Le nucléaire occupe une place singulière en France, à tel point qu’il est possible de parler d’une « exception française » (1), construite autour d’une industrie puissante soutenue par l’Etat. Historiquement, la création d’Euratom lors de la signature du Traité de Rome en 1958 fut un moyen d’accéder à l’indépendance énergétique pour les membres fondateurs de la Communauté européenne (2). Les chocs pétroliers des années 1970 (3) ont quant à eux largement accéléré le développement du nucléaire civil français, en réponse à la vulnérabilité du pays à ces variations de prix sur le marché des matières premières.
Aujourd’hui, le nucléaire représente 46% de la puissance installée en France (4). Souvent décrié par la société civile et les ONG environnementales, qui reprochent au politique la gestion court-termiste des déchets radioactifs et le risque d’un accident majeur, le nucléaire pâtit d’une mauvaise image. Pourtant, il permet de garantir l’indépendance énergétique du pays, de satisfaire les besoins en électricité et de réduire les émissions de CO2 (5). Un triptyque « gagnant » qui a permis à la France de conserver un taux d’indépendance énergétique supérieur à 50% depuis le début des années 1990 (6) et de réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) sans compromettre l’approvisionnement en électricité. Reste en suspens la question de la gestion à long-terme des déchets radioactifs, même si les technologies de stockage et/ou de recyclage en la matière connaissent des progrès.
Montée en puissance
La notion de sécurité énergétique est définie par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) comme étant « la disponibilité ininterrompue d’énergie à un prix abordable » (7). Elle renvoie à deux dimensions temporelles. Sur le long terme, elle correspond aux investissements effectués garantissant une offre d’électricité en accord avec le développement du pays et ses impératifs environnementaux. Sur le court terme, elle renvoie à la capacité du réseau à répondre rapidement à tout changement de l’équilibre offre-demande, c’est-à-dire à faire face aux pics de demande – notamment en hiver. Selon le Ministère de la Transition écologique et solidaire, la sécurité d’approvisionnement en uranium est assurée par une sécurisation contractuelle sur le long terme (besoins couverts sur les dix prochaines années) et par la diversification géographique des sources (Niger, Canada, Kazakhstan, Australie). De par la constitution de stocks stratégiques, les centrales nucléaires françaises sont à l’abri d’une pénurie d’uranium si un embargo, une guerre ou un quelconque évènement géopolitique venait à compromettre l’acheminement du combustible. Dès lors, les capacités nucléaires sont la clef de voûte de la sécurité énergétique française.
Ainsi, la domination du nucléaire dans le mix électrique français permet de garantir la sécurité énergétique du pays mais aussi de faciliter l’intégration des énergies renouvelables (EnR). La robustesse et la résilience du réseau garanties par la production des capacités nucléaires facilitent la mise en œuvre de la Loi sur la transition énergétique (2015). Elle prévoit que les EnR couvrent 32% de la consommation finale brute d’énergie en 2030, soit 40% de la production d’électricité. De même, la Programmation pluriannuelle de l’énergie (8) (PPE) chiffre l’objectif EnR à 74 GW de capacités de production installées en 2023, c’est-à-dire une hausse de 50% par rapport à 2017. A l’horizon 2028, la PPE entend doubler les capacités de production EnR par rapport à 2017 (objectif de 102 à 113 GW). La sécurité énergétique assurée par le nucléaire procure un cadre favorable à la pénétration progressive des EnR dans le réseau puisque l’essentiel de la production d’électricité provient du nucléaire (72% en 2017). La transition peut se faire en douceur, les capacités EnR étant destinées à remplacer les centrales thermiques à charbon – très polluantes – dont le démantèlement est prévu d’ici 2022.
Néanmoins, l’impératif de court terme de la sécurité énergétique s’oppose à la nature même des EnR. Les capacités de production EnR sont aujourd’hui limitées, elles dépendent de sources d’énergie intermittentes comme les rayonnements du soleil, l’intensité du vent ou les ressources hydriques. Cette intermittence entre en contradiction avec une disponibilité ininterrompue d’électricité. De plus, le facteur de capacité des EnR (9) se situe entre 20 et 25% pour les panneaux solaires ou l’éolien (35-45% en offshore) alors qu’il atteint 90% pour les capacités thermiques au charbon ou au gaz (10). La solution à l’intermittence des EnR réside dans la faculté à stocker l’énergie électrique. Elle implique le déploiement de solutions de stockage à grande échelle de manière à assurer une complémentarité entre les différentes sources d’énergies fatales (11) (hydro, éolien, biomasse, solaire). C’est ici que réside l’un des enjeux géopolitiques de la transition énergétique.
Energie renouvelable mais sécurisée
Il faut savoir que la France et ses partenaires européens accusent un retard technologique important vis-à-vis de leurs concurrents, Chinois et Américains en matière de batterie, alors même que le chercheur Français Michel Armand est à l’origine de l’invention de la batterie au lithium à la fin des années 1970 (12). Les industriels français, persuadés à l’époque de l’échec des voitures électriques, ont décidé de ne pas poursuivre les recherches dans le domaine du stockage. La société Elf Aquitaine a choisi de ne pas tirer parti de la licence d’exploitation qu’elle détenait et de céder ses brevets en 2003 à une société canadienne, Phostec. Cette dernière n’ayant pas protégé suffisamment ses brevets, ce sont finalement les Chinois qui se les approprient sans contrepartie financière.
La Chine dispose de capacités de production de batteries égales à 217 GWh, les Etats-Unis un peu plus de 50 GWh tandis que l’Europe se contente pour le moment de 12 GWh (13). Si les ministres de l’économie du couple franco-allemand ont annoncé le 2 mai 2019 la création d’un projet européen de construction de batteries automobiles financé à hauteur de 5 à 6 milliards d’euros, il est raisonnable de penser que la Chine – et dans une moindre mesure les Etats-Unis – détiendront le monopole technologique en la matière. Les analystes estiment que la Chine produira 90% des batteries commercialisées dans le monde en 2020 : un chiffre qui fait écho au volontarisme industriel du pays qui a fait du développement des batteries une priorité stratégique lors de son plan « Made in China 2025 » élaboré en 2015 (14).
Cette nouvelle dépendance géopolitique fait naître des inquiétudes quant aux coûts de ces nouvelles capacités de stockage puisque « la propriété industrielle des technologies les plus fiables dans le secteur de la décarbonisation influencera nécessairement leur coût de diffusion» (15). Ce coût déterminera in fine la capacité de la France à fournir de l’électricité à bas prix.
Risque de dépendance accrue
On assiste aujourd’hui à une électrification de la mobilité, encouragée par la nécessité de réduire les émissions de GES dans le secteur des transports et par des incitations à son développement de la part des Etats. La Loi sur la transition énergétique intègre des recommandations pour la diffusion des voitures électriques (VE) et des bornes de recharge en « encourageant » leur développement. Le cabinet de conseil BIPE prévoit que les VE compteront pour 30% des véhicules légers sur le marché français en 2030 et 20% sur le marché des véhicules légers européen.
La croissance du nombre des VE implique la construction de batteries pour assurer l’autonomie des véhicules. Les composants des batteries incluent des métaux rares et stratégiques, au sein desquels le lithium occupe une place importante du fait de ses propriétés chimiques. Les études prospectives prévoient ainsi que la croissance du nombre de véhicules électriques entraînera une hausse de la demande de lithium (16).
Mais les ressources en lithium sont très concentrées géographiquement, davantage encore que celles en pétrole. Les deux plus gros détenteurs de réserves de pétrole sont le Venezuela et l’Arabie Saoudite (respectivement 18% et 16% des réserves mondiales) alors que les deux plus gros détenteurs de lithium sont le Chili (37% des réserves mondiales) et la Bolivie (27%). En Amérique du Sud, les journalistes en sont venus à qualifier cette zone de « triangle du lithium » (17), formé par le Chili, la Bolivie et l’Argentine, en raison de la concentration de 55% des réserves mondiales et de 50% de la production dans la zone. En outre, une augmentation de la consommation de lithium pourrait diminuer la marge de sécurité d’approvisionnement.
Outre le lithium, de nombreux métaux rares sont utilisés pour la fabrication des batteries. Sur le plan des relations internationales, la transition énergétique pourrait alors revêtir le caractère d’une substitution d’une dépendance – aux hydrocarbures - à une autre, les ressources minérales. C’est tout l’enjeu du concept de criticité des métaux. Le Portail français des ressources minérales non énergétiques définit un métal critique comme « pouvant entrainer des impacts industriels ou économiques négatifs importants liés à un approvisionnement difficile, sujet à des aléas. » Ainsi, tout comme pour les hydrocarbures ou l’uranium, l’approvisionnement en métaux est crucial lorsqu’il s’agit d’évaluer les implications de la transition énergétique sur la sécurité énergétique du pays.
Technologies critiques
La technologie des batteries et la criticité des ressources utilisées pour leur fabrication sont les deux facteurs clefs pour apprécier la sécurité énergétique de demain. Même si l’initiative de Bruno Le Maire et de son homologue allemand pour le développement des batteries de stockage au niveau européen est à souligner, l’Europe et la France demeurent vulnérables aux aléas géopolitiques et commerciaux (18) pour un approvisionnement en ressources qu’elles ne produisent pas.
Il est encore prématuré de parler de « dépendance » de la France aux pays riches en métaux rares (19). Néanmoins, de par la reconfiguration des forces qu’elle implique, il est indéniable que la transition énergétique invite à repenser la façon d’assurer la sécurité énergétique du pays et plus largement, la géopolitique de l’énergie.
L’une des solutions (20) à la criticité des ressources minérales et à ses implications pour la sécurité énergétique réside dans le recyclage. Dans ce domaine, l’Europe fait figure de modèle puisqu’elle observe en 2012 le meilleur taux de « recycling input » (21) pour le cuivre, un métal dont le recyclage est aujourd’hui considéré comme mature. En généralisant ce constat au lithium et autres métaux rares, il apparaît indispensable de mettre le recyclage de ressources critiques au cœur des politiques publiques de transition énergétique, comme le prévoit la PPE pour la fin de vie des capacités de production EnR (22).
NOTES
(1) Stuart, Christina. Learning from Fukushima, Nuclear power in East Asia. The French exception: The French Nuclear power industry and its influence on political plans to transition to a new energy system. ANU Press. ed. Vol. PETER VAN NESS, MEL GURTOV, 2017, pp. 27-56.
(2) « En Europe, dans les années 1950, les six pays fondateurs de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom : Allemagne de l’Ouest, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas) ont cherché dans l’exploitation du nucléaire un moyen de parvenir à l’indépendance énergétique. » (Collar, p.9)
(3) Il est important de rappeler que le développement du nucléaire civil est fortement lié à celui du nucléaire militaire. Aussi, le 1er Ministre Pierre Messmer avait déjà formulé un programme en mai 1973, peu avant l’occurrence du 1er choc pétrolier. Ce dernier a amplifié l’inscription du nucléaire au cœur de l’agenda politique, symbolisé par le « tout nucléaire » de Messmer en 1974. (Stuart, p.31-32)
(4) Energy Data, Country Report, France (2017). Dans un système électrique on distingue la puissance installée de l’énergie produite. La puissance installée correspond à la puissance maximale du système (la capacité de production, exprimée en MW). En France, elle est de 130 GW dont 46% sont nucléaires. L’énergie produite correspond à l’énergie effectivement produite par les capacités de production, exprimée en MWh. La part du nucléaire dans l’énergie produite en France atteint 70%.
(5) « Le positionnement de l’article s’articule autour du nucléaire, considéré comme la meilleure alternative face aux défis environnementaux, aux enjeux sécuritaires et à l’approvisionnement énergétique. » (Castel, p. 3)
(6) Energy data, Country Report, France (2017)
(7) https://www.iea.org/topics/energysecurity/
(8) Stratégie Française pour l’Energie et le Climat, Programmation Pluriannuelle de l’Energie (synthèse de 2018)
(9) Le facteur de capacité correspond au rapport entre l'énergie électrique effectivement produite sur une période donnée et l'énergie qu'elle aurait produite si elle avait fonctionné à sa puissance nominale (capacité) durant la même période.
(10) « à capacité égale, les ENR produisent trois à quatre fois moins d’électricité que les énergies fossiles. » (Bihouix, p.98)
(11) Désigne l’énergie perdue si on ne l’utilise pas au moment où elle est disponible.
(13) https://www.liberation.fr/futurs/2019/05/03/airbus-des-batteries-mieux-vaut-tard-que-jamais_1724738
(14) « Aucun autre État n’a échafaudé une stratégie aussi ambitieuse dans l’électromobilité que la Chine. En 2015, le plan « Made in China 2025 » a fait des batteries des voitures électriques une priorité industrielle. » (Pitron, 2018)
(15) « Indeed, the industrial property of the most reliable technologies in the decarbonization sector will necessarily influence their diffusion cost. » (Hache, p.133, 2018)
(16) Bonnet et al., p.43-44, 2019
(17) « Depuis quelques années, le « triangle du lithium » suscite l'intérêt des entreprises minières, avides de mettre la main sur ce métal indispensable à la fabrication de batteries de téléphones portables et de voitures électriques - dont la demande mondiale est en constante progression. » (Villiers-Moriamé, 2019)
(18) Ce constat est d’autant plus vrai dans un contexte de guerre commerciale exacerbée, où l’Europe est prise en tenaille entre la Chine et les Etats-Unis.
(19) Certains chercheurs n’hésitent pas à mentionner une « dépendance stratégique » de la France auprès des pays détenteurs de ressources minérales et en premier lieu, la Chine. « Il y a probablement, pour les puissances publiques à tout le moins ouest-européennes un rôle à jouer pour réduire notre dépendance stratégique en métaux rares vis-à-vis de la Chine » (Valérian, 2016)
(20) « Le recyclage est l’un des principaux leviers de réduction du risque de criticité sur les métaux. » (Bonnet, et al., p.46, 2018)
(21) « Le second indicateur est le Recycling Input Rate (RIR) qui mesure la part de métal provenant du recyclage dans la totalité du cuivre produit. » Il était en 2012 de 45% en Europe, de 33% en Amérique du Nord et de 31% en Asie, pour une moyenne mondiale située à 33%. (Bonnet, et al., p.45, 2018)
(22) Lors de son plan de déploiement de capacités EnR, la PPE souligne la nécessité de « préparer le recyclage à grande échelle des installations en fin de vie pour les filières pour lesquelles ce n’est pas déjà fait. » (PPE, p.22)
Bibliographie indicative
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Bonnet, Clément. Hache, Emmanuel. Gondia, Sokhna, Seck. Simoën, Marine. « Pourquoi parle-t-on de « criticité » des matériaux ? » www.theconversation.com. 10 2018. 04 2019 <http://theconversation.com>.
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Hache, E. (2018, 02). Do renewable energies improve energy security in the long run?. International Economics,
Pitron, Guillaume. La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique. ed. Vol. Paris: Les Liens qui Libèrent, 2018.
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Stuart, Christina. Learning from Fukushima, Nuclear power in East Asia. The French exception: The French Nuclear power industry and its influence on political plans to transition to a new energy system. ANU Press. ed. Vol. PETER VAN NESS, MEL GURTOV, 2017, pp. 27-56.
Valérian, François. « Métaux rares et dépendance stratégique », Annales des Mines - Responsabilité et environnement, vol. 82, no. 2, 2016, pp. 40-44.
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Rapport Enerdata, France Country Report (consulté en mai 2019)
Synthèse de la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (2018)