La relation entre un espace civique sain, la démocratie et le bien-être engendre de nombreux malentendus et conflits, tant sur le plan politique que social. Il est essentiel d'examiner ce lien pour mieux comprendre les enjeux contemporains. Ceci pourrait également aider à éviter l'apathie de la majorité des citoyens, qui sont parfois paralysés face à un activisme non conforme aux valeurs démocratiques de quelques minorités ou individus.
D’autant plus que nous assistons à un clivage générationnel, social, international qui conduit à une certaine radicalisation de l’espace démocratique. Ce clivage ne fait qu’augmenter avec l’accès de plus en plus étendu à internet. L’impact se fait sentir : une consommation d’énergie en hausse exponentielle - en ne comptant pas pour l’instant les bitcoins et les ordinateurs quantiques...-, le sentiment de la connaissance comme bien commun, mais avec la sensation sourde qu’une grande part est manipulée, et un bien-être en berne par la comparaison permanente entre ce que l’on a et ce que l’on pourrait – devrait ? – avoir, provoqué par les effets délétères des « réseaux sociaux ».
Mais ces clivages ne se recoupent pas complètement et donnent une impression de chaos général, d’archipélisation sociétale inconnue jusque récemment. Ceci peut conduire certains individus à adopter des idéologies radicales comme moyen de contester l'ordre établi.
Au lendemain du retour de régimes populistes dans le monde et de la guerre en Europe, pourquoi est-il important d’intégrer la justice sociale au débat public et d'investir, à moyen terme, dans la démocratie, condition de possibilité de l’épanouissement et de la participation de la société civile à la vie publique ?
Des pratiques hétérogènes et un bilan relativement décevant
En 2022, dans son rapport l'OCDE révèle que l'espace civique était « ouvert » - ce qui signifie que l'État permet à tous de bénéficier de l'espace civique - dans 42 % des 38 pays membres de l'OCDE, et qu'il était « réprimé », « entravé » ou « limité » dans les 58 % restants.
Selon cette étude, plusieurs phénomènes contribuent à cette situation : des exceptions aux libertés publiques et des lois obsolètes demeurent. Des défis s’installent pour les organisations de la société civile travaillant sur la migration et le climat. Dans cette lignée, elle met en évidence l’actualité des démarches d’intimidation et des litiges contre la participation publique et enfin, que la liberté de la presse dans le monde reste fragile.
Ainsi, l’indice des libertés publiques de V-Dem, une des composantes du classement de l’Institut V-Dem, 2022, montre un déclin statistique dans plusieurs indicateurs, notamment ceux relatifs à la liberté des médias, la liberté d’expression et aux organisations de la société civile, dans environ 20% des pays membres de l’OCDE entre 2011 et 2021.
L’OCDE définit l’espace civique comme l'ensemble des conditions juridiques, politiques, institutionnelles et pratiques dont les acteurs non gouvernementaux ont besoin pour accéder à l'information, s'exprimer, s'associer, s'organiser et participer à la vie publique.
Si des initiatives gouvernementales renforcent l’espace civique dans de pays de l’OCDE, des facteurs internes et externes l’influencent et conduisent à un certain déclin de la protection de celui-ci dans quelques pays par rapport à 2018.
Au lendemain du retour de régimes populistes dans la durée dans le monde et de la guerre en Europe, pourquoi est-il important de protéger l’espace civique, condition de possibilité de l’épanouissement et de la participation de la société civile à la vie publique ?
En contexte géopolitique tendu, les faiblesses démocratiques sont une cible pour les régimes autoritaires
Le monde est passé d’une globalisation effrénée à un émiettement. En son sein, se développent des forces non étatiques et des cyberattaques. Ce sont des jeux ambigus qui font le monde de plus en plus risqué sans une prise de conscience de la guerre climatique qui nous entraîne.
À ce propos, Jean Viard écrit au cours de l’été 2023 que « notre aventure va être de courir après les incendies, le changement climatique, les problèmes d’énergie, de captation de carbone, d’eau… Or, on n’a pas encore le mode d’emploi de ce type de monde ».
L’amélioration de l’environnement entraîne l’adhésion de la majorité des personnes en Europe, mais sans que cela devienne actuellement un projet de société. Ceci remet en cause la triade Progrès, Paix, Prospérité. Il n’y a pas de société - disait Margaret Thatcher -, il n’y a que des individus, chacun seul avec lui-même. Cela fait un monde invivable. Or, Jean-Marie Guéhenno conclut dans son ouvrage Le premier XXIème siècle que « pour que la démocratie soit possible, il faut une société » avec un horizon commun, un combat commun.
À une époque de redéfinition des orientations politiques, les régimes autoritaires exploitent et retournent les faiblesses des régimes démocratiques contre eux dont la plus grave : la disposition des pays traditionnellement démocratiques à défendre ses propres valeurs.
L’essor de la démocratie illibérale est lié au fonctionnement des démocraties est marqué par une remise en cause du consensus sur la démocratie libérale et le capitalisme. Des dynamiques montrent un bond du mouvement antisystème aux États-Unis, une aspiration au pouvoir mondial de la Chine et de la Russie – traditionnellement autoritaires - et un affaiblissement de l'État de droit en Europe, notamment en Pologne et en Hongrie, toutes compromettant l'espace civique.
Alors que les dirigeants populistes se présentent comme la voix des « gens ordinaires » contre les « élites corrompues » sont dans l’immédiateté : celui de la concertation est un temps long.
Depuis l’antiquité, les partis populistes ont eu tendance à se durcir une fois au pouvoir. César, à Rome, illustre bien ce phénomène : au nom de la défense du « peuple romain » et des plus humbles, il a favorisé l’émergence d’un pouvoir personnel dont l’a seul privé son assassinat par Brutus, défenseur de la république.
A présent, l’apparence de la démocratie du pouvoir va avec une concentration du pouvoir dans des démocraties dysfonctionnelles. Un monde nouveau se dessine où la puissance des données est mise au service de divers radicalismes. D’où une violence émiettée de bulles qui se méfient les unes des autres.
En somme, ces sociétés génèrent des radicalités extrêmes et sont instables et difficiles à gouverner faute d’horizon commun.
Un espace civique sain : condition sine qua non du fonctionnement des démocraties
Un espace civique ancré dans des cadres juridiques internationaux et nationaux bénéficie à l'ensemble de la société.
Selon le rapport de l'OCDE sur le gouvernement ouvert - le seul instrument juridique dans ce domaine de 2017 - lorsque l'espace civique est protégé et promu, il facilite la participation des citoyens aux affaires de l’État qui est un droit fondamental. Il permet aux citoyens et aux organisations de la société civile d'avoir leur mot à dire dans la politique et la prise de décision, et d'assurer le contrôle des activités gouvernementales.
À l’opposé, le resserrer par des restrictions imposées à la liberté d'association, à la liberté de réunion et à la liberté d'expression et des médias à l’ère numérique renvoie à un fonctionnement fragile de la démocratie.
Ils existent d’autres formes de limitations telles que la répression physique, les arrestations arbitraires, des tortures, la surveillance des activistes et des ONG. Dans certains cas, les acteurs de la société civile sont présentés comme des « ennemis de l'État », des « agents étrangers » ou des menaces à la sécurité nationale, ce qui contribue à légitimer les attaques à leur encontre. Les restrictions imposées aux ONG, en particulier le financement étranger, sont devenues un moyen courant de réduire leur influence.
Sur un autre registre, l’égalité et la non-discrimination des groupes défavorisés sont des éléments essentiels pour une participation civique efficace et inclusive.
La protection contre les discriminations fondées sur l’origine ethnique, le genre et l’orientation sexuelle augmente, avec une interdiction des discours de haine dans 97% des pays membres de l’OCDE (90% de tous les pays sondés à l’échelle mondiale. De plus, près de la moitié des répondants (46% des pays membres de l’OCDE, 49% de tous les pays sondés) disposent d’institutions distinctes spécialisées dans le cas de discrimination et promotion de l’égalité.
D’après l’étude l’OCDE sur la protection et la promotion de l’espace civique « Même au sein de démocraties établies avec un fort engagement pour la participation civique et une réputation internationale positive relative à la protection de l’espace civique, un effort continu est nécessaire pour conserver les normes élevées ».
Aussi, les mouvements populistes en Pologne et en Hongrie suscitent des inquiétudes quant au respect des valeurs démocratiques sur lesquelles l’Union européenne repose : l’État de droit.
Les mouvements populistes participent au jeu démocratique dans leurs pays mais, de telles évolutions soulèvent des interrogations pour l’Union européenne et appelle à sanctionner les États qui réduisent l’espace civique. Respecter les droits et les principes fondamentaux affirmés par le traité et par la Charte des droits fondamentaux de l’union européenne est une condition nécessaire pour y adhérer.
D’autant plus que nous assistons à un clivage générationnel, social, international qui conduit à une certaine radicalisation de l’espace démocratique. Ce clivage avec ses tensions ne fait qu’augmenter avec l’accès de plus en plus étendu à internet. L’impact se fait sentir : une consommation d’énergie en hausse exponentielle - en ne comptant pas pour l’instant les bitcoins et les ordinateurs quantiques...-, le sentiment de la connaissance comme bien commun, mais avec la sensation sourde qu’une grande part est manipulée, et un bien-être en berne par la comparaison permanente entre ce que l’on a et ce que l’on pourrait -devrait ? – avoir, provoqué par les effets délétères des « réseaux sociaux ».
Mais ces clivages ne se recoupent pas complètement et donnent une impression de chaos général, d’archipélisation sociétale inconnue jusque récemment comme l’analyse Jérôme Fourquet. Ceci peut conduire certains individus à adopter des idéologies radicales comme moyen de contester l'ordre établi.
Face à la radicalisation de l'espace démocratique, il est urgent d'intégrer la justice sociale au débat public et d'investir dans la démocratie à moyen terme
La culture est ce qui reste quand nous avons tout oublié... L’éducation et la cohésion sociale peuvent modérer les dynamiques à l’œuvre.
Pour l’implication des citoyens et des parties prenantes dans la décision publique à l’ère du numérique, il convient d’associer les recommandations sur la promotion de l’espace civique par l’OCDE en 2022, à des réflexions structurantes pour éviter ou compenser certains effets négatifs de la déstabilisation de l’espace démocratique.
- Intégrer le besoin de justice sociale : pour qu’elle soit au socle du débat politique, un débat sur le risque est nécessaire. Ainsi, les personnes auront la maîtrise de leur vie. Le combat pour une justice climatique et sociale doit être local, national, européen et mondial. Leur unité fera lien surtout en faveur de celles et ceux qui souffrent le plus.
- Reconnaître le rôle des organisations de la société civile. Face aux crises récentes, l’associativité - au sens plus large du terme – a fait preuve d’une remarquable capacité à contribuer au renforcement de communautés résilientes, à la cohésion européenne par l’implication citoyenne et à la gestion de transitions majeures. Elle démontre qu’elle peut s’ériger en bouclier face aux populismes.
L’Europe politique doit être le laboratoire d’une vision réformée. Dans un monde de puissances, elle doit jouer le jeu de la puissance tout en veillant à l’équilibre social européen. Une Europe plus sociale, miroir de la diversité européenne, peut devenir un levier pour façonner les politiques européennes au service de l’intérêt général. Mais pour cela, elle doit :
- Redonner au rêve européen des valeurs de solidarité, de bien-être collectif et de respect de la dignité de chaque homme sur cette terre est possible.
- Réparer les liens sociaux et recomposer l’équilibre social en Europe qui fait masse contre l’europhobie et l’euroscepticisme.
Les propos tenus dans cet article n'engagent pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.