Depuis début novembre 2020, le deuxième État le plus peuplé du continent africain et pays hôte du siège de l’Union africaine est secoué par une crise politique majeure. Les tensions entre politiciens éthiopiens ne sont pas nouvelles, mais la virulence des affrontements interpelle. Comment un pays, dont le Premier ministre a reçu le prix Nobel de la paix en décembre 2019, bascule dans une spirale qui semble infernale ?
Les racines ethniques et politiques du conflit
Les conflits ethniques ne sont pas rares en Ethiopie : si leur intensité varie, c’est une problématique récurrente aux racines anciennes. En 1991, soulèvements populaires et luttes armées conduisent à la chute du régime autoritaire de Mengistu Hailé Mariam. Le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), coalition de quatre partis ethniques dirigée par Meles Zenawi, prend le pouvoir et entend favoriser la représentation des diverses ethnies dans la sphère politique.
C’est ainsi qu’en 1994, une nouvelle Constitution est adoptée, avec à l'article 8 : « tout le pouvoir souverain réside dans les Nations, nationalités et peuples d'Éthiopie ». Le fédéralisme ethnique est instauré, avec la division du pays en neuf régions sur une fondement ethnique et linguistique. Chaque région est semi-autonome et administrée par l’ethnie majoritaire qui la compose, avec sa propre constitution, sa police, son drapeau et ses langues officielles. Ce fédéralisme « s'accommode avec la diversité des nations, nationalités, peuples », et peut atténuer les conflits intra-étatiques.
Mais il n’empêche pas des mouvements ethno-nationalistes d’émerger, et une monopolisation du pouvoir. Les membres du Front de libération du Peuple du Tigré (TPLF) occupent une grande majorité des postes à responsabilités, tandis que l’homme fort du pays, Meles Zenawi, est originaire du Tigré et membre du TPLF. Ce parti, dont l’ethnie ne représente que 6 % de la population, domine la politique éthiopienne et exerce une forte influence au sein de la coalition EPRDF.
Pendant plus d’une vingtaine d’années, Meles Zenawi et le TPLF participent au développement économique du pays, mais mènent en parallèle une politique de plus en plus autoritaire sur fond de réduction des libertés et de corruption croissante. Même après le décès de Meles Zenawi et l’arrivée au pouvoir de son successeur désigné Haile Mariam Desalegn, cette domination tigréenne crée frustrations et sentiment d’injustice dans les autres régions. Les Oromos et les Amharas, qui représentent 35 % et 25 % de la population, mènent les manifestations antigouvernementales. Très souvent pacifiques, elles sont violemment réprimées : l’usage excessif de la force se solde par des centaines de morts. Haile Mariam Desalegn doit néanmoins démissionner en 2018. La coalition EPRDF désigne comme nouveau Premier ministre, Abiy Ahmed, un Oromo non membre du TPLF, choix qui acte la perte d’influence fédérale du parti tigréen.
Le nouveau Premier ministre redonne de l’espoir en s’engageant sur la voie de la libéralisation politico-économique, et de l’apaisement des tensions. En parallèle, il entend néanmoins marginaliser le TPLF. Il démet ainsi des hauts fonctionnaires ralliés au parti tigréen, certains sont arrêtés ou jugés pour corruption. En outre, il démantèle des structures de pouvoir dominées par le TPLF, avec notamment en décembre 2019, la dissolution de la coalition EPRDF dominée depuis sa création par le parti tigréen. Abiy Ahmed fonde dans la foulée le Prosperity Party, issu de la fusion de trois partis du EPRDF et de cinq autres plus petits. Ce Prosperity Party permet de rétablir une structure unitaire indépendante des groupes ethniques. Le TPLF, qui refuse de s’y rallier, entre dans l’opposition.
Le report des élections fédérales, un tournant décisif dans l’incubation de la crise
Le 31 mars 2020 marque un tournant décisif : la Commission électorale éthiopienne reporte sine die les élections fédérales à cause de la crise sanitaire de la Covid-19. Le 10 juin, la chambre haute du Parlement prolonge jusqu’à une date indéterminée le mandat d’Abiy Ahmed et des députés, qui devait prendre fin en octobre. Cette décision est qualifiée d'unilatérale par de grands groupes d’opposition dont le TPLF et le Congrès fédéraliste oromo (OFC) qui y voient une manœuvre du Premier ministre pour rester au pouvoir.
Sur fond de critiques et d’inquiétudes nombreuses, le gouvernement de la région septentrionale du Tigré refuse cette extension, et organise des élections législatives le 9 septembre malgré l’interdiction fédérale. La situation est dès lors bloquée : les leaders tigréens ne reconnaissent plus le Premier ministre, qui estime que les élections au Tigré sont illégales et provocantes. Les relations déjà médiocres entre le gouvernement fédéral et le TPLF se tendent encore.
En octobre, les sénateurs suspendent les financements fédéraux du Tigré, puis le TPLF empêche la prise de fonction d’un haut fonctionnaire fédéral. Le 4 novembre 2020, le cabinet d’Abiy Ahmed déclare l’état d’urgence pour six mois au Tigré, en plus de l’état d’urgence sanitaire. La raison : une attaque de groupes armés affiliés au TPLF contre des bases militaires fédérales à Dansha et Mekele. Pour le Premier ministre éthiopien, « le dernier stade de la ligne rouge a été franchi » : il ordonne l’envoi de troupes militaires fédérales pour rétablir l’Etat de droit. « De lourds combats, y compris des tirs d'artillerie, [...] éclat[ent] » le même jour.
Un conflit qui risque de s’éterniser et de prendre une ampleur régionale
Face à la détermination des acteurs, le risque est grand de voir ce conflit s’inscrire dans la durée. Le TPLF dispose de nombreuses cartes. Il a une « culture du combat, le personnel et les moyens de faire face » à l’autorité centrale : en Ethiopie, « l'expertise militaire n'est pas que tigréenne, mais elle est beaucoup tigréenne ». Et il compte encore de nombreux alliés au sein de l’appareil sécuritaire et militaire éthiopien. S’il reste difficile d’évaluer sa base sociale, lors de leur retour au Tigré ses leaders ont tenté de consolider sa légitimité populaire.
Par ailleurs, aucun parti ne semble prêt à faire une trêve pour négocier. Le TPLF mène une stratégie sécessionniste claire, tandis que le gouvernement central a comme objectif final de désarmer « cette junte militaire rebelle ». L’impasse politique est réelle : au-delà des différences ethniques, ce sont deux visions du système politique éthiopien qui s’affrontent. D’autant plus que le cœur du conflit repose sur le contentieux constitutionnel : les leaders tigréens sont très attachés à l’autonomie de leur région prévue dans la Constitution, mais Abiy Ahmed glisse depuis 2018 vers une administration fédérale centralisatrice qui réduit leur pouvoir.
Conflit ou guerre civile ? La confrontation ne se limite certes pas au TPLF et au pouvoir central : d’autres régions éthiopiennes se trouvent prises dans cette spirale. Selon le président du TPLF, des forces fédérales se trouveraient dans la région Afar pour attaquer le Tigré par l’Est, tandis qu’Abiy Ahmed fait appel à des miliciens amharas et à la Force spéciale amhara pour rejoindre l’armée fédérale. « Le recours aux forces régionales laisse craindre un conflit de temps long qui pourrait s’étendre à tout le territoire ». Si les chercheurs et analystes considèrent dès mi-novembre que l’Ethiopie est en guerre civile et pas simplement « en voie de », les institutions éthiopiennes cherchent à démentir cette analyse. Le 17 novembre, le Ministre de la Défense Kenea Yadeta explique qu’une mission armée a été lancée pour garantir l’Etat de droit dans le Tigré. Sur la scène internationale, l’enjeu de la légitimité est grand.
La régionalisation du conflit hypothèque également la possibilité d’une résolution rapide du conflit : les leaders tigréens revendiquent le lancement de trois roquettes sur Asmara, capitale de l’Erythrée, le 14 novembre 2020. Ils reprochent notamment à l’Erythrée de soutenir l’offensive de l’armée éthiopienne - ce qui n’est pas avéré. Mais ces tirs sont aussi une démonstration de force sur fond de ressentiment à la suite de la guerre meurtrière que se sont livrées l’Ethiopie et l’Erythrée entre 1998 et 2000. L’accord de paix signé par Abiy Ahmed et le président érythréen Issayas Afeworki en 2018, pour lequel le premier a reçu le Prix Nobel de la Paix 2019 auquel il a associé le second, n’a pas permis d’atténuer la méfiance du TPLF. Pis, la visite en octobre 2020 de structures militaires dans le Tigré par Issayas Afeworki, à l’invitation d’Abiy Ahmed, a été vécue comme une provocation, alors que l’Erythrée ne cache pas ses revendications territoriales vis-à-vis de la ville tigréenne de Badme. Si l'implication et les intentions érythréennes dans le conflit actuel restent floues, le pays pourrait tirer parti d’une déstabilisation de l’Etat fédéral éthiopien, entre potentielles revendications territoriales ou nouvelle domination au sein de la Corne de l’Afrique.
Si le Premier Ministre éthiopien a annoncé le 29 novembre la prise de contrôle de la « capitale » tigréenne, Mekele, les leaders tigréens indiquent que le conflit contre « les envahisseurs » n'est pas terminé [ndlr]. Si le conflit risque de s'enliser, les conséquences pour la population sont bien réelles.
Les prémices d’une crise humanitaire au Tigré
Fin novembre 2020, la perspective d’une sortie pacifique de la crise s’éloigne un peu plus chaque jour, mais les conséquences pour la population sont bel et bien réelles. Dès le 4 novembre, le pouvoir fédéral a coupé les communications et l’électricité dans le Tigré. Une décision motivée par la volonté d’empêcher le TPLF de s’organiser, mais qui pèse sur les conditions de vie et de sécurité de la population qu’il assure vouloir protéger. Beaucoup d’habitants cherchent à fuir.
Le Soudan frontalier a ouvert des camps et s’est dit prêt à accueillir 20 000 réfugiés. Le 19 novembre 2020, 36 000 personnes avaient déjà franchi la rivière Tekezé selon le Haut-commissariat pour les réfugiés (UNHCR). Si l’aide humanitaire est principalement fournie par le Programme alimentaire mondial (WFP), la Croix-Rouge soudanaise, Muslim Aid et l’UNHCR basé au Soudan, « plus doit être fait » pour Jens Heseman, coordinateur sur place, alors que le nombre de réfugiés croît de manière considérable. « Des camps désaffectés vont être rouverts pour décongestionner les zones frontalières ». Mais créer un couloir humanitaire reste impossible en raison du refus par les autorités éthiopiennes de faire appel à l’aide internationale.
Il reste difficile de disposer d’informations sur la situation au Tigré, en raison de la coupure des communications et des atteintes à la liberté de la presse éthiopienne. Mais les récits des réfugiés, émaillés de bombardements, de maisons brûlées, de massacres de civils par des milices en donnent un aperçu. Amnesty International dénonce des « massacres », « une terrible tragédie », tandis que Michelle Bachelet, Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, évoque de potentiels « crimes de guerre ».
Les conséquences de ce conflit sont d’autant plus graves qu’elles s’inscrivent dans une série de crises que connaît la région, des invasions de criquets pèlerins dont l’ampleur s’est considérablement accrue depuis l’été 2019, à la crise sanitaire de la Covid-19. Ces crises affectent la capacité de résilience des acteurs du conflit, Etat comme acteurs politiques, associations et populations.
Une prise de conscience internationale à retardement ?
Si l’annonce de l’offensive militaire fédérale au Tigré a été faite au lendemain des élections américaines, c’est un choix réfléchi pour retarder les réactions de la communauté internationale. Si la stratégie a fonctionné, elle illustre une hiérarchie dans l’approche des évènements internationaux, au-delà des difficultés d’information. L’enjeu reste abordé de manière insuffisante dans la presse internationale, au regard de la situation sur le terrain et de ses potentielles implications géopolitiques et régionales. Exemples : ce n’est qu’une semaine après l’annonce d’Abiy Ahmed que les chaînes télévisées françaises ont évoqué les évènements ; ce n’est que le 23 novembre que le Quai d’Orsay a diffusé un communiqué officiel. C’est surtout la société civile qui tente d’alerter, notamment via les réseaux sociaux, sur la portée considérable de ce conflit. Le retard pris peut se traduire en difficultés à peser sur les parties au conflit, à construire des médiations, à sauver des vies.
Les Etats de la Corne de l’Afrique ne se sont pas exprimés, ou après un certain temps, sans doute en raison du risque de régionalisation du conflit, et de la volonté de maintenir de bonnes relations avec le pouvoir central éthiopien. En effet, les interdépendances au sein de la Corne sont fortes et imposent la prudence. Djibouti s’inscrit dans cette logique : « l’accès à la mer d’Addis Abeba passe par les ports djiboutiens qui eux-mêmes dépendent en partie de l’import-export éthiopien ». Les déclarations d’autres chefs d’Etat et de gouvernement sont également tardives et peu engageantes, alors que l’intervention des partenaires internationaux pourrait permettre de réduire l’intensité des combats, et de négocier l’arrivée de l’aide humanitaire au Tigré.
Dans ce contexte, l’Union africaine restait très effacée, quand bien même (ou peut-être parce que) son siège permanent d’organisation intergouvernementale se trouve à Addis-Abeba. Le 23 novembre, elle est la première organisation internationale à avoir mandaté des médiateurs, décision d’autant plus symbolique qu’en février 2020 son 33ème sommet des chefs d’Etat et de gouvernement avait pour thème « Faire taire les armes en Afrique ». L’enjeu est bien de rétablir un dialogue et de nouer de nouvelles coopérations entre tous les acteurs du conflit pour viser cet objectif.
Ce conflit éthiopien aux potentielles ramifications régionales a donc toutes les raisons de nous inquiéter. Il a déjà fait de nombreuses victimes, victimes des combats, déplacés internes et réfugiés, et les tensions politiques qui ont éclaté ne seront pas résolues par la force. Une certitude : une approche inclusive et multilatérale pour mener des négociations de paix s’avère indispensable.