Plus de 420 milliards de dollars (350 milliards d’euros) dorment aujourd’hui passivement dans les banques centrales d’Amérique latine. Près de 9% du PIB de l’Amérique latine tout entière. Une manne considérable, mais inutilisée. Une manne qui pourrait être mise au service d’une relance de l’appareil productif de la région la plus touchée par le coronavirus, particulièrement au Brésil, au Mexique et au Pérou. Une manne qui pourrait accélérer la transition écologique et protéger les populations contre les effets de plus en plus visibles du dérèglement climatique. Une manne qui pourrait enfin transformer les modèles sociaux en États Providence plus justes et mieux armés face aux nouveaux défis épidémiologiques et environnementaux.
Les réserves de change, un mécanisme financier de défense et de dissuasion
D’où viennent ces chiffres ? Pourquoi ne sont-ils pas débattus ? Ces milliards sont une estimation de l’assureur crédit Euler Hermes (entreprise du groupe Allianz) de l’excès ou excédent de réserves de devises étrangères détenues par les banques centrales des pays d’Amérique latine.
Imaginons une situation où un pays exporte plus qu’il n’importe (notamment des matières premières, quand les prix sont hauts), ou une situation où un pays reçoit des flux de la diaspora depuis l’étranger. Comme ces transactions sont en devises étrangères (majoritairement en dollars américains), l’économie du pays reçoit des milliards qui sont comptabilisés dans la balance des paiements d’un pays comme des “réserves de change”.
Mais pourquoi avoir des réserves ? Historiquement, les réserves ont été une protection, le Saint Graal des “pays émergents” ballotés par les fluctuations financières mondiales depuis les années 1970, et dont les financements sont à la merci des changements de politique monétaire de la réserve fédérale américaine. En somme, elles ont été une protection contre les travers de la libéralisation financière mondiale. Un investissement, de fait, défensif. Comment ? Les réserves envoient un signal au monde financier : mon pays exporte plus qu’il n’importe, il ne vit pas à crédit des autres puissances, et ma monnaie est soutenue par des réserves en dollars ; le risque de non-convertibilité est donc bas. A l’inverse, les crises traditionnelles de pays émergents ont souvent eu pour cause des déséquilibres macroéconomiques, comme un fort déficit de la balance commerciale (donc plus d’importations que d’exportations) devant être financé par des fonds étrangers, souvent des flux de capitaux dits “hot money” puisque très volatiles. Ces fonds spéculatifs, souvent attirés par les rendements élevés des investissements dans les pays émergents, plus risqués que les pays dits développés, provoquaient une hausse artificielle de la valeur de la monnaie locale. Il suffisait d’un élément déclencheur (un choc de confiance, souvent couplé à une hausse des taux américains, qui rebat les cartes financières en redirigeant les flux de capitaux vers les Etats-Unis) pour faire s’effondrer la devise locale, entraînant avec elle le pouvoir d’achat des entreprises et des ménages.
On comprend donc l’intérêt pour un pays d’accumuler un matelas de sécurité de réserves de change, afin de pouvoir dissuader toute attaque spéculative sur la devise locale et protéger l’économie des effets indésirables de la politique monétaire américaine sur le reste du monde. Mais peut-on avoir trop de réserves ? Bien que les estimations du niveau dit optimal de réserves soient aujourd’hui controversées, la théorie économique peut nous enseigner une vision conservatrice du niveau suffisant de réserves pour un pays de revenu moyen ou faible (et n’appartenant pas à une zone monétaire comme la zone euro) : tant que les réserves couvrent entièrement les besoins de financement externes du pays (c’est-à-dire les engagements pris vis-à-vis de pays étrangers), on peut estimer qu’elles sont en quantité suffisante. Plus précisément, les réserves doivent pouvoir couvrir, lors d’une année T : le déficit de la balance courante si déficit il y a : à savoir, la différence entre les exportations et les importations d’un pays, ainsi que les flux de transferts des diasporas et le solde des flux monétaires des activités touristiques notamment ; la dette externe (contractée auprès d’acteurs étrangers) de long-terme qui arrive à maturité à l’année T, et qu’il faut donc rembourser, ou refinancer ; et la dette externe de court-terme contractée lors de l’année précédente, devant être remboursée à l’année T.
Lorsque l’on retranche au niveau total des réserves ce niveau suffisant, on obtient un “excès” ou “excédent” théorique, ou trop plein de réserves. C’est cet excès qui devrait atteindre 424 milliards de dollars cette année, après avoir fluctué entre 150 et 300 milliards de dollars entre 2008 et 2019. Cet excès est problématique parce que son coût est élevé pour les pays, puisqu’il entrave des opportunités d’investissements plus risquées mais aussi plus rémunératrices.
Le poids des excès de réserves sur les économies des pays émergents
Cet excès de réserves coûte en moyenne chaque année 0.4% du PIB de la région depuis 2008, et pourrait coûter 34 milliards de dollars (28 milliards d’euros) ou 0.7% du PIB cette année. C’est un coût d’opportunité, c’est-à-dire un manque à gagner pour le pays et ses habitants : au lieu de “dormir” à la banque centrale, où les banquiers centraux sont tenus par la loi de placer ces réserves dans des actifs très peu rémunérateurs (des bons du trésor américains par exemple), une part de ses réserves pourrait être investie dans des projets plus risqués au sens financier (infrastructure, politique sociale…) mais avec des effets plus bénéfiques pour l’ensemble de la société.
Entre investissement offensif et prudence défensive, un équilibre financier délicat qui reste à trouver
Le Brésil, le Mexique et le Pérou sont les trois pays où le potentiel d’investissement est le plus élevé, puisqu’ils ont accumulé le plus d’excès de réserves. Une piste potentielle à explorer est celle des fonds souverains pour rediriger les réserves vers des investissements productifs, en vue de mettre à niveau les infrastructures, développer le capital humain, étendre le modèle social et accélérer la transition écologique.
En effet, les pays d’Amérique latine ont en majorité fortement réduit leurs vulnérabilités au cours des dix dernières années (les exceptions étant l’Argentine, l'Équateur et le Venezuela) : les déficits commerciaux, et plus généralement de la balance courante, se sont résorbés ; plus besoin de financer des déficits exorbitants avec des réserves, ni de prouver la viabilité d’importations bien au-dessus des exportations. La plupart des pays sont sortis du modèle de taux de change ancré au dollar, ce qui gonflait la valeur des monnaies locales avec le dollar américain et de manière décorrélée des performances de l’économie du pays. En outre, l’Amérique latine, continent le plus durement frappé par la crise économique et humanitaire du Covid-19, a un besoin urgent de relancer l'économie et de reconstruire les infrastructures sociales et matérielles.
Il serait par exemple judicieux d'utiliser les fonds souverains à des fins de "stabilisation" (pour isoler le budget et se protéger de la volatilité des prix des matières premières) et de "développement" (pour aider à financer des projets ou des politiques industrielles qui augmentent la production économique). Cela impliquerait une stratégie d'investissement plus agressive à long terme et une mobilisation des ressources pour financer des investissements dans les infrastructures ou d'autres politiques structurelles.
Où en est l’Amérique latine ? Alors que les plus grands pays de la région semblent avoir adopté le modèle du fonds d'épargne (comme le Panama) ou du fonds de stabilisation dans une certaine mesure (au Mexique, au Pérou et au Chili), le réputé Peterson Institute of International Economics (PIIE), dans son étude approfondie des fonds souverains (2021), ne classe le fonds chilien que dans les dix premiers fonds mondiaux en 2019. Le PIIE examine la performance des fonds en moyenne sur trente-trois éléments indicateurs répartis en quatre catégories : structure, gouvernance, transparence et responsabilité, et comportement. Le fonds de stabilisation pétrolier du Mexique se classe 35e sur 64 fonds analysés, tandis que le fonds de stabilisation du Pérou se classe 52e sur 64.
En outre, les fonds dits « de développement » restent rares. Le fonds souverain brésilien a été dissous en 2018 pour aider à rééquilibrer les déficits budgétaires. Quant au Fondo de petroleo mexicain, il a été classé 51e sur 64 par le PIIE (en raison de lacunes sur la divulgation de la gouvernance, des politiques d'investissement, de la gestion des risques et des mandats) et ses investissements ne portent que sur les hydrocarbures.
Mais la création d'un fonds ne suffit pas, les fonds souverains ne sont pas la solution miracle. Comme le montre le classement du PIEE, un engagement en faveur de la transparence dans la gouvernance, dans la gestion des risques et des politiques d'investissement est essentiel au succès d'un fonds, de ses investissements, et de sa perception par les marchés. Les pays d'Amérique latine devront se lancer dans ce projet progressivement et en toute transparence pour ne pas effrayer les marchés et maintenir la confiance dans l'amélioration de leurs fondamentaux.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Georges Dib est Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les enjeux économiques en Amérique Latin.