L’origine du concept des « droits de la Nature » provient d’un célèbre article de Christopher Stone qui, en 1972, posa la question : « Should trees have standing ? » (« Les arbres doivent-ils avoir le droit de plaider ? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels »).
Les Droits de la Nature associent une approche biocentrique ou holistique, issue de la vision des peuples autochtones, à des mécanismes juridiques occidentaux. Cette approche implique un changement de paradigme, or le droit de l’environnement s’est fondé sur une vision anthropocentrique. Reconnaître les droits de la Nature, c’est faire de la Nature non plus un objet de droit mais un sujet de droit. C’est accorder la personnalité juridique à l’ensemble de la Nature et ses éléments pour leur valeur intrinsèque.
Une lente consécration de la Nature sous le prisme d’un droit de l’environnement anthropocentré et non-contraignant (soft law)
Depuis les années 1970, plusieurs sommets internationaux sur l’environnement ont eu lieu pour donner naissance à des déclarations de portée internationale déclinées en principes. Des plans d’action sous forme de recommandations sont également débattus. En 1972, se déroule la première Conférence des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm qualifiée de premier sommet de la Terre. Ce sommet a donné naissance, entre autres, au Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). Ces réunions interétatiques ont ainsi impulsé une prise de conscience mondiale des enjeux du dérèglement climatique pour les générations présentes et futures. Néanmoins, ces sommets se sont révélés symboliques dans la mesure où les textes (déclarations, recommandations) qui en découlent n’étaient pas contraignants et pensés pour les intérêts humains. Cette vision utilitariste et occidentalo-centrée de la Nature se poursuit en 1992 avec l’avènement du concept de développement durable lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement de Rio. Néanmoins, une prise de conscience de la valeur intrinsèque du patrimoine génétique et de la biodiversité est impulsée dans la Convention sur la diversité biologique du 5 juin 1992. Un texte à valeur juridiquement contraignante (hard law) dans le domaine du droit international de l’environnement est enfin établi en contraste des précédentes déclarations et recommandations.
Une meilleure prise en compte de la Nature et de ses éléments pour leur valeur intrinsèque va se renforcer sous forme de soft law à travers la Charte mondiale de la Nature en 1982. A partir des années 2000, plusieurs textes internationaux fondateurs des droits de la Nature vont voir le jour afin de reconnaître la Nature comme un sujet de droit. La Charte de la Terre a été adoptée en 2000 et reconnue comme de la soft law, elle contient un ensemble de principes éthiques fondamentaux qui visent à instaurer « une société mondiale plus juste, durable et pacifique ». D’autres textes ont jalonné une reconnaissance internationale des droits de la Nature telles que la Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère proposée en 2010, il s’agit du texte de référence en matière de droits de la Nature. La Déclaration universelle des droits de l’Humanité rédigée en 2015, ne consacre pas explicitement les droits de la Nature mais y fait toutefois référence en tant que droits des autres « espèces vivantes ».
Un changement de paradigme juridique qui rétablit l’équilibre entre la Nature et l’être humain
Les textes sur les droits de la Nature initialement à portée déclarative vont permettre d’impulser une reconnaissance des droits de la Nature ou des droits à des entités non-humaines dans plusieurs pays (Equateur, Bolivie). En septembre 2008, l’Equateur est devenu le premier pays au monde à reconnaître les droits de la Nature dans sa constitution. La constitution de l’Equateur est sans nul doute la réussite la plus significative en termes de textes juridiques. Ce texte est clairement le résultat de la combinaison du flux indigène et du courant juridique. L’article 10 de la Constitution reconnaît que la Nature est sujet de droit. Des victoires encourageantes s’en sont suivies: le premier procès en faveur des droits des écosystèmes a eu lieu en Equateur. L’affaire s’est déroulée devant la Cour de justice provinciale de Loja, avec pour plaignant la rivière Vilcabamba. La rivière a défendu ses propres droits, afin d’empêcher la construction d’un projet de route qui interférait avec le débit naturel et la santé du fleuve. Le tribunal a décidé que le projet devait être arrêté.
La constitution consacre ensuite son septième chapitre aux droits de la Nature, ou Pachamama, « où se reproduit et se réalise la vie, a droit au respect absolu de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de ses fonctions et de ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nation, pourra exiger de l’autorité publique le respect des droits de la Nature ».
De ce fait, on voit à l’œuvre de subtils mécanismes de personnification, quand bien même animaux, végétaux, éléments divers de la Nature restent des choses : personnification substantielle, lorsque les textes et la jurisprudence dotent certaines choses de caractères qui étaient jusque-là réservés aux personnes humaines ; personnification procédurale lorsque des mécanismes d’action en justice donnent une voix plus ou moins perceptible à des non-humains. Les deux mécanismes sont à l’œuvre et se renforcent mutuellement. Dans ce contexte grandissant de reconnaissance des droits de la Nature, de nombreuses entités naturelles se sont vues reconnaître une personnalité juridique (fleuves Whanganui et Atrato en Nouvelle-Zélande et Colombie, Amazonie colombienne, glaciers en Inde,…).
L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) est l’un des organismes les plus actifs en matière de promotion des Droits de la Nature sur la scène internationale. Elle a notamment publié le Manifeste d’Oslo en 2016 qui prend acte de l’échec de décennies du droit de l’environnement à préserver les écosystèmes et appelle à la création d’un droit écologique, non-anthropocentré. En avril 2016, l’UICN a inscrit les Droits de la Nature au rang des principes de sa Déclaration mondiale sur la règle de droit environnemental.
En mars 2017, sur l’initiative de l’ONG Nature’s Rights, le Parlement de Bruxelles a rassemblé des députés européens, des représentants de l’UICN ainsi qu’un panel d’experts. Cette rencontre a permis d’amorcer une dynamique de promotion des droits de la Nature à échelle européenne. Dans cette optique, Nature’s Rights a rédigé un projet de directive européenne avec l’appui d’experts d’Harmonie pour la Nature et de l’UICN. Le texte prévoit la reconnaissance et la protection des droits de la Nature ainsi que leur réparation en cas de violation. Il invite les Etats membres à réviser leurs droits nationaux à la lumière des droits de la Nature.
Obstacles juridiques et enjeux de la reconnaissance des droits de la Nature et des écosystèmes
Dans certains pays, les droits de la Nature ont été reconnus mais ne sont pas une fin en soi car le maintien et le renforcement des droits fondamentaux reste la priorité. Par exemple, en Equateur, ils sont au contraire au service du concept de sumak kawsay qui, en quechua, signifie la « bonne vie », caractérisée par l’harmonie régnant entre les différentes parties de la société, hommes et femmes, communautés entre elles, hommes-Nature. En fait, et c’est là que ce texte étrange du point de vue occidental risque d’en décevoir plus d’un, le chapitre 2 de la Constitution donne un certain contenu à cette « bonne vie », qui priorise les droits fondamentaux (eau, alimentation, santé, communication,...) au détriment de la préservation de la Nature. De plus, la constitution de l’Equateur ne comprend pas les mécanismes d’application de ces droits et donne à l’Etat la possibilité d’interpréter ces règlements pour les intérêts nationaux. La décision de relancer le projet d’exploitation pétrolière dans le parc naturel Yasuni en 2016 par le président Rafael Correa illustre bien le manque d’effectivité des droits de la Nature. D’autre part, l’ordre juridique bolivien apparaît ambivalent, porteur d’une incohérence majeure entre les résolutions législatives pour la qualité de la vie et la protection de la Pachamama et l’objectif constitutionnel d’utilisation des ressources issues de la Nature indiqué dans l’article 355, notamment le gaz et le pétrole, dont la Bolivie est un important exportateur. En effet, la Bolivie porte encore de grands projets nationaux, par exemple la très contestée autoroute du TIPNIS, coupant une réserve biologique en territoire autochtone, qui continuent d’être défendus par le gouvernement. Il semble que l’équilibre entre respect des droits de la Nature et « développement intégral » pour le bien-vivre de la Nation n’ait pas encore, en ce pays, réussi à se réaliser.
Quelques décisions politiques ou judiciaires récentes mettent en lumière les mécanismes de personnification et de défense d’entités naturelles non-humaines devant le juge. Le Parlement de Nouvelle-Zélande a accordé, le 15 mars 2017, au fleuve Whanganui le statut d’entité vivante. Le fleuve est représenté par un Te Pou Tupua (sa « face humaine »), constitué de deux personnes, un membre du gouvernement et un membre de la tribu locale. Cette dernière est considérée comme gardienne du fleuve chargée de le protéger pour les générations futures et peut intenter une action en justice pour défendre les intérêts du fleuve. Pareillement, le 20 mars 2017, en Inde, la Haute Cour de l’État himalayen de l’Uttarakhand a qualifié le Gange et le Yamuna d’entités vivantes ayant le statut de personne morale. Ainsi, ces exemples reflètent une évolution positive traduisant en droit une relation d’harmonie entre l’Homme et la Nature et ouvre la voie à l’élargissement de cette reconnaissance à d’autres éléments de la Nature.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Sullyvan Henrio est étudiant au sein du master Générations futures et transition à l'Institut d'études politiques de Rennes.