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L'économie sociale et solidaire : quand les objectifs de développement durable et la croissance mondiale convergent

| Gabriel GERVAIS, Junior fellow à l'Institut Open Diplomacy

20 septembre 2023

Dans son ouvrage The Great Transformation (1944), l’historien Karl Polanyi décrit comment l'économie de marché moderne est née, se détachant des relations sociales, contrairement aux modèles économiques précédents. L'économie sociale et solidaire (ESS) représente une continuation de ces formes d'organisation économique et sociale plus anciennes. L'ESS est un ensemble d’acteurs - coopératives, mutuelles, associations, ou fondations - qui fonctionnent sur des principes de solidarité et d'utilité sociale.

Le 18 avril 2023, l'Assemblée générale des Nations Unies (ONU) adoptait à l’initiative de la France une résolution historique reconnaissant le rôle fondamental de l'ESS dans la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Ce vote conclut un long chemin pour la reconnaissance internationale de l’ESS. En effet, en 2009, une résolution de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) reconnaît la contribution de l’ESS à l’emploi et au développement durable. En 2012, l'ONU publie son rapport “La résilience sociale pour un développement équitable et durable”. Elle y reconnaît que l’ESS est un levier d’atténuation des chocs économiques négatifs et de la reprise économique. La même année, le sommet de la Terre de Rio de Janeiro (Rio+20) identifie l’ESS comme un levier du développement économique durable.

Ainsi, l’ESS peut-elle contribuer à la réalisation des ODD tout en portant une croissance économique durable ?

L'ESS, une composante méconnue de l'économie mondiale

L’ESS moderne a nourri la pensée chrétienne, la pensée libérale, le socialisme utopique, le collectivisme, l’anarchisme et la pensée sociologique. Dans le prolongement de Léon Walras, l’économie néoclassique a souligné l’approche complémentaire de l’ESS à l’économie de marché. Elle optimise le bien-être des agents économiques en palliant les défaillances de marché (asymétrie d’information, biens publics, externalités négatives), en diminuant le coût des transactions et en rendant le marché plus efficient (la production d’externalités positives). Le résultat final est une répartition plus équitable de la richesse. En effet, les acteurs de l'ESS réinvestissent leurs bénéfices dans leur mission sociale, dans le bien-être et dans le capital humain de leurs parties prenantes.

Le poids économique de l’ESS n’est pas négligeable. Il représenterait entre 2% et 10% du PIB des pays de l’OCDE. Selon la Commission Européenne, il y a dans l’Union Européenne 2,8 million d’entreprises de l’ESS, soit 10% des entreprises totales. Par exemple, en France, ce secteur représente environ 10% du PIB, environ 13% de l'emploi privé, 2,8 millions d’emplois et 6,5% de la population active (selon le Haut Conseil à l’Économie Sociale et Solidaire et à l’Innovation Sociale). En outre, l’ESS se distingue des autres secteurs économiques par sa résilience et sa croissance continue. En effet, l’OIT a relevé en 2012 que ce secteur a non seulement résisté à la crise de 2008, mais qu’il a également joué un rôle majeur dans la reprise économique.

L’ESS a favorisé des initiatives innovantes à travers le monde. Par exemple, en Inde, le mouvement des coopératives laitières “Révolution blanche” a transformé ce principal importateur mondial de lait en premier producteur au monde. De plus, en Afrique du Sud, la multiplication de coopératives de travailleurs (agriculture, commerce de détail, artisanat) a permis depuis les années 1990 de créer des emplois, de favoriser la formation des populations défavorisées, de réduire l'extrême pauvreté et d’amoindrir l'exclusion sociale. La célèbre coopérative sud-africaine "Fairvalley" créée en 1998 en est une illustration.

(Ré)concilier croissance économique et réalisation des ODD : le rôle pivot de la finance durable au sein de l’ESS

La réalisation des ODD est parfois perçue, autant dans les économies avancées que dans les Suds Globaux, comme un frein à la croissance économique en raison des coûts élevés des investissements sociaux et environnementaux. Cependant l’ESS et son accent sur le développement durable démontrent l’inverse. Nicholas Stern, ancien chef économiste de la Banque mondiale et titulaire de la chaire “Développement durable - environnement, énergie et société” au Collège de France, a souligné le rôle crucial du développement durable dans la réorientation de nos économies vers un modèle de croissance respectueux des limites de notre planète et favorable à l'inclusion sociale. La finance intégrale apparaît ainsi comme un facilitateur pour l’ESS. En effet, cette approche d'investissement vise à générer un impact positif global en associant à la fois les rendements financiers et les bénéfices sociaux et écologiques. Ce faisant, elle favorise trois piliers fondamentaux des ODD : la soutenabilité environnementale, la qualité du lien social et le développement économique.

Au regard du rôle vital de l'ESS dans la réalisation des ODD, deux aspects complémentaires sont à examiner : l'incidence extra-financière des investissements dans l'ESS et la correspondance entre l'ESS et les critères ESG.

D’une part, le potentiel gain extra-financier que constitue les investissements dans l’ESS est un levier dans la réalisation des ODD. Depuis la COP 26 de 2021, le reporting extra-financier basé sur les critères ESG s’est normalisé dans le système d’information comptable des entreprises. Cela signifie que toutes les entreprises, qu'elles soient dans l'ESS ou non, sont encouragées à communiquer sur leur performance environnementale, sociale et de gouvernance. Au niveau international, l'organisme de normalisation IFRS (International Financial Reporting Standards) a créé l'International Sustainability Standards Board (ISSB) pour mettre en place un ensemble de normes extra-financières non contraignantes, qui entreront en application le 1er janvier 2024. Aux États-Unis, la SEC (Securities and Exchange Commission) a édicté en 2022 les premières “Rules on Climate-Related Disclosure”. Elles obligent les entreprises sous leur juridiction à communiquer diverses informations liées à l’impact climatique et carbone de leurs activités. En Europe, l'EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), le groupe consultatif de normalisation européen, a conçu plusieurs normes de reporting durable, les European Sustainability Reporting Standards (ESRS). Les ESRS ont été intégrées dans les obligations européennes de déclaration de performance extra-financière liées à la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Ces systèmes de reporting permettent aux principales agences de notation financière comme Moody’s et Fitch Ratings de déterminer des scores ESG des entreprises cotées et des principales économies du G20. En outre, la multiplication de labels extra-financiers sur des critères environnementaux (EcoVadis, Lucie, Ecocert, Fairtrade, Energy Star), sociaux (Great Place to Work, SA8000) ou de gouvernance (B Corp) permet aux entreprises d’améliorer leur compétitivité hors-prix en les rendant plus attractives pour les investisseurs. Ces labels sont également étendus aux fonds d’investissement, comme le label ISR (Investissement Socialement Responsable) de l’État français. Ces systèmes d’évaluation contribuent ainsi à rendre les investissements vers l'ESS plus attractifs et plus visibles.

D’autre part, l’ESS a, depuis ses origines, intégré des principes que l'on retrouve formalisés dans les critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance). Les critères extra-financiers ESG offrent un cadre pour évaluer l'impact de l'ESS. Ils comprennent les facteurs environnementaux (comme le bilan carbone), sociaux (comme les conditions de travail) et de gouvernance (telle que la transparence dans la gestion). Ces critères s’inscrivent dans les 17 ODD de l'ONU. A cet effet, plusieurs outils d'évaluation existent pour évaluer l’impact ESG, comme le Global Reporting Initiative (GRI), le Sustainability Accounting Standards Board (SASB) et les Principes pour l'Investissement Responsable (PRI) des Nations Unies. Le scoring ESG des investissement peut servir de base pour le financement de l'ESS. En effet, ce scoring peut orienter au mieux les capitaux vers des projets de l'ESS qui ont un impact substantiel sur les ODD. En outre, les acteurs de l'ESS peuvent accentuer leur attrait aux investisseurs à impact en adoptant une meilleure intégration de ces critères ESG dans l'évaluation de leurs activités et dans leur gestion.

L’ESS, un levier de la croissance durable et soutenable

L’augmentation de l'intérêt pour les investissements à impact, la prise de conscience croissante des défis sociaux et environnementaux, et l'intégration des critères ESG sont d’autant d’effets d’aubaine. La finance intégrale offre différents leviers pour concilier les ODD et la croissance de long-terme.

  • En qualité de régulateur, les banques centrales pourraient inciter les banques privées à soutenir les allocations de capital à destination de l’ESS (comme des facilités de refinancement pour les prêts préférentiels destinés à l’ESS). A cet effet, depuis 2014, la Commission Européenne a porté un certain nombre d’initiative pour faciliter le financement de l'ESS (le Fonds Social Européen, fonds européen pour les investissements stratégiques) qui pourrait servir d’exemple et nourrir les réflexions de la Banque Centrale Européenne (BCE). De plus, sur le modèle du marché obligataire vert européen, un marché des obligations sociales et des programmes d’achats d’actifs liés à l’ESS sont des leviers non-négligeables.

 

  • La Banque mondiale, les gouvernements nationaux et les banques publiques d’investissement pourraient également financer et promouvoir des plateformes dédiées au crowdfunding et des fonds d’investissements à impact. Dans ce sens, le rapport " Crowdfunding: A new innovative instrument for SME finance " de la Banque mondiale (2013) identifie explicitement le crowdfunding comme un moyen financier potentiel et prometeur. De plus, les fonds d'investissement à impact sont de plus en plus utilisés comme outil de finance durable. Selon le Global Impact Investing Network, le marché de l’investissement à impact représentait en 2022 plus de 1164 milliards de dollars américains contre 502 milliards en 2009.

 

  • Le développement de produits extra-financiers serait un levier de financement de ce tiers secteur. Par exemple, les gouvernements nationaux pourraient mettre en place des produits d’épargne ESG alloués exclusivement à des projets du secteur de l’ESS comme le Livret d’Épargne Solidaire en France. De plus, comme le souligne l’OCDE dans son rapport "Social impact investment: Building the evidence base" des incitations fiscales (des crédits d’impôts et des niches fiscales) pourraient inciter les entreprises à investir dans l’ESS.

Toutefois, de telles initiatives nécessitent des conditions préalables :

 

  • Une définition juridique et universelle de l’ESS permettrait d’apporter une sécurité juridique aux différentes parties prenantes (le mode de gestion participatif et démocratique pour les parties prenantes, l’utilisation des bénéfices) et de spécifier la poursuite d’un intérêt général dans la réalisation des ODD. L’Union européenne pourrait être pionnière en la matière en proposant un modèle d’harmonisation juridique transposable au sein du G20 et des instances onusiennes.

 

  • Un observatoire du marché ESG permettrait de prévenir tout risque spéculatif et de crédit (le suivi des volumes d'investissement, le suivi des fonds propres, des valorisations des entreprises et des taux de rendement, l’éducation financière, la sensibilisation des investisseurs, l'encadrement des labels ESG contre le greenwashing et le social washing). Si une bulle spéculative est détectée, cet observatoire pourrait prévenir les régulateurs financiers avec des recommandations (des restrictions sur certains actifs).

 

  • Une meilleure évaluation des critères ESG (obligations de reporting extra-financier, publication de budgets publics à impact social et environnemental, la recherche de l’intégration de l’ESG dans le calcul des KPI, un dialogue entre les parties prenantes) permettrait de mieux quantifier la réalisation des ODD dans les investissements à impact.

 

Les propos tenus dans cet article n'engagent pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.