Février 1996. Kasparov contre Deep Blue, le supercalculateur d’IBM. La rencontre en 6 matches se solde par une victoire de l’humain face à la machine, qui pèse alors près de 700kg et nécessite pas moins de 20 personnes pour fonctionner. Mai 1997. Garry Kasparov aura résisté pendant plus de dix heures aux assauts de « Deeper Blue », version améliorée de Deep Blue, mais cette fois le score est sans appel : l’ordinateur peut affirmer sa suprématie sur l’homme, du moins dans le monde des échecs.
Des rivalités californiennes pour la suprématie quantique
L’histoire semble s’être répétée durant ce mois d’octobre 2019. Une collaboration entre Google et la NASA annonce avoir atteint la « suprématie quantique » informatique, après la présentation dans Nature des résultats obtenus par l’ordinateur quantique de la firme californienne, Sycamore. D’après cette publication, le nouveau-né de haute technologie présenté par Google aurait résolu un problème mathématique d’une infinie complexité. La prouesse en question, l’équivalent quantique d’un programme permettant de générer une très longue liste de nombres aléatoires et de relire leurs valeurs un million de fois, aurait été accomplie en deux cent secondes par l’ordinateur quantique de Google. Leurs travaux de recherche indiquent que le même résultat serait actuellement accompli en dix mille ans par le supercalculateur le plus puissant du monde à l’heure actuelle, Summit, possédé par IBM.
Avant même la publication des résultats, son rival s’empresse de mettre en cause les résultats présentés. Tout d’abord, l’étude de Google semble s’être basée, selon IBM Quantum Research, sur un scénario de calcul le plus pessimiste possible : Summit pourrait achever le même calcul « classique » que la version quantique de Google en deux jours et demi. Mais au-delà de la durée de résolution du problème, c’est la définition de « suprématie quantique » qui interpelle la firme historique. La définition, introduite en 2012 par John Preskill, physicien théoricien à Caltech, ne recouvre pas la possibilité qu’un ordinateur quantique puisse effectuer une tâche impossible pour un calculateur classique. Pour peu que le temps laissé à la tâche soit suffisant, et celui-ci risque d’être particulièrement long, aucune opération informatique n’est inaccessible aux ordinateurs classiques actuels. Pour le chercheur d’IBM Edwin Pednault, « les ordinateurs quantiques ne règneront jamais en suprématie sur les ordinateurs classiques, mais travailleront plutôt de concert avec eux ».
La suprématie annoncée par la firme californienne repose donc sur un autre aspect : le fait que les ordinateurs quantiques puissent effectuer en un temps négligeable des tâches impossibles en un temps raisonnable à des ordinateurs classiques. En ce sens, « les résultats de Google sont comparables au premier vol réussi des frères Wright » pour William Oliver, chercheur au MIT. L’avancée est véridique et indéniable, mais la technologie quantique nécessite encore de nombreuses avancées pour se révéler utile à l’homme.
Sycamore, l’ordinateur quantique de Google
Il s’agit de mieux maîtriser les lois de la nature pour mieux calculer
Un ordinateur quantique, par opposition aux machines classiques que nous pouvons utiliser au quotidien, du smartphone au laptop en passant par le supercalculateur industriel, fonctionne sur la base des lois de la mécanique quantique. Bien qu’imperceptibles à notre échelle, ces lois sont bien celle régissant les fondements de la nature : « la vision correcte de la nature ne peut qu’être quantique » comme le rappelait Richard Feynman, Prix Nobel de Physique 1965.
La brique élémentaire d’un ordinateur est le bit, qui assemblés constituent des suites de zéro et de un reconnus par les ordinateurs actuels comme leur langage. A contrario, le constituant élémentaire de l’ordinateur quantique est d’une autre nature : c’est le qbit (ou bit quantique). Celui-ci exploite une propriété de la mécanique quantique appelée superposition quantique. Au lieu d’exister de façon arrêtée comme zéro ou un, le qbit se présente comme une superposition de ces deux états. Ni vraiment l’un ou l’autre, ni un mélange des deux, ce qbit est véritablement l’une et l’autre des deux valeurs à la fois. Un plus grand nombre de combinaisons est donc accessible aux ordinateurs quantiques pour une plus faible proportion de qbit physiques, par rapport aux bits classiques. A titre d’exemple, Sycamore (Google) fonctionne sur 54 qbits, qui offrent un million de milliards de combinaisons possibles, étudiées simultanément du fait de la propriété de superposition.
Les atouts de l’informatique quantique ne s’arrêtent pas ici. Une seconde propriété peut être exploitée afin de démultiplier la puissance de calcul. Dans le monde quantique, des particules peuvent être liées de façon à ce qu’une modification ou une mesure des propriétés de l’une se répercute sur la seconde, sans aucune limite de distance à cet effet : c’est l’intrication quantique. Cette propriété est criante dans les résultats présentés par Google. C’est en effet ce lien privilégié entre particules qui permet d’optimiser la mesure de nombres aléatoires, qui se trouvent liés de façon quantique.
Un problème majeur émerge cependant : les ordinateurs quantiques sont éminemment sujets aux bruits et erreurs. Afin de limiter cet impact, qui limite l’utilité d’un qbit à quelques dixièmes de seconde, l’environnement de ces ordinateurs est très particulier. Il faut un vide magnétique complet, une pression quasi-nulle et une température aux limites de la physique. La température de l’enceinte d’un ordinateur quantique est limitée à un dixième de degré kelvin, à mettre en perspective avec les 4 kelvins du vide intersidéral. Autant dire que le laptop quantique risque de ne jamais voir le jour…
Summit, supercalculateur le plus puissant au monde actuellement (IBM)
Alors que l’écosystème quantique foisonne, l’industrie chimique est la première impactée
Alors que le premier ordinateur quantique commercialisable fut annoncé au marché mondial en 2011 par D-Wave, start-up américaine aujourd’hui acteur incontournable de l’informatique quantique, les protagonistes se multiplient à mesure que les avancées s’accélèrent et que la puissance de calcul défie chaque jour les résultats de la journée précédente.
Vern Brownell, président-directeur général de D-Wave, souligne facilement l’intérêt de ces machines hors du commun qui explique la prolifération de nouveaux acteurs du marché : « cette technologie permettra à terme de résoudre d’importants problèmes de l’industrie, de la finance à la médecine ».
Le premier secteur impacté par « la seconde révolution quantique » est l’industrie chimique et médicale. Comme le souligne un rapport récent du cabinet de conseil McKinsey & Company, de nombreux acteurs du développement des technologies quantiques sont associés par des investissements à des acteurs du secteur de l’industrie chimique. Des géants américains comme IBM ou Google, jusqu’à la centaine de start-up actuellement identifiées, tout le secteur se concentre aujourd’hui sur l’impact sur l’industrie chimique avec deux domaines prédominants : la mise au point de molécules plus performantes, de l’engrais à la protéine médicale, et la formulation de mélanges complexes.
Historiquement réticente à l’implémentation de solutions digitales, l’industrie chimique pourrait dans ce cas faire figure de proue dans l’expérimentation quantique : une étude BASF / Karlsruhe Institute of Technology estimait en 2018 le besoin en ressources informatiques quantiques à environ un millier de qbits pour des simulations chimiques pertinentes, tandis qu’un million et demi de ces mêmes qbits seraient requis pour un système de cryptage RSA comme celui utilisé actuellement par les systèmes de sécurité informatiques.
Une première mondiale dans le domaine de la coopération et la mise au point de solutions logicielles quantiques a par ailleurs eu lieu en 2019, depuis que le géant de la chimie Honeywell s’est associé à Microsoft Azure Quantum pour développer des outils informatiques quantiques en open source.
Puce de l’ordinateur quantique de Google
Il nous faut rapidement une éthique de la frénésie quantique
L’une des caractéristiques marquantes de ce développement quantique est sa rapidité. Alors que la faisabilité de tels systèmes étaient encore à l’étude au début du millénaire, la réussite de Google est déjà une révolution. Tandis que l’équipe australienne du Pr. Michelle Simmons annonçait en juillet la possibilité d’accélérer jusqu’à deux cent fois les opérations actuelles, Microsoft réaffirme cette semaine s’intéresser à un nouveau genre de qbits, les qbits topologiques, qui permettront à terme de réduire le nombre de qbits physiques nécessaires pour des opérations de complexité équivalente. Un rythme de développement qui fait facilement tourner la tête.
Au premier plan des professionnels impactés par cet acharnement quantique sont les cryptographes et les professionnels de la sécurité de l’information. Craig Costello précise : « les ordinateurs quantiques arrivent et vont complètement changer les règles du jeu », et l’enjeu sera de garder le contrôle et la maîtrise des flux d’information.
Jusqu’à présent, le cryptage RSA des smartphones était notamment réputé comme inviolable : il fallait au plus puissant des supercalculateurs plus de temps que la durée de vie actuelle de l’univers afin de briser le code. Toute cette protection de l’information s’effondre avec l’informatique quantique, notamment du fait du principe de superposition évoqué précédemment. « L’informatique quantique pourra décrypter toutes les technologies que nous avons développé jusqu’à ce jour pour l’encryption de données » résume Costello.
Un immense problème qu’il faudra notamment résoudre aussi vite que l’informatique quantique se développe, ce qui représente un défi en soi : des pistes de cryptage sont explorées, mais l’approche la plus élémentaire repose aujourd’hui sur un problème géométrique à cinq cent dimensions, qui serait alors inviolable même pour les ordinateurs quantiques. Difficile pour tout un chacun de se représenter ce type de complexité…
Andrus Ansip, Vice-Président de la Commission pour un marché unique du numérique
Que fait l'Union européenne ?
Face à ces défis et perspectives excitantes pour l’avenir de l’homme, mais également tous les problèmes que l’essor de l’informatique quantique pourrait soulever, les pouvoirs publics ont su se doter de programmes d’accompagnement du développement de ces technologies.
L’ambition était annoncée, au niveau européen notamment : « l’Europe est déterminée à mener le développement mondial des technologies quantiques », martèle Andrus Ansip, Vice-Président de la Commission pour un marché unique du numérique. Une ambition exagérée lorsque l’on voit que la bataille des résultats se résume à une triangulation des acteurs américains autour de Google, IBM et D-Wave ?
Les moyens techniques et ressources sont aujourd’hui abondants afin de contrer la suprématie du secteur privé américain dans ce domaine. Le programme Quantum Technologies Flagship, lancé par l’UE en octobre 2018 prévoit d’investir une enveloppe d’un milliard d’euros dans plus de cinq mille projets de recherche européens concernant les technologies d’informatique quantique.
Cinq domaines ont été cernés par la Commission européenne pour rassembler les investissements : les communications, la simulation numérique, la métrologie, la programmation informatique et la recherche fondamentale, tous imprégnés de technologie quantique émergente. Ce programme vient suivre l’investissement Future and Emerging Technologies (FET) qui avait investi 550 millions d’euros dès 1998 dans la recherche quantique européenne.
Afin de reprendre le dessus dans la bataille technologique quantique, l’UE se projette dans la mise en place d’un réseau quantique européen, une sorte d’« Internet quantique » qui permettrait de « placer l’Europe à l’avant-garde de la seconde révolution quantique », d’après Andrus Ansip.
Cet engouement pour les technologies quantiques au niveau européen est également perceptible au niveau national. Les deux pays menant la recherche européenne en informatique quantique, le Royaume-Uni et l’Allemagne, ont vu des programmes respectivement de 500 millions et 650 millions d’euros voir le jour, afin de soutenir des acteurs privés du secteur ainsi que des laboratoires de recherche nationaux.
La France, 3e acteur du domaine en Europe, est en retrait avec divers programmes régionaux et académiques investissant de l’ordre de la dizaine de millions d’euros. C’est par le financement du programme européen, issu du Quantum Manifesto signé par 3000 chercheurs européens en 2016, que ces projets épars se rassemblent. Cependant, la France manque encore de cohérence et d’investissement au niveau national pour pouvoir s’affirmer comme un acteur majeur de dimension mondiale du domaine.
Nombreuses sont les opportunités de développement humain : la lutte contre certaines maladies via des molécules actives étudiées quantiquement, l’optimisation du trafic routier dont Microsoft montre qu’il peut diminuer de près de 40%. Mais plus fondamentalement, l’informatique quantique s’ancre dans le paysage mondial de la recherche en haute technologie. Le rapport Tractica Quantum Computing for Enterprise Markets souligne ce phénomène. Le marché global de l’informatique quantique représentait en 2018 un total de 112 millions de dollars. Il évoluera vers 9 milliards de dollars à l’horizon 2030. Un rythme effréné difficile à suivre.
Défiant la loi de Moore classique - stipulant que la puissance des calculateurs double tous les deux ans - l’informatique quantique repousse chaque jour les limites technologiques, économiques et géopolitiques. C’est un rendez-vous à ne pas manquer pour qui veut attraper le train de la « seconde révolution quantique ». Au risque de décrocher très rapidement.