En 2015, le Programme de développement durable et ses 17 ODD sont adoptés. Ils ont une vocation universelle et ne peuvent ainsi ignorer les écosystèmes marins. En effet, la Terre est recouverte à 70,8 % par les mers et océans, et leurs fonds regorgent d’une biodiversité si riche, vaste et diverse que l’Homme la connaît moins bien que la surface de la Lune. En parallèle, la puissance de l’économie maritime dans notre monde globalisé est telle que 90 % des marchandises transitent un jour par bateau. Pourtant le maritime reste l’un des transports les plus vertueux, à l'origine de 2 à 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), derrière le ferroviaire.
L’ONU lance ainsi la décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable en 2021, afin de limiter la pression anthropique sur les écosystèmes marins. Les ODD visent leur protection sur le long terme grâce à la participation de quatre acteurs : institutions, entreprises, scientifiques, et grand public. Si deux ODD majeurs sont souvent invoqués (ODD 13 « Prendre d'urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions » ; et ODD 14 « Conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines aux fins du développement durable »), ils ne doivent toutefois pas éclipser les quinze autres ODD, dans le cadre de la conservation de l’environnement marin.
De la pêche au transport de marchandises : une pression croissante et néfaste sur les écosystèmes marins
Les conséquences de la pression anthropique en mer sont devenues effrayantes, visibles et identifiables. Les menaces issues cette pression sont diverses et nombreuses.
Les ressources halieutiques sont souvent mises en danger par la surpêche ou par de multiples autres activités humaines, provoquant, par exemple, l’arrivée d’espèces invasives qui menacent les espèces marines endémiques. Ces espèces invasives proviennent notamment des navires de commerce (via les eaux de ballast) qui les disséminent involontairement à travers le globe. Dans le même temps, la pêche illicite, non déclarée, et non réglementée est un fléau mondial avec des effets néfastes sur la sécurité, l'environnement, la conservation et la durabilité. D’autant plus que cette pêche ne permet, ni à ses auteurs, ni à leurs concurrents, de sortir de la pauvreté, qui est également l’un des objectifs de développement durable.
L’industrie et la consommation ont aussi un impact négatif sur l’environnement : les forages pétroliers et gaziers, les infrastructures construites toujours plus loin sur la mer pour des fonctions portuaires, hôtelières, énergétiques, ou encore numériques, sont autant de menaces pour les écosystèmes marins. Quant à la consommation, la pollution plastique est de loin la plus visible. Les débris marins ont un véritable impact sur les espèces sédentaires et migratrices. De plus, le risque de dégradation de l’objet en microplastiques ou nano-plastiques sur le long terme est réel. Il est admis que ces particules pénètrent nos organismes, mais leurs effets sur la santé humaine à long terme ne sont pas encore connus.
La pollution induite par la consommation et le transport maritime de marchandises et ses conséquences est en revanche moins visible. De toutes les étapes de la vie d’un navire, construction, navigation, destruction, parfois dans des conditions excessivement polluantes (shipbreaking), le shipping mondial n’est pas exempt de reproches. Les émissions des navires (CO2, soufre, azote), la pollution sonore, les rejets d’eaux usées, la perte de conteneurs en mer, sont autant de perturbations pour les milieux marins, qui contribuent également à l’acidification des océans et à son réchauffement, avec des conséquences notables pour les navigateurs.
A titre d’exemples, certaines anciennes routes de navigation ne sont plus praticables aujourd’hui du fait de l’accroissement du nombre d’icebergs. Conséquence du réchauffement climatique, la fonte de de la banquise et le détachement d’immenses blocs de glace sont un danger pour la navigation. Ce même réchauffement des océans, et l’exploitation industrielle de mines de charbon en Australie, menacent également à court terme la Grande Barrière de Corail, plus grande structure vivante biogénique au monde.
Ces quelques exemples nous amènent à dresser le triste constat suivant : si une petite partie de la population mondiale vit aux côtés de la mer ou grâce à elle, le reste l'abîme durablement sans véritable prise de conscience.
Sans harmonisation à l'échelle internationale, la poursuite des ODD reste un voeu pieu
Les ODD ont suscité un engouement certain dès leur lancement lors de l’Accord de Paris en 2015. Tournés vers un modèle de société juste et respectueux de l’environnement, ils apportent, en effet, un cadre utile pour les associations, les entreprises et la communauté scientifique. Aujourd’hui, si les professionnels s’approprient et mettent davantage en œuvre ces ODD, pour le grand public en revanche, ils restent encore assez mal connus, malgré une place croissante dans les discours médiatiques.
Les ODD ont aujourd’hui pour but de combattre l’idée reçue que l’écologie serait uniquement punitive et décroissante. Pour cela, il est nécessaire de mettre également en lumière ce que le développement durable peut apporter à court et moyen termes, en matière de ressources biologiques ou économiques. Une politique durable et une croissance rentable ne sont pas antinomiques. Tous les vecteurs pédagogiques, mais également les leviers financiers et fiscaux, peuvent être utilisés en ce sens. C'est notamment l’ambition de l’Union européenne à travers la taxonomie verte par exemple.
Malheureusement, on constate que l’ODD 14 est celui dont les acteurs se saisissent le moins. Pourtant, de nombreux changements de réglementations régionales et internationales ont déjà eu lieu dans l’esprit des ODD.
Dans l’industrie maritime, des organismes internationaux ou des institutions régionales se saisissent de ces objectifs et édictent des règles et normes obligatoires, juridiquement contraignantes. L’Organisation maritime internationale (OMI) cherche notamment à limiter les émissions atmosphériques du transport maritime. Les conséquences de cette réglementation ne s’appliqueront pas uniquement à la limitation de l’acidification des océans, mais auront également un impact sur la préservation des écosystèmes côtiers. La population croissante vivant près des ports, où les navires font escale, est en effet touchée par les émissions de gaz à effet de serre (GES), néfastes pour sa santé. Or, l’ODD 3 vise une bonne santé pour les êtres humains, les normes instaurées par l’OMI poursuivent ainsi plusieurs ODD simultanément. Les évolutions technologiques et logistiques qui ont été mises en œuvre ces dernières années, ou qui voient actuellement le jour, comme le branchement à quai, les filtres de cheminée (scrubber) et les limitations d’émissions de GES par zones de navigation, sont autant de mesures pour atteindre les ODD.
Il reste toutefois un souci majeur qui n’a pas encore de solution juridique harmonisée : la gestion des déchets dans le monde. Or, l’industrie maritime génère des déchets de toutes sortes. De nombreuses voix pensent pourtant qu’une telle harmonisation permettrait de limiter grandement une partie des pollutions évoquées, et par là même de préserver les écosystèmes marins.
La Convention de Londres (1972) et son Protocole (1996) réglementent en premier lieu le rejet des déchets en mer. L’immersion des déchets fut par la suite largement découragée pour les membres du Partenariat mondial sur les déchets marins (GPML), initiative de l’Agence des Nations unies pour l’environnement de 2012. La convention MARPOL (pour la prévention de la pollution par les navires) s’intéresse, quant à elle, aux déchets d’exploitation des navires, produits à bord. Pour ces derniers, les États doivent mettre à disposition des installations portuaires adéquates pour la réception et la gestion sûres et rationnelles des déchets.
Enfin, La Convention internationale de Hong Kong (2009) de l'OMI fournit un cadre pour le recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires en fin de vie. Toutefois, cette convention n’a pas encore réuni les conditions nécessaires à son entrée en vigueur. Pour pallier ce manque et afin de commencer à combattre le shipbreaking, aberration sociale et environnementale, l’Union européenne (UE) a, de son côté, mis au point, une liste de chantiers navals de déconstruction, agréés par l’Union, situés en majorité en son sein. Les propriétaires de navires battant pavillon d’un pays de l’UE sont désormais légalement tenus de les faire démanteler dans des chantiers agréés conformément aux normes de l'Union en matière de santé et d’environnement.
Ces textes, pour certains antérieurs à 2015, mais régulièrement actualisés, vont tous dans le sens de l’ODD 14, et de l’ODD 12 (« Établir des modes de consommation et de production durables »), mais soulignent le manque d’un cadre unifié.
L’industrie, fléau et solution pour les écosystèmes marins
Le rôle des entreprises dans le changement de paradigme est également très important. L’Union européenne en a largement pris conscience et travaille cette année à l’édification d’une infrastructure résiliente, en promouvant une industrialisation durable qui profite à tous et encourage l’innovation, selon les principes de l’ODD 9. Elle utilise pour cela le réseau transeuropéen de transport (RTE-T), des fonds de financement, ou encore des directives sur les énergies renouvelables, les carburants alternatifs, la fiscalité verte, ou le numérique.
Au niveau international, les normes ISO ont également intégré les ODD. De plus, pour encourager ces entreprises dans leur changement, des initiatives citoyennes de labellisation de développement durable ont vu le jour ces dernières années pour l’industrie maritime. Les labels Green Marine, Green Marine Europe, ou encore MSC pêche durable sont des exemples qui permettent d’indiquer au consommateur la prise en compte des ODD par les entreprises.
L’écoconception est également de plus en plus pris en compte par les architectes navals. La durée de vie moyenne d’un navire tourne autour de 25 ans. Auparavant, la construction de navires ne prenait pas en compte la fin de vie de ces derniers, ce qui a occasionné des déconstructions dangereuses pour la santé des shipbreakers et pour l’ecosystème (produits chimiques de peintures, amiante dans les isolations, etc.). Désormais l’écoconception tire son épingle du jeu en offrant également des avantages économiques sur la longue durée.
Ainsi, si les acteurs industriels ont contribué à abîmer les écosystèmes, il serait faux de prétendre qu’une partie d’entre eux ne prend pas le problème au sérieux. L’industrie, les technologies et la science travaillent aujourd’hui main dans la main pour conjuguer respect de l’environnement et croissance. Citons, à titre d’exemples, celui du navire expérimental Energy Observer qui teste en situation réelle un mix énergétique décarboné. Ou encore le navire Plastic Odyssey qui ambitionne de récupérer les déchets plastiques en mer afin de les transformer en combustible via une savante pyrolyse. L’objectif : nettoyer les océans tout en donnant une seconde vie aux déchets.
Il y a de très fortes relations entre la biologie marine, la recherche et l’industrie, comme dans le cas des cosmétiques ou de l’agro-alimentaire. D’autres recherches, dans le domaine de la corrosion par exemple, intéressent tous les constructeurs de bateaux, civils ou militaires. Idem pour les outils d’intelligence artificielle ou satellitaires, qui servent dans le domaine maritime pour plusieurs raisons : surveiller les pêcheries, l’évolution des ressources halieutiques, la piraterie dans certaines zones du monde, identifier, prévenir et poursuivre les pollutions d’hydrocarbure massives etc. L’industrie est loin d’être l’ennemie des ODD dans ce cas, au contraire, c’est un outil supplémentaire pour permettre d’activer le principe du pollueur-payeur.
Par ailleurs, les industriels et les sciences participatives permettent aux chercheurs de recueillir des données par le biais du grand public comme des professionnels du monde maritime. Ces sciences participatives favorisent la connaissance des milieux par les scientifiques et donc à terme, une meilleure protection des écosystèmes marins.
Ainsi, si la crise qui pèse sur ces derniers est profonde et dangereuse, la mobilisation des acteurs concernés, institutionnels, industriels, scientifiques ou grand public, est source d’espoir. La mer, second poumon de notre planète bleue, n'est pas laissée pour compte par les Objectifs de développement durable, mais les Objectifs de développement durable doivent entreprendre davantage pour la protéger.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Fanny Berrezai est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille entre sur les enjeux de géopolitique et de géoéconomie de la mer.