L’électricité est devenue l’un des fondements de nos sociétés modernes. Elle répond aux besoins vitaux de l’ensemble des agents économiques : les ménages, les collectivités et les entreprises. L’électricité en tant qu’énergie est un bien homogène et est difficilement stockable à grande échelle et à long terme, contrairement au gaz naturel par exemple. Il est nécessaire pour le système électrique de respecter à chaque instant un équilibre entre la production et la consommation électriques. Le non-respect de cet équilibre offre-demande peut conduire dans le pire des cas à un black-out, c’est-à-dire l’effondrement de la totalité du réseau électrique européen.
Depuis près d’un an, l’énergie est mobilisée comme arme de guerre dans le conflit russo-ukrainien. Les rationnements organisés par le Kremlin frappent ainsi de plein fouet énergétiquement et économiquement les pays qui dépendent du gaz russe, en particulier ceux qui l’utilisent pour produire de l’électricité — c’est le cas par exemple de la Moldavie ou de l’Estonie. En conséquence, l’échiquier mondial énergétique se redéfinit avec une année 2022 record sur ce secteur stratégique et vital : nous voyons le renfort massif en GNL des États-Unis devenant avec la Norvège les premiers fournisseurs de gaz naturel en Europe. Dans quelle mesure l’électricité est redevenue un enjeu géopolitique stratégique pour la France depuis la crise pétrolière de 1973 ? Quels sont les enjeux et les mesures associés à cette nouvelle situation ?
Les interconnexions, une assistance vitale ?
Chaque pays d’Europe dispose d’une politique énergétique propre comme le choix du charbon pour la Pologne ou du gaz naturel pour la majeure partie des pays d’Europe. Selon leur localisation géographique, les pays d’Europe disposent de marges de manœuvre supplémentaires : les interconnexions électriques, lignes de transport d’électricité qui traversent une frontière entre des États membres et relient leurs réseaux d’électricité. Le réseau électrique français est par exemple interconnecté aux réseaux de l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni et la Suisse. Ces interconnexions participent à la création d’une plaque énergétique et commerciale permettant d’exploiter au mieux les moyens de production de chaque pays. D’un point de vue pratique, elles permettent aux pays d’importer en cas de sous-production, ou à l’inverse d’exporter en cas de surproduction.
Dans le cas de la France, la politique énergétique a mis l’accent sur la production d’électricité nucléaire après la crise pétrolière de 1973. Ce choix d’électrification a eu pour conséquence deux typologies de profil sur le type « base » et « peak ». Pour le profil « base », la production électrique comprend le nucléaire, l’hydraulique fil de l’eau, les bioénergies, l’éolien et le solaire. Le profil « peak » va compléter les besoins énergétiques nécessaires lors des pics de consommation le matin et le soir en faisant appel aux moyens de production thermique : charbon, fioul et gaz naturel. Ces moyens de production thermiques ont des coûts variables élevés du fait de la consommation des combustibles et de faibles rendements énergétiques, ce qui implique la corrélation entre l’électricité et le gaz naturel.
En effet, le marché journalier de l’électricité va rémunérer la dernière centrale appelée, la plus chère, qui est majoritairement le gaz naturel - c’est le principe du merit order. Les profils baseload et peakload complètent les besoins électriques avec les interconnexions. En France, la question des moyens de production s’est posée avec le risque de délestage pour cet hiver et le prochain.
Dans un contexte de crise énergétique aggravé par l’indisponibilité d’une partie du parc nucléaire, la France n’a pas les capacités pour produire l’entièreté de son énergie sur son sol.
Plusieurs raisons expliquent cette indisponibilité : des centrales nucléaires en maintenance suite aux problèmes de corrosion sous contrainte avec des retards de redémarrage et une faible production d’électricité d’origine renouvelable. C’est pourquoi les interconnexions sont stratégiques et vitales. Durant l’hiver, la puissance de 15,8 GW a été le record d’importation d’électricité en France. Cela équivaut à environ onze réacteurs nucléaires parmi les plus puissants. Sans l’importation massive d’électricité par nos voisins européens le délestage aurait été la solution privilégiée.
Les perspectives pour la France
Les importations massives de GNL ont permis de compléter les stocks de gaz naturel en France et en Europe pour passer l’hiver. Or, toute la difficulté va probablement se présenter l’hiver prochain, avec des difficultés de prévision comme suit.
D’abord, nous pouvons évoquer les enjeux de la sécurité d’approvisionnement en gaz naturel. En effet, celle-ci va dépendre de notre capacité à remplir les stocks de gaz en Europe sur la période d’injection allant du mois d’avril à octobre 2023. L’approvisionnement de GNL va se faire sur une place de marché extrêmement compétitive entre les pays importateurs de gaz naturel avec des situations insolites comme ça a été le cas du 21 mars dernier : après un cap vers l’Asie au départ du Texas, un bateau de GNL a fait demi-tour au milieu de l’océan Pacifique pour aller vers le Vieux-continent. Cela est survenu après une surenchère d’un pays européen pour un coût de péage aller-retour du Panama estimé à 1 million de dollars. Nous importons donc du GNL au prix fort pour combler l’arrêt des livraisons de gaz russe en réponse aux sanctions, dans un contexte où l'Asie et plus particulièrement la Chine après sa stratégie ZéroCovid montre des signes de forte reprise économique. Il n’est pas viable pour les économies mondiales de se maintenir à ces niveaux de prix, d’où l’importance de l’unicité des pays européens pour l’approvisionnement en GNL.
C’est dans ce contexte que vient le deuxième enjeu d’ordre économique. Nous l’avons vu plus haut, le merit order entraîne une corrélation entre les prix du gaz et de l’électricité. Si les stocks de gaz sont faibles, les prix de gros de l'électricité risquent alors d'être élevés. Il est donc indispensable d’arriver à maintenir des niveaux de prix à la baisse pour réduire les impacts sur l’économie se résultant par une destruction de la demande et du tissu économique. C’est le cas aujourd’hui spécifiquement pour l’industrie qui a drastiquement réduit sa consommation, allant parfois jusqu’à des arrêts temporaires de production. La poursuite de ces prix élevés pourrait mener à terme des plans sociaux ou des délocalisations vers des zones où le prix de l’électricité est plus compétitif.
Et enfin, nous pouvons soulever la question du parc de production d’électricité nucléaire. EDF prévoit une baisse de sa production nucléaire 2023-2024 de l’ordre de 300-330TWh, ce qui s’explique par un programme industriel chargé, avec 44 arrêts de réacteurs pour maintenance et la poursuite de l’identification et des réparations des tuyauteries potentiellement concernées par le phénomène de corrosion sous contrainte. Nous savons dès à présent que les centrales nucléaires pourront difficilement compléter la production dans l’éventualité d’un hiver rude.
Dans ce contexte, la France adopte des mesures conjoncturelles pour limiter l’explosion des prix de l’énergie. Cela concerne par exemple la mise en place d’un bouclier tarifaire en gaz et en électricité pour les particuliers et les entreprises souscrivant de faibles puissances électriques. S’ajoute à cela la mise en place d’un amortisseur électricité pour les petites et moyennes entreprises non couvertes par le bouclier tarifaire, ainsi que la création d’un guichet d’aide aux énergo-intensifs ou encore des mesures de sobriété énergétique. Dans une perspective de moyen terme, la création d’une Usine Flottante de Stockage et de Regazéification (FSRU) permettrait de diversifier davantage les voies d’approvisionnement et réduire la dépendance au gaz russe. Ces mesures peuvent être complétées par un développement massif de solutions d’efficacité énergétique.
Des défis géopolitiques et énergétiques
Il convient maintenant de regarder les mesures à long terme. La France a communiqué sur l’importance de la sobriété qui est un vecteur d’économie d’énergie avec l'idée de mieux consommer. S’ajoute à cela le développement des énergies renouvelables à travers le projet de loi d’accélération des énergies renouvelables définitivement adopté par le parlement en date du 7 février 2023. Cette loi vise à faciliter l’installation d’énergies renouvelables, simplifier les procédures d’installation, libérer du foncier pour le développement des ENR et permettre un meilleur partage des énergies renouvelables. Un projet de loi d’accélération du nucléaire a été adopté en première lecture au Sénat le 24 janvier 2023.
Nous l’avons vu, l’électricité est redevenue un enjeu géopolitique pour la France porté par la crise énergétique dans un contexte géopolitique extrêmement hostile et volatil. Cela mène à un nouvel ordre mondial énergétique où l’inflation est directement liée à la crise de l’énergie. 2022 a été une année de tous les records sur le secteur de l’énergie avec : la suspension des livraisons de gaz russe, les problèmes sur les centrales nucléaires françaises, la sécheresse inédite réduisant les marges de manœuvre de production d’électricité hydraulique, le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, les incendies sur des terminaux GNL en Norvège et aux États-Unis.
C’est pourquoi la solidarité européenne ne doit pas être seulement militaire et économique, mais également énergétique. Les interconnexions ont été le maillon différenciant face aux risques de pénurie de production d’électricité en France cet hiver. Les enjeux se tournent maintenant vers l’hiver prochain pour pallier le gaz russe, tout en poursuivant les efforts de décarbonation. Les pays doivent atteindre les objectifs du Green Deal Européen suivant la feuille de route Fit For 55. Ces dernières consistent à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % d’ici à 2030 en prenant en compte une transition socialement juste et compétitive pour les pays membres. En un mot, nous sommes désormais à l’aune de grands projets industriels dictés par des choix énergétiques géopolitiques.
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