Le “cessez-le-feu total” parrainé par Moscou entre les forces arméniennes et l’Azerbaïdjan chamboule la donne dans la Transcaucasie (Caucase du Sud). Elle marque non seulement l’échec cuisant de l’Arménie, mais aussi de la diplomatie occidentale, qui montre une fois de plus sa faiblesse. Si la Russie s’impose comme la grande gagnante, la Turquie (soutien absolu de Bakou) peut se targuer d’une victoire éclair impressionnante. Un repositionnement des relations russo-turques qui trouvera un écho certain sur d’autres terrains de conflictualité dans la région.
Échec de la diplomatie occidentale
L’échec est affligeant pour Erevan. A l’issue de l’offensive de Bakou dans le Haut-Karabakh, au moins 2300 soldats arméniens ont été tués au front et des dizaines de civils sont morts dans les bombardements azéris indiscriminés. En six semaines, l’Azerbaïdjan a récupéré les sept districts occupés par l’Arménie depuis 1994 et une bonne partie du Haut-Karabakh. Prise la plus emblématique : l’Azerbaïdjan récupère la stratégique Chouchi, qui lui offre une vision sur l’ensemble du Caucase du Sud. Cette victoire azérie vient rééquilibrer les forces politiques entre Bakou et Erevan. Il traduit aujourd’hui sur le terrain la supériorité militaire que l’Azerbaïdjan avait acquis sur l’Arménie les dernières années : en 2017, Bakou avait investi 1,2 milliards d’euros dans la défense alors que du côté arménien, les investissements s’élevaient à seulement 360 millions d'euros.
Pour les Arméniens, qui ont le sentiment d’être engloutis par le rouleau compresseur turco-azéri, le choc est immense. Mais cette guerre signe un autre échec, moins visible : celui de la diplomatie occidentale en générale, et plus particulièrement européenne.
En quelques semaines, Ankara et Bakou ont réussi, par la force, à bouleverser les enjeux du conflit, alors que le groupe de Minsk n’avait rien obtenu en 30 ans de discussions. Co-présidé par les États-Unis, la France et la Russie, ce groupe avait été créé en 1992, pendant la Première guerre du Haut-Karabakh (1991-1994), pour trouver une issue au conflit opposant Arméniens et Azéris. Les dernières semaines, il avait certes dénoncé la “menace inacceptable pour la stabilité dans la région” des attaques azéries dans le Haut-Karabakh. La France en particulier, qui renferme une communauté arménienne importante (environ 350 000 personnes) avait montré des signes de solidarité forts envers Erevan. Mais l’absence d’actes a considérablement marginalisé Washington et Paris. Aujourd’hui, les Etats-Unis comme la France sont absents de l’accord de cessez-le-feu parrainé par Moscou.
Dans cette affaire, l’Union Européenne - UE a aussi montré, une fois de plus, ses difficultés à imposer sa voix face à la politique offensive de Recep Tayyip Erdogan dans la région. Tout au long du conflit, Bruxelles est restée silencieuse, même après les révélations sur l’envoi de centaines de mercenaires syriens par la Turquie pour combattre aux côtés des forces azéries. Comme en Syrie avec le processus d’Astana, la Russie parvient de nouveau à isoler les Occidentaux des discussions diplomatiques censées apporter une solution à un conflit majeur dans la région.
La Russie réaffirme sa présence dans le Caucase du Sud
La Russie ressort comme la grande gagnante à l’issue de la guerre. Pendant les combats, elle s’est imposée comme le seul médiateur légitime en parrainant les cessez-le-feu successifs. A priori, les Russes se trouvaient dans une position délicate. Directement liés à l’Arménie par l’Organisation du traité de sécurité collective - OTSC, selon lequel Erevan doit être défendue si elle est attaquée sur son sol, ils souhaitent en même temps préserver le partenariat avec l’Azerbaïdjan. Finalement, ils ont su faire de leur capacité à parler à tous une force indéniable. Depuis le 10 novembre, Moscou est garante du respect du cessez-le-feu : des forces de maintien de la paix comportant 2000 soldats russes ont été déployées dans le Haut-Karabakh pour s’assurer de l’arrêt des combats entre Arméniens et Azéris et un centre de maintien de la paix va être créé.
La Turquie, pourtant soutien actif du vainqueur, Bakou, est absente du texte. La Russie réaffirme donc avec fermeté sa présence dans le Caucase du sud, une ancienne sphère d’influence de l’URSS. Aujourd’hui, Moscou est présente en Géorgie, en Arménie et sur le sol azéri. Les Russes bénéficient aussi de l’évolution politique interne à l’Arménie au lendemain de la guerre : la défaite d’Erevan a affaibli le Premier Ministre arménien Nikol Pashynian, qui entretenait des relations tendues avec Vladimir Poutine. Après la « Révolution de velours » en 2018 en Arménie, Moscou craignait que le pouvoir arménien ne se tourne vers l’occident.
Dans ce conflit, contre toute attente, la Russie a donc laissé les Arméniens s’enfoncer dans une débâcle majeure. Comme l’affirme avec justesse le politiste Olivier Roy dansune tribune dans Le Monde, « l’Arménie a cru au mythe de la Russie chrétienne » qui lui viendrait en aide, mais « c’est ne rien comprendre à la vision russe, qui est fondée d’abord sur une realpolitik des rapports de force, et sur une conception proprement russe et fort peu « occidentale » (et encore moins chrétienne) de la géostratégie ».
La Turquie toujours à l’offensive
La Turquie peut aussi se targuer de gagner du terrain dans la région. D’abord, son allié l'Azerbaïdjan remporte une victoire militaire majeure, notamment grâce au soutien absolu d’Ankara. La Turquie a fourni du matériel militaire sophistiqué et envoyé 1500 mercenaires syriens sur le front. Elle gagne en prestige, par sa capacité à se projeter une nouvelle fois sur un terrain stratégique au niveau régional, et en dévoilant l’image d’une puissance industrielle dans le domaine de la défense. Ankara affirme aussi sa présence dans le Caucase du Sud avec l’envoi de militaires turcs pour surveiller le respect du cessez-le-feu. Elle renforce par ailleurs sa relation avec les Azéris, avec la mise en place d’un corridor entre la République autonome de Nakhchivan (une exclave de l'Azerbaïdjan à la frontière avec la Turquie) et l'Azerbaïdjan.
Cependant, ce cessez-le-feu marque aussi les limites des projections turques à l'international. En prenant le dessus, la Russie met un coup de frein aux ambitions turques dans le Caucase du Sud. Objectif de Moscou : faire comprendre à Ankara que les Russes sont prioritaires dans ces anciennes républiques soviétiques (Arménie et Azerbaïdjan). La Turquie et la Russie sont déjà en confrontation en Syrie et en Libye. Le rééquilibrage de leurs forces dans le Haut-Karabakh pourrait avoir des conséquences sur ces autres terrains de conflits. Reste à prendre en compte un élément : le cessez-le-feu du 10 novembre ne signe pas la paix dans la région. Aucune solution politique durable n’a été trouvée et le cadre entourant la fin des combats reste flou.
L'évolution des tensions dans le Haut-Karabakh doit être suivie avec attention. Révélatrices des rapports de forces dans la région, elles sont un nouveau témoin de la politique d’expansion agressive de la Turquie.