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La Russie dans une nouvelle Guerre froide ?

Bojana Pavlovic et Hélène Richard

18 juillet 2017

« Aie confiance mais vérifie »

Доверяй, нопроверяй (propos attribué à Lénine)

Alors que la question du positionnement russe face au reste du monde prend de l’ampleur à la lumière des récentes élections américaines et françaises, et des élections allemandes à venir, certains géopoliticiens en viennent à parler de véritable retour à une Guerre froide entre la Russie et le reste du monde. Mais qui est véritablement impliqué dans ce conflit ? Peut-on d’ailleurs réellement parler de « Guerre froide » ?

L’avant-2008 : une montée crescendo des tensions

Pour comprendre la situation géopolitique actuelle, un petit retour dans le temps s’impose. Nous voici revenus à l’époque de l’URSS, d’une superficie d’1,5 millions de km2. Le pays, unifié sous la même bannière, implosa en mille morceaux à partir de l’hiver 1989, de la Lettonie et de la Lituanie à l'Ouzbékistan et au Tadjikistan, en passant par la Biélorussie ou l’Ukraine. Un élan d’indépendance – et de volontés indépendantistes – souffla sur les anciennes républiques socialistes soviétiques : après la Transnistrie (1990), l’Ossétie (1992) et le Kosovo (1999), l’ancien espace soviétique n’était plus seulement confronté à ses seules guerres civiles et régionales, mais, dans son intégrité et sa continuité mêmes, désormais directement à un ennemi tout désigné : l’Otan.

À partir de 1999, l’organisation militaire occidentale réorganisa en effet ses frontières, en élargissant le spectre de sa présence jusqu’aux portes de la Russie. Dans un premier temps, trois anciennes républiques furent intégrées en 1999 (République tchèque, Hongrie, Pologne), puis sept autres en 2004 (Bulgarie, Estonie, Lituanie, Lettonie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie), soit la majorité des anciennes républiques socialistes soviétiques. Géographiquement parlant, ce nouveau positionnement de l’Otan constituait un verrouillage de l’ex-espace soviétique.

La crise ukrainienne, le tournant de l’année 2008

En prenant une carte, on se rend bien compte que la ligne de crête du Caucase, plus précisément la frontière maritime géorgienne, constitue une ouverture maritime essentielle : la Russie a tout intérêt à conserver une influence dans la région et surtout, à sécuriser les ports essentiels (comme Sébastopol en Crimée), notamment pour l’exportation de gaz. Il s’agit d’une région de transit considérable : avant la construction de l’oléoduc BTC (Bakou – Tbilissi – Ceyhan) qui fait transiter, chaque jour, l’équivalent de la production mexicaine de pétrole par la Caspienne, la Russie disposait d’un quasi-monopole d’approvisionnement – près de 80 % – sur les oléoducs de cette mer fermée.

En 2008, c’est l’année où tout s’accéléra : si les Etats-Unis obtinrent de l’Otan l'intégration de l’Ukraine et de la Géorgie au sein de l’organisation militaire, cette décision n’eut pas d’effet immédiat. Pour autant, la crispation était à son paroxysme entre la Russie, l’Union européenne et les Etats-Unis : on parla même d’une situation analogue à l’épisode de la Baie des cochons à Cuba en 1962, un des points culminants de la Guerre froide entre les Etats-Unis et l'URSS.

L’Ukraine fut au cœur de ce nouveau conflit pour maintes raisons. Si les arguments énergétiques et idéologiques viennent en premier à l'esprit, une nuance doit être apportée : l’Ukraine, officiellement acceptée comme futur membre de l’Otan, faisait l’objet d’un partenariat spécifique avec l’Union européenne, appelé « partenariat oriental ». Mais lorsque la crise ukrainienne a éclaté en 2014, la Commission européenne, présidée par José Manuel Barroso, a précisé qu’entre l’Union européenne et l’Union eurasiatique, l’Ukraine devait choisir. À l’inverse, les Russes n’étaient pas hostiles à une prise de position pro-européenne de la part de l’Ukraine, du moment que cette dernière s’associait également avec la Russie, dans une logique de double association.

Les négociations, difficiles, entre l'Ukraine et l'Union européenne sur un accord d'association, menées à partir de 2007, ont échoué en novembre 2013 en raison du refus de dernière minute du président ukrainien Viktor Ianoukovitch (2010-2014) de signer le texte proposé. C'est le remplaçant par intérim de ce dernier, Oleksandr Tourtchynov, qui signa finalement un accord le 21 février 2014, avec l’assentiment de l’opposition ukrainienne. En peu de temps, et même en quelques heures, cet accord a néanmoins éclaté, des propres mains de ses signataires, qui ont laissé exprimer leurs insatisfactions dans un contexte particulièrement tendu. Entre autres, Vitali Klitschko, élu à la mairie de Kiev en mai 2014, après s’être porté soutien de Petro Porochenko, président ukrainien depuis juin 2014, a été à l’origine de cette dissolution de l’accord négocié avec l’opposition.

Une guerre, ou des guerres

A la suite de cette effervescence dans l’espace russe (le « giron russe » ou l’ex-espace soviétique), de nouveaux questionnements stratégiques ont vu le jour. La question de la Crimée par exemple est arrivée sur le devant de la scène. Souvent décrite comme russe dans l’âme depuis toujours, elle est aussi un point stratégique essentiel pour la Russie, à la fois en termes de débouchés maritimes vers les eaux chaudes de la mer Noire et d’opportunités économiques. La crise en Crimée en mars 2014 et son annexion par la Russie ont mis en lumière plusieurs éléments : d’une part, que l’ensemble des institutions européennes n’avait pas compris l’importance de l’Ukraine pour la Russie ; d’autre part, que la guerre en externe peut permettre de se consolider en interne. Avoir un ennemi commun hors de ses frontières est un moyen de renforcer la cohésion nationale.

Sommes-nous réellement dans une nouvelle Guerre froide ? Une chose est certaine : l’Union européenne pourrait se sentir menacée par les velléités russes, en l'absence d’une véritable défense et d'une réelle armée européenne. Face à ce manque, l’Union européenne cherche à renforcer ses capacités de riposte sur d'autres terrains, sur le plan des idées ou encore sur le plan économique par la mise en œuvre de sanctions.

Du côté russe, les avions de chasse « effleurent » régulièrement les espaces aériens voisins, à la limite des côtes étrangères. Ces manœuvres surprises ont lieu à échéances régulières depuis 2010. Elles sont d’ailleurs uniques dans le domaine militaire : l’Otan n’est simplement pas capable de mobiliser des troupes et du matériel pour des interventions éclairs n’ayant pas d’objectif militaire ciblé. À l’inverse, la Russie a fait de cette capacité d’action rapide et « coup de poing », une force dans l’équilibre des grandes puissances. Une force presque insolente, de l’avis de certains observateurs. Cette réactivité, cette capacité à agir dénotent par rapport aux usages de la guerre traditionnelle.

Quoi qu’il en soit, l’espace euro-asiatique se reforme et continue de s’organiser, à la lumière des évènements de ces dix dernières années. Par exemple, à l’été 2016, on dénombrait quatre bataillons de l’Otan au nord-est de l'Europe, en Pologne et dans les trois pays baltes, contre vingt-deux bataillons russes au sein du même espace, du côté de l'enclave de Kaliningrad. Cette réorganisation militaire peut aisément rappeler la théorie ou la manœuvre Anaconda, évoquée par le politologue Zbignew Brezinski, qui consiste à entourer, contenir voire même étrangler son adversaire. L’image est une analogie de la stratégie militaire du containement, imaginée au cours de la Guerre froide.

Quelles perspectives d’avenir pour la Russie ?

La Russie se trouve aujourd’hui dans une situation délicate : son passif avec l’Occident et ses institutions (Union européenne, Otan) handicape la moindre de ses décisions en termes de politique étrangère. Souvent vue comme un pays rétif, la Russie a tout à gagner à réorienter sa politique, non seulement au sein de son espace proche (l’Asie), mais aussi avec les autres grandes puissances mondiales. Ainsi l’élection présidentielle américaine, qui a porté Donald Trump à la tête des Etats-Unis le 8 novembre 2016, est un élément nouveau pour les considérations géopolitiques russes. Un renouvellement des relations américano-russes est-il à prévoir ? Mieux encore, les cartes vont-elles être redistribuées en Asie ?

Par ailleurs, sur le plan régional, la Russie et la Chine, malgré des échanges commerciaux policés, ne s’alignent pas sur tous les sujets. L’intervention russe en Ukraine depuis 2014 n’a pas été vue d’un bon œil du côté chinois. La Chine, sans s’y être montrée hostile, n’en a pas pour autant soutenu la démarche de son grand voisin. Elle a ses propres sujets de préoccupation, avec notamment les nombreux conflits d’intégrité territoriale qu'elle entretient avec ses voisins en mer de Chine méridionale ou orientale, comme avec le Japon au sujet des îles Senkaku.

Sans employer le terme de Guerre froide, qui relève d’une réalité contextuelle précise, historique et surtout sensible, la situation actuelle des relations avec la Russie semble relever d’une nouvelle forme de guerre, hybride.

S’il semble impossible de déterminer à quoi ressemblera l’organisation du monde de demain, ou de formuler un scénario géopolitique, Russie et Occident restent intimement liés. C’est pourquoi il sera intéressant de suivre les prochaines prises de position de l’Otan, alors que la question de la défense européenne se pose avec acuité.

Bibliographie indicative – pour aller plus loin :

  • LEFEBVRE Maxime, "Russie : quelles options politiques et stratégiques ?", Center for Transatlantic Relations, janvier 2009.
  • JABARA CARLEY Michael, Silent conflict, a hidden history of early soviet-western relations, Rowman & Littlefield, 2014, 445 pages.
  • WENZ Melody, La Politique régionale russe dans l’espace post-soviétique, Editions du cygne, 2016, 149 pages.

Cet article a été alimenté par les discussions à l'occasion du café-géopolitique organisé par l'Institut Open Diplomacy sur le thème "La Russie dans une nouvelle Guerre froide ?" autour de Pascal Marchand, docteur en géographie, professeur à l’Université Lyon 2 et à Science Po Lyon, le 15 novembre 2016, et modéré par Hélène Richard.

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