L’Institut Open Diplomacy recevait le 25 novembre 2016 le journaliste, rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques Guillaume Duval, à la lumière de son dernier ouvrage La France ne sera plus jamais une grande puissance ? tant mieux ! aux éditions La découverte (17 €). Cet article s’inspire librement des propos tenus à l’occasion de cette conférence qui s’est déroulée à Paris en ouverture du Forum Devenir Reporter.
La France, grande puissance : voilà un récit politique au long cours qui a largement déterminé la représentation que la nation française a d’elle-même, ainsi que sa posture dans les relations internationales. Confronté aux défis de la mondialisation et du réalisme politique, ce récit doit être redimensionné pour donner à la France les moyens de sa réussite future et ne pas devenir pour elle un obstacle.
La prégnance d’un mythe
Les éléments de la grandeur française ont été multiples et sont fréquemment rappelés dans le débat public : la France, puissance militaire et démographique européenne, s’est forgée à compter du XVe siècle la réputation d’une puissance culturelle de premier rang. A partir de là, le rayonnement de la France au niveau international est allé croissant, fondant progressivement une prétention à l’universalisme dont un aboutissement sur le plan politique sera la Révolution française.
Encore aujourd'hui, la France est animée par la volonté de tenir son rang au plan international et continue de prétendre incarner la défense de certaines valeurs universelles. Toutefois, si cette vision de la puissance française n’est pas sans fondement, et qu’elle continue aujourd'hui à trouver des échos, dans la place de la langue française, dans son rôle diplomatique et ses capacités d’intervention militaire à travers le monde, cette vision correspond à ce que l’on pourrait légitimement appeler un « mythe ».
Car il s’agit bien d’un récit construit tout au long de l’histoire contemporaine de la nation française. Ce récit poursuit un objectif : rassembler un peuple menacé de divisions en projetant les aspirations collectives vers l’extérieur pour palier les difficultés politiques, économiques, sociales et morales du pays. Comme l’a rappelé Guillaume Duval, il s’agit d’une méthode récurrente dans l’épopée de la puissance française : de Louis XIV au général de Gaulle en passant par la Révolution française et la constitution de l’empire colonial, il s’agit toujours pour la France d’agir en grande puissance pour faciliter la résolution de crises internes.
La « pathologie » de la puissance
Mais d’où vient ce besoin ? Comment expliquer l’invocation constante de la puissance en France ? L’invocation d’hier s’est transformée en évocation nostalgique, cette nostalgie étant partagée par la population et une part importante des élites politiques. Cette croyance produit sans doute aujourd'hui une vision altérée de la réalité.
Vue sur l’Arc de Triomphe, lors du défilé sur les Champs-Elysées lors de la Libération de Paris le 26 août 1944 (pixabay.com, crédits WikiImages)
Pour l’auteur de La France ne sera plus jamais une grande puissance ? tant mieux !, la puissance française relève en réalité d’une vision très largement idéalisée et parfois même trompeuse. La grandeur de la France, si elle a pu avoir sa justification politique, n’a en revanche pas toujours contribué significativement au bien-être de sa population. Au contraire même, pourrait-on dire.
Comme le rappelle Guillaume Duval, les périodes clefs de la puissance française sont loin d’avoir été des périodes fastes sur le plan économique : ce sont des périodes marquées par les conflits (la France de Louis XIV ou de Napoléon est en état de guerre permanent), la captation des ressources (pensons à la période coloniale), et les privations (dont les sacrifices en termes de consommation consentis en faveur de la reconstruction et de l’investissement dans une politique de grandeur après-guerre), à l’origine de grands déséquilibres.
Les effets négatifs, et pour ainsi dire « pathologiques », de la volonté de puissance semblent donc significatifs. La politique de puissance a pu priver la France de réelles opportunités de développement en lui faisant assumer des coûts considérables en matière de défense, d’entretien des infrastructures, de gestion des territoires. On les retrouve aujourd'hui dans le nombre important des très grandes entreprises internationalisées, au détriment d’un réseau dense d’établissements de taille intermédiaire (ETI) exportateurs, dans la part élevée du nucléaire dans les budgets de défense, au détriment de l’équipement des forces armées, dans une présence diplomatique tous azimuts, qui peut parfois sembler se faire au détriment d’axes réellement prioritaires.
La peur d’un déclassement
La force d’un mythe réside dans sa puissance évocatrice et dans la régularité de son invocation. La présence récurrente de la thématique de la grandeur dans le débat public explique naturellement une représentation très ancrée dans l’imaginaire collectif et l’attachement qui en résulte. Ainsi la France, contrairement à d’autres pays comme l’Italie, l’Espagne, la Scandinavie ou l’Allemagne, ne parvient pas à faire le deuil de sa puissance. En ne parvenant pas à dépasser ce mythe, la France reste en quelque sorte piégée par une représentation d’elle-même qui ne correspond plus à la réalité. Cela explique qu’elle soit soumise à la peur de perdre son rang international.
La France est aujourd'hui une puissance moyenne. Si elle demeure un des membres du G7 et du G20, elle n’est que la sixième puissance mondiale, son PIB représente 3,6 % du PIB mondial (contre 5 % pour l’Allemagne) et sa population moins de 1 % de la population mondiale (contre 20 % pour la Chine). Même ses capacités militaires semblent limitées : son budget Défense représente 3 % des dépenses mondiales, contre près de 40 % pour le budget Défense américain. Ces données contrastent avec la représentation que le pays a de lui-même et alimentent à la fois au sein des classes dirigeantes et dans la population toute entière la peur du déclin.
Les Français restent d’année en année pessimistes sur l’avenir : en 2014 dans un sondage international du Pew Research Center, les Français arrivaient en tête du classement, avec 86 % de sondés se déclarant pessimistes[1]. Cette vision négative de l’avenir se traduit aujourd'hui largement par un rejet de la mondialisation et des projets supranationaux, qui sont souvent perçus comme les principaux facteurs de la perte du statut de grande puissance de la France, voire comme des menaces pour le niveau de vie de la population. La peur semble engendrer la peur : la mondialisation économique asymétrique non contrôlée et l’Europe-marché fondée sur la concurrence par les prix au détriment de la demande sont habituellement pointées du doigt. Conséquence au plan politique : la France apparaît en retrait ou sur la défensive sur certains projets multilatéraux ou européens.
Puissance et influence
Quelle place alors aujourd'hui pour la France ? Guillaume Duval nous invite à prendre conscience des tendances actuelles de la mondialisation : la Chine cherche à évoluer vers un modèle économique et social plus équilibré, les firmes multilatérales confrontées à une nouvelle concurrence des pays émergents quittent progressivement leur position prédatrice pour entrer dans le jeu de la coopération, l’écologie semble se structurer en modèle de régulation transnationale. Ces mutations ouvrent, selon l’auteur, la voie à une mondialisation transformée et plus juste, dont des puissances, même moyennes, peuvent bénéficier.
Vue du Parlement européen à Strasbourg (pixabay.com, crédits hpgruesen).
Mais pour pouvoir s’investir dans le jeu économique et accompagner sa transition, la France doit prendre en compte ses forces – une population jeune et éduquée, une recherche et une innovation dynamiques, un réseau de grandes entreprises internationalisées en mesure de donner accès aux marchés mondiaux, un système social complet et protecteur, une place financière active, un patrimoine exceptionnellement riche – et chercher à les faire valoir, en particulier en assumant une politique européenne plus proactive que ces dernières années. La perte du statut de grande puissance n’est pas une fatalité : de nombreux Etats sont parvenus à développer un modèle prospère sans y avoir recours. Si la France admet ne plus être une grande puissance, elle peut rester une puissance d’influence de premier plan. Elle doit donc dès à présent s’appuyer sur ses ressources démographiques, économiques, scientifiques pour agir dans un cadre européen sur le cours des évolutions à l’œuvre et se positionner dès aujourd'hui pour assurer sa réussite de demain.
[1] « Emerging and Developing Economies Much More Optimistic than Rich Countries about the Future », Pew Research Center, 9 octobre 2014 : http://www.pewglobal.org/2014/10/09/emerging-and-developing-economies-much-more-optimistic-than-rich-countries-about-the-future/
Légende de la photo en bandeau : vue sur les jardins du château de Versailles, au soleil couchant (pixabay.com, crédits Gabywoo).
Les opinions et interprétations exprimées dans les publications engagent la seule responsabilité de leurs auteurs, dans le respect de l'article 3 des statuts de l'Institut Open Diplomacy et de sa charte des valeurs.