Selon le nom donné au mouvement qui mit en place les politiques prônées par H. Chavez. Pour une présentation de ce concept politique : « Hugo Chavez et la révolution bolivarienne », Emission Affaires sensibles, France Inter, 18 mai 2017 : https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-18-mai-2017.
2 Banque mondiale : http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.NAHC?locations=VE.
3 « Nationalisations : le syndrome Chavez », France 24, 21 mars 2011 : http://www.france24.com/fr/20110319-nationalisation-chavez-venezuela-commerce-expropriation-entreprise.
4 ADDA Jacques, « Venezuela : la faillite du Chavisme », Alternatives économiques, 359, (7), 2016, 41-41.
5 PONS Corina, « Au Venezuela, 800 % d’inflation et chute de 19 % du PIB en 2016 », Les Echos, 20 janvier 2017 : https://investir.lesechos.fr/traders/forex-infos/au-venezuela-800-d-inflation-et-chute-de-19-du-pib-en-2016-1630558.php.
6 ZURITA Victoria, «Le chavisme sans Chavez», Esprit, juin 2016, (6), 12-14 : http://www.esprit.presse.fr/article/zurita-victoria/le-chavisme-sans-chavez-38824.
7 « Venezuela : la cote de popularité de Nicolas Maduro s’effrite », RFI, 4 janvier 2015.
8 « Venezuela : le Parlement dépossédé de ses pouvoirs par la Constituante », Libération, 18 août 2017 : http://www.liberation.fr/planete/2017/08/18/venezuela-le-parlement-depossede-de-ses-pouvoirs-par-la-constituante_1590725.
9 JOFFRES Adeline, « Le Venezuela dans l’ère post-Chávez : quelques éléments de compréhension d’une géopolitique multiniveau », Outre-Terre, 43, (2), 2015, 148-167 : https://www.cairn.info/revue-outre-terre-2015-2-page-148.htm.
10 PARANAGUA Paulo A., « L’organisation des Etats américains se penche sur la situation de crise au Venezuela», Le Monde, 30 mai 2017 : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/05/30/l-organisation-des-etats-americains-se-penche-sur-la-situation-de-crise-au-venezuela_5136188_3222.html.
Légende de la photo en bandeau : manifestation à Caracas, Wikimedia Commons, 12 février 2014.
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