Hollywood se retrouve en 2017 à l’origine d’une petite révolution, dont les retentissements dépasseront très vite les seuls studios californiens. Dans la foulée des accusations de harcèlement et d’agressions sexuelles à l’encontre du célèbre producteur Harvey Weinstein, l’actrice Alyssa Milano popularise le #MeToo, formule désormais iconique du combat féministe. Alors que la société américaine se polarise de plus en plus, sous l’impulsion notamment du Président Trump, l’industrie cinématographique se mobilise avec une intensité encore inédite pour lutter contre les dérives du trumpisme.
Vecteur historique de soft power, le cinéma entend depuis quelques années devenir un apologue phare de l’égalité femmes-hommes. Catalyseur de synergies, son influence dépasse parfois celle des gouvernements, preuve, s’il en fallait encore une, que le féminisme doit désormais passer par la société civile. S’agit-il pour autant d’un médium exemplaire ?
Lorsque Hollywood se mobilise pour les droits des femmes à rebours de la Maison Blanche
Entachée par les nombreuses remarques misogynes durant sa campagne, la victoire de Donald Trump en 2016 constitue un recul indéniable pour les droits des femmes. Pour certain(e)s, son élection invite à repenser le féminisme en s'efforçant de consolider les acquis et en accompagnant les nouvelles dynamiques extérieures au monde politique. Le phénomène prend une ampleur telle que le dictionnaire américain Merriam-Webster nomme « féminisme » mot de l'année en 2017.
Naturellement, Hollywood emboîte le pas : alors que la Maison Blanche semble les délaisser, le cinéma américain veut être un premier de cordée pour les droits des femmes. Les multiples accusations en octobre 2017 à l’encontre du producteur Harvey Weinstein mettent brutalement en lumière les stigmates insoutenables d’un milieu marqué par les cas de harcèlement et d’agressions sexuelles. En prenant la parole contre des agressions qui restaient le plus souvent tues, ces actrices, assistantes, productrices ou journalistes suscitent un vaste mouvement de libération de la parole de la femme, aux États-Unis et dans le monde.
L’affaire Weinstein catalyse de surcroît un vaste effort féministe. Dans le cinéma d’abord, elle met en évidence les disparités en matière de représentation et de pouvoir, ainsi que les stéréotypes sexistes bien ancrés, notamment au sein des productions hollywoodiennes. En réponse, découlent de nombreuses productions mettant en avant des personnages féminins, telles que Ocean’s 8 (2018), le remake Splash (2019) ou encore le blockbuster Wonder Woman (2017). L’industrie cinématographique américaine se saisit également des sujets ayant marqués l’ère #MeToo. La sortie de Scandale (Bombshell) en 2019, poursuit l’effort de visibilisation des affaires de harcèlement sexuel. S’inspirant des faits liés aux accusations contre le cofondateur de Fox News, Roger Ailes, il affiche notamment à l’écran le combat de la journaliste Megyn Kelly, cible à plusieurs reprises des remarques sexistes du candidat Trump durant la primaire.
C’est justement sur le plan politique que les studios californiens poursuivent leur mobilisation. Réputée pour son inclinaison libérale, l’histoire d’Hollywood est empreinte d’engagements successifs pour le New Deal de Roosevelt, le mouvement des civils rights ou encore l’opposition à la guerre du Vietnam. La Californie constitue en sus un bastion démocrate iconique. Aussi, la virulence d’Hollywood à l’égard du trumpisme n’est que l’illustration visible d’un pays profondément polarisé. Si elle est peu analysée en comparaison aux dérives fréquentes du Président Trump, elle n’en reste pas moins tantôt un allié du féminisme, tantôt un facteur supplémentaire de division de la société américaine.
Un vecteur de féminisme dont l’influence dépasse les frontières
S’il était certainement le fer de lance de l’engagement du cinéma américain face aux phénomènes de harcèlement sexuel et au désintérêt du Président Trump, le mouvement #MeToo en dépasse rapidement le seul cadre national. Il s’appuie sur les réseaux sociaux qui l’ont vu naître, avec pas moins d’un million de partages dans 85 pays différents en l’espace d’une semaine. Les hashtags se multiplient : #QuellaVoltaChe en Italie (littéralement « cette fois où »), #YoTambién en Espagne (« moi aussi ») ou encore גםאנחנו# à Israël (« nous aussi »). Les témoignages de quelques actrices hollywoodienne ont permis une libération de la parole de la femme sans précédent.
Le cinéma américain n’est justement pas le seul à se mobiliser sur ce sujet. En France, l’actrice Adèle Haenel porte plainte en 2019 contre le réalisateur Christophe Ruggia et devient la figure de proue de la lutte pour l’émancipation des femmes dans l’industrie cinématographique française. En février 2020, l’attribution du César du meilleur réalisateur à Roman Polanski - qui a notamment fait l’objet d’une condamnation pour abus sexuel sur mineur - suscite de vives critiques et le départ fracassant d’Adèle Haenel de la cérémonie. En dépit de quelques divisions internes, le cinéma français n’en reste pas moins lui aussi engagé sur le sujet des agressions sexuelles.
Il en va de même pour l’industrie cinématographique indienne, qui s’est elle aussi mobilisée sur cette question pourtant si sensible au sein du pays. Premier producteur de films en volume, Bollywood constitue un vecteur d’influence indéniable en la matière, particulièrement prégnant au sein de la population indienne. Comme aux États-Unis, le cinéma indien a été à l’origine d’un vaste mouvement de libération de la parole de la femme avec notamment l’accusation médiatisée en 2018 de l’actrice Tanushree Dutta à l’encontre de l’acteur Nana Patekar - qui prolonge une affaire judiciaire restée sans suite - elle sera suivie de nombreuses autres au sein du pays.
Le grand écran, une bonne plateforme pour l’égalité femmes-hommes ?
Le cinéma dispose d’atouts inhérents pour véhiculer les valeurs féministes, son influence en premier lieu. Notons que l’hégémonie totale d’Hollywood en la matière - les films hollywoodiens représentent 70 % du box-office mondial, 99 des 100 plus grands succès mondiaux en sont issus - en fait un vecteur de valeurs libérales indéniable et un outil historique de soft power.
Il est également propice à l’émergence de role models, des femmes qui, par leurs fonctions de premiers plans lèvent les inhibitions de jeunes filles. Tant dans leurs carrières professionnelles, souvent d’actrices, que par leurs engagements personnels sur le sujet. En témoigne celui de l’actrice Emma Watson, nommée en 2014 ambassadrice de bonne volonté d’ONU Femmes et notamment initiatrice de la campagne HeForShe. Ce n’est, à ce titre, pas un hasard si la diplomatie féministe promeut depuis plusieurs décennies déjà une participation accrue de la société civile aux sommets internationaux, en témoigne le Forum Génération Égalité de juillet dernier. Elle est désormais en mesure de supplanter les gouvernements pour concrétiser l’égalité femmes-hommes et le cinéma entend y contribuer.
Il n’empêche que l’industrie cinématographique porte un féminisme encore loin d’être universel et souffre de ses contradictions internes. Au sein même d’Hollywood, la révolution opérée par le mouvement #MeToo reste limitée. En effet, si les producteurs associés directement à Weinstein ont embauché 40 % de femmes écrivains de plus qu'auparavant, cette augmentation ne s’applique pas aux autres producteurs pour lesquels aucune augmentation n’a été constatée. Les inégalités de salaire patentes au sein des productions américaines - un acteur hollywoodien gagnant en moyenne par film un million de dollars de plus qu’une actrice - ne sont pas vraiment une preuve d’exemplarité à avancer pour porter le même combat auprès du reste de la société.
Et pourtant, aporie inévitable, cette même revendication peine naturellement à susciter l’empathie de la population. Si l’égalité salariale est un principe communément accepté, force est de constater que le cas de ces actrices - la plupart millionnaires - ne recueille pas une vague d’indignations. Un récent sondage montrait que 49% des Américains considèrent qu’Hollywood est déconnecté du grand public.
De même, il est légitime d’interroger l’universalisme du féminisme hollywoodien. Les femmes qui l’incarnent sont loin d’être représentatives des millions d’autres femmes, à travers le monde, qui subissent la violence et l’exclusion sociale. Il serait cynique d’opposer la lutte des un(e)s à celle des autres, aux proportions certes radicalement différentes mais dont le principe tend à rester le même. D’autant plus que ces mêmes combats créent des synergies communes : il n’est pas impossible de voir dans le succès du #MeToo les enseignements du #BringBackOurGirls, après l’enlèvement de lycéennes par Boko Haram en 2014. Toujours est-il que ces différences constituent des obstacles structurels.
Enfin, on peut raisonnablement douter de la marge d’influence de l’industrie cinématographique. Si elle a démontré, durant la guerre froide notamment, qu’elle pouvait constituer un soft power particulièrement redoutable, n’agit-elle plus à l’ère des réseaux sociaux qu’en simple chambre d’écho ? Les combats portés par Hollywood parlent-ils vraiment au-delà du monde occidental, dont les objectifs féministes convergent déjà, indéniablement. Certes, le mouvement #MeToo s’est propagé jusqu’au Moyen-Orient et en Asie. Mais ses apologues peinent encore à se faire entendre, et le hashtag, lui, s’illustre par l'instantanéité qui le caractérise. Lorsque de surcroît l’accès à internet est réglementé, comme en Chine, ces mouvements restent bien secondaires. Vecteur d’influence, le cinéma s’adresse d’abord, et souvent seulement, à son public.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Marine Ragnet est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les questions sociales américaines. Livio Bachelier est Junior Fellow de l'Institut et travaille, quant à lui, entre sur les enjeux politique aux États-Unis.