Depuis 2011, la Syrie est décimée par une guerre civile qui oppose le régime baasiste de Bachar Al-Assad, accusé de crimes de guerre, à une multitude de groupes rebelles. Parmi une mosaïque complexe d’idéologies et d’allégeances, les islamistes affiliés au groupe État Islamique ont été désignés comme une menace contre le régime et les populations.
Dans ce contexte, le sort des chrétiens syriens mobilise particulièrement l’opinion publique occidentale. Pourtant, les chrétiens ne constituent qu’un faible pourcentage de la population syrienne, surtout après les massacres et un exil massif causé par le conflit. En outre, la communauté chrétienne ne peut être apparentée à un belligérant à part entière, portant ses propres revendications sur la scène syrienne. Elle ne peut donc être considérée comme un acteur politique et militaire, au même titre que les Kurdes par exemple. Au contraire, les chrétiens sont plutôt restés en retrait de cette guerre civile. Ils sont ainsi largement perçus comme une minorité passive à protéger, subissant une trajectoire particulière dans la tragédie syrienne. Cela contribue à une instrumentalisation de la population chrétienne, réifiée et instrumentalisée sur la scène nationale et internationale, notamment pour justifier l’intervention de la Russie sur le théâtre syrien.
Selon l’idéologie baasiste —nationaliste, socialiste et fondée par des représentants de minorités— un système étatique performant doit permettre la prédominance de l’identité nationale sur les autres. Officiellement, la Syrie est donc, depuis les années 1960, une république arabe laïque, où la confession s’efface devant la nationalité, où l’unité nationale s’affranchit des considérations religieuses ou communautaires. Ainsi, dès les années 1980, « le régime s’est présenté comme le rempart contre la menace islamiste susceptible de dominer les minorités »[1], notamment la minorité chrétienne. Avant 2011, les chrétiens constitue donc une communauté relativement protégée, certes soumise au même fonctionnement autoritaire que le reste du pays, mais qui ne se trouve pas menacée dans son existence. Depuis les « Printemps arabes » de 2011, qui ont profondément déstabilisé les régimes autoritaires en place, la montée en puissance de l’islamisme radical et de l’État islamique en particulier a entraîné des violences intercommunautaires, dont sont victimes notamment les chrétiens, à travers tout le Moyen-Orient.
Cette esquisse du contexte politique permet d’éclairer le positionnement des chrétiens dans la guerre civile. Les chrétiens syriens se savent relativement protégés par le régime de Bachar Al-Assad et sont liés par la peur du fondamentalisme islamiste. Ainsi, en 2012, l’archevêque d’Alep redoute « les conséquences d’un renversement du régime, qui pousserait beaucoup de nos fidèles à émigrer, comme en Irak depuis la chute de Saddam Hussein »[2]. Le patriarche Grégoire III Laham salue et remercie l’armée syrienne en 2013 pour la libération du village de Maaloula, où des factions islamistes ont assassiné des habitants chrétiens et détruit des lieux de culte. Aujourd’hui, selon Antoine Fleyfel[3], le soutien —ou plutôt l’absence d’opposition— des chrétiens au gouvernement d’Assad relèverait donc d’un choix par défaut, en somme. Ce positionnement du « moindre mal » est largement instrumentalisé par Bachar Al-Assad, sur la scène nationale et internationale, pour justifier sa politique répressive et légitimer son maintien au pouvoir. En s’érigeant comme le défenseur des chrétiens et des autres minorités face aux islamistes, il accorde une place centrale à leur sort dans le conflit, en fait l’une des variables de la situation, ce qui rencontre un écho particulier à Moscou.
La guerre civile syrienne s’est internationalisée et régionalisée au fur et à mesure que les enjeux stratégiques et géopolitiques apparaissaient aux yeux des autres États. Si la plupart des acteurs internationaux ont mis du temps à formuler leur position et à s’engager, la Russie oppose son véto à toute sanction contre la Syrie dès le début du conflit. À partir de 2015, son intervention militaire contribue largement à rééquilibrer les forces en faveur du régime. Si cela s’explique par des raisons politiques et stratégiques, relevant du hard power, une autre variable doit être prise en compte dans la compréhension de l’intervention russe : la place de la religion. En effet, Moscou produit un discours de légitimation de son soutien à Bachar Al-Assad qui se fonde largement sur le sort que pourraient connaître les chrétiens en cas de renversement du régime[4],[5],[6]. Depuis 2012, le président Poutine renoue ainsi avec une tradition diplomatique impériale, en se présentant comme protecteur de la minorité orthodoxe orientale, et en fait un axe majeur de sa politique étrangère. Le choix de cette orientation correspond à la fin de l’ère soviétique, et à un retour de l’Église orthodoxe dans la politique intérieure et extérieure de la Russie. L’on peut ainsi parler d’une diplomatie religieuse de la Russie à l’égard des chrétiens orthodoxes syriens, conduite par l’État et par l’Église. Ce soutien se concrétise par des aides financières, notamment un don de 1 300 000 dollars versés au Patriarcat d’Antioche en août 2013[7].
Vladimir Poutine et Bachar El Assad à Sotchi, le 20 novembre 2017
Si cette action humanitaire à l’égard de la communauté orthodoxe de Syrie justifie l’intervention militaire de la Russie en faveur d’un régime accusé de crimes de guerre, il est aussi l’occasion pour Moscou de reconstruire un leadership sur la scène internationale. En effet, en se présentant comme le protecteur des « chrétiens d’Orient », Poutine disqualifie les puissances occidentales, en premier lieu la France qui, historiquement, jouait cette partition dans l’Empire ottoman. Les États-Unis —autre grand rival dans la région— se trouvant trop déstabilisés par l’élection de Donald Trump et les incertitudes de sa politique étrangère, la Russie peut s’imposer comme une puissance au Proche-Orient et y fait valoir ses intérêts, notamment commerciaux et énergétiques. Surtout, elle y étend méthodiquement son soft power : son influence repose sur une conception culturaliste des relations internationales, selon laquelle « les civilisations auraient un caractère immuable en raison de leur identité religieuse »[8]. Ce discours de solidarité confessionnelle semble rencontrer un écho favorable chez les chrétiens de Syrie, bien que cela soit difficilement quantifiable. Mgr. Jeanbart, archevêque d’Alep, déclare ainsi dans une interview : « l’intervention russe redonne espoir aux chrétiens de Syrie », entraînant un « regain de confiance »[9]. La communauté orthodoxe s’impose donc comme un « levier à l’influence russe dans la région »[10].
Cette politique étrangère largement empreinte d’identité religieuse sert aussi le président Poutine sur le plan intérieur pour susciter l’adhésion. En effet, l’Église orthodoxe joue un rôle de plus en plus fondamental dans la vie sociale et politique russe, comme le souligne Alicja Curanović, qui évoque « a top-down policy of « controlled resacralization » of the public sphere »[11]. Cette cohérence entre le plan intérieur et la scène internationale est explicitée dans les documents officiels de la politique étrangère russe, qui insistent sur le facteur religieux pour définir une civilisation. La cause des chrétiens d’Orient nourrit donc doublement la légitimité du régime du président russe, sur le plan intérieur et sur la scène internationale ; devenant ainsi un élément central de l’identité politique russe réactivée par Vladimir Poutine.
[1] TAHA Zakaria. « Le parti Baath et la dynastie al-Asad en Syrie : la laïcité dans un contexte communautaire », 2012, URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00734773
[2] « Mgr. Jeanbart : Il faut donner sa chance à Asad », Entretien de Georges Malbrunot avec Mgr. Jeanbart, Le Figaro, 11 janvier 2012
[3] « Actualité des chrétiens d'Orient : Liban, Syrie et Irak, avec Antoine Fleyfel », Emission radio diffusée le 25 mai 2014 sur France Culture.
[4] « Save Christians in the Middle East! », Tribune d’Alexander Yakovenko, Ambassadeur de Russie au Royaume-Uni sur RT.com, le 22 novembre 2014 : https://www.rt.com/op-ed/208823-middle-east-christians-russia/
[5] « Renverser le régime d'Assad, c'est ouvrir les portes de Damas à l’EI », Sputnik News (agence de presse russe), 26 septembre 2015 https://fr.sputniknews.com/international/201509261018417320/
[6] Discours de Sergueï Lavrov lors d'un rendez-vous de haut niveau sur la protection des chrétiens, Genève, le 2 mars 2015, en ligne sur le site du ministère des Affaires Étrangères de la Fédération de Russie : http://www.mid.ru/fr/vistupleniya_ministra/-/asset_publisher/MCZ7HQuMdqBY/content/id/974465
[7] Discours du métropolite Hilarion de Volokolamsk (théologien et évêque russe, président du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, grand défenseur de Vladimir Poutine) à l’occasion d’un colloque sur la crise en Syrie, au Liechtenstein, le 17 novembre 2013. Cité par EL GHOUL Bernard « La Russie : nouvelle protectrice des chrétiens d’Orient ? », Les Cahiers de l'Orient 2015/2 (N° 118), p. 47-54.
[8] THERME Clément, « La puissance russe au Moyen-Orient : retour ou déclin inéluctable ? » Études de l’IRSEM, n°33, 2014, pp.32-34
[9] Émission « Frappes russes: entretien avec Mgr Jean-Clément Jeanbart, archevêque d’Alep », diffusée sur RTS le 8 octobre 2015.
[10] PICHON Frédéric, « La Syrie, quel enjeu pour la Russie ? », Politique étrangère 2013/1 (Printemps), p. 110.
[11] CURANOVIĆ Alicja, « Une politique de « resacralisation contrôlée » de la sphère publique impulsée par le pouvoir », The Religious Factor in Russia’s Foreign Policy, Routledge Contemporary Russia and Eastern Europe Series, 31. Routledge, London and New York, 2012.