Revenir au site

Attribuer la personnalité juridique à des entités naturelles : une nouvelle voie leur permettant de faire entendre enfin leur « voix »

| Olivia Richard

4 novembre 2021

Consacrer l’existence de la personnalité juridique de certaines entités naturelles apparaît comme un processus à la fois novateur et efficace afin de les protéger, permettant de mener des actions en justice en leur nom. Les exemples d’entités naturelles disposant de droits se multiplient à travers le monde, révélateur par ailleurs d’une insuffisance du droit de l’environnement à assurer leur protection.

Les activités anthropiques sont de plus en plus destructrices des écosystèmes. Le droit, aussi bien national qu’international, apparaît insuffisant face aux enjeux environnementaux et sociaux auxquels nous faisons face et compte tenu des processus dévastateurs en cours (pollution de l’air, des sols et de l’eau, déforestation, imperméabilisation des sols, changements climatiques, disparition de la biodiversité et sixième extinction de masse, acidification des océans et pollution aux micro-plastiques, etc.). Attribuer la personnalité juridique à des entités naturelles apparaît comme un nouvel outil afin de limiter les dommages qui leurs sont causés.

Les droits de la nature : un concept novateur et prometteur

Considérer que la Nature puisse être un sujet de droit est un concept novateur. Il existe en droit, une distinction classique entre l’objet et le sujet de droit (la « Summa divisio »). Les sujets de droits sont les personnes physiques ou morales et les objets de droit, aussi nommés « choses » dans le jargon juridique, représentent tout ce qui n’est pas considéré par le droit comme une personne. Attribuer la personnalité juridique à une entité naturelle revient ainsi à opérer un revirement puisque la Nature, auparavant objet de droit (sur laquelle les personnes juridiques avaient des droits), devient subitement sujet de droit, au même titre qu’une personne physique ou morale et a désormais des droits qui lui sont propres.

Le concept de droits de la Nature est inspiré directement de la vision des peuples autochtones, selon laquelle nous faisons partie intégrante de celle-ci, au même titre que les animaux et les végétaux. Accorder des droits à la Nature, et donc une personnalité juridique à ses entités, c’est reconnaître tout simplement son existence et son rôle (et par-là même l’ensemble des services écosystémiques qu’elle nous rend). Cela implique également de repenser les liens que nous avons avec la Nature, dans la mesure où ces entités naturelles détiennent désormais des droits, tout comme nous.

En permettant à une entité de disposer des mêmes droits que toute autre personne, elle sera en mesure de se prémunir contre les atteintes qui lui seront causées et de défendre ses intérêts propres. Par ce processus, c’est l’entité naturelle en tant que telle qui est dorénavant protégée des dommages qui peuvent lui être causés. Autrement dit, ce sont ses intérêts propres et sa valeur intrinsèque qui sont défendus ici et non pas ceux de l’Homme.

Attribuer des droits à des entités naturelles implique de repenser le rapport que nous avons avec la Nature et de rompre avec une vision anthropocentrée du droit. Par ailleurs, les enjeux auxquels nous faisons aujourd’hui face, à la fois systémiques et transnationaux, requièrent de concevoir de nouveaux outils juridiques et de s’émanciper des principes dits « classiques » du droit. C’est exactement dans cette dynamique que s’inscrit la reconnaissance de la personnalité juridique à des entités naturelles.

La reconnaissance de droits et de la personnalité juridique de différentes entités naturelles à travers le monde

Plusieurs pays ont attribué la personnalité juridique à certaines entités naturelles de leur territoire : le parc national de Te Urewera et le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, le fleuve du Gange en Inde, le lac Erié aux États-Unis, ou encore la rivière du Magpie au Québec.

Reconnaître une entité naturelle en tant que sujet de droit permet de mener des actions en justice en son nom, et donc de la protéger des atteintes environnementales dont elle peut être l’objet ou de réparer les dommages qui lui ont été causés. Cependant, dans les faits, ce mouvement novateur d’attribution de droits à des entités naturelles s’est vu parfois rattrapé par des impératifs économiques, transnationaux, ou encore par des complications dans la mise en application effective de ces droits.

En Équateur en 2011 (soit trois ans après la reconnaissance de la Nature en tant que sujet de droit dans la constitution du pays), le gouvernement de la province de Loja est poursuivi en justice au nom de la rivière Vilcabamba. Celui-ci avait entrepris un projet d’élargissement d’une route le long de la rivière. Projet qui a dû être abandonné car ayant causé des inondations.

Néanmoins, en 2014, la cour d’appel de New-York a rejeté la décision imposant à la société pétrolière Chevron-Texaco de payer une amende de près de 10 Millions de dollars à l’Équateur pour les dommages environnementaux commis dans la forêt amazonienne. Cet arrêt de la cour d’appel de New-York montre les limites de l’attribution de la personnalité juridique à des entités naturelles. En effet, lorsque cela n’est pas reconnu dans les juridictions nationales des différents États, ou tant que ces derniers refusent de se soumettre à une loi internationale qui consacrerait la personnalité juridique de ces entités, ils ne seront pas tenus de les considérer comme ayant des droits (quand bien même cela serait le cas dans certains pays). Ainsi, considérer les entités naturelles comme des sujets de droit peut permettre de les protéger, mais seulement si les États prennent la décision de les considérer comme tels. Autrement dit, cela dépend du « bon-vouloir » des États. Quand ce sont des entités naturelles précises qui disposent de ce droit ou bien la Nature en tant que telle mais dans la limitation des frontières de quelques États, le procédé apparaît insuffisant. Il ne resterait qu’à espérer que de plus en plus d’États prennent la décision de reconnaître des droits à la Nature, sur une échelle à la fois régionale, nationale et internationale. Cela permettrait que la protection des écosystèmes et de la biodiversité soit effective via l’attribution de la personnalité juridique à la Nature et à ses entités.

La question se pose également de savoir, dans les cas où la personnalité juridique a été attribuée à une entité naturelle, quelle personne ou organisme est la ou le mieux habilité(e) à représenter l’entité en question pour porter sa voix et quelle est sa légitimité à en faire autant. 

Le Rhône et la Loire : bientôt sujets de droit eux aussi ?

La Métropole et la Ville de Lyon ont annoncé leur soutien à l’initiative portée par l’association suisse Id-Eau consistant à considérer le fleuve du Rhône comme un sujet de droit. Se pose alors la question de l’application dans les faits d’une telle reconnaissance : qui sera le représentant du Rhône pour porter sa voie et quelles seront les juridictions compétentes pour connaître des litiges portés par celui-ci sachant que le Rhône traverse deux pays (la Suisse et la France) ?

Depuis plus d’un an, via les « Auditions pour un parlement de Loire », chercheurs, philosophes, scientifiques et artistes se réunissent pour réfléchir à la possibilité d’attribuer des droits à la Loire. Sont dès lors envisagées les différentes possibilités afin de faire valoir au mieux ses intérêts et la prémunir des atteintes à l’environnement. Il s’agira par exemple de confier à un groupe d’associations ou de citoyens le rôle d’agir au nom des intérêts de la Loire, d’attribuer la personnalité juridique à celle-ci et nommer des “gardiens” en charge de la protéger (sur le modèle du fleuve Whanganui) ou encore d’intégrer dans les différentes institutions des représentants de la Loire afin de défendre ses intérêts. 

La reconnaissance des entités naturelles comme sujet de droit permettant de pallier les insuffisances du droit

Attribuer la personnalité juridique à la Nature est un processus prometteur et novateur, représentatif d’un changement de paradigme dans la mesure où cela nous invite, en tant qu’Homme, à repenser notre relation à la Nature et la place que nous occupons en son sein. Par ailleurs, si la question d’attribuer la personnalité juridique à des entités naturelles se pose, cela est bel et bien révélateur des insuffisances du droit, aussi bien national qu’international. D’autre part, si le droit de l’environnement dans son état actuel était correctement appliqué, à la lumière des textes existants, la question d’attribuer la personnalité juridique à la nature ne se poserait peut-être pas. En droit français, le problème est certainement moins celui du droit existant que celui de son applicabilité.

En effet, les voies de recours et les textes existants devraient suffire à protéger les écosystèmes, mais ce n’est malheureusement pas le cas, compte tenu des nombreuses atteintes environnementales à leur encontre constatées chaque jour. Attribuer la personnalité juridique à des entités naturelles permettrait ainsi de pallier les insuffisances du droit et d’enfin leur donner une « voix », leur permettant de se défendre contre les dommages qui leurs sont causés.

Finalement, reconnaître des droits à la Nature dans sa globalité (et non pas seulement à certaines de ces entités ou uniquement dans certains États) permettrait d’empêcher les atteintes causées à l’environnement et aux écosystèmes quelles qu’elles soient. Cependant, attribuer la personnalité juridique à des entités naturelles apparaît satisfaisant dans l’immédiat, dans la mesure où le droit est insuffisant pour assurer leur protection. Le recours à cet outil juridique permettra ainsi une certaine protection de la Nature et de ses entités, en attendant donc une juridiction plus contraignante en termes d’atteintes à l’environnement (à la fois nationale, transnationale et internationale), à la hauteur des enjeux environnementaux et sociaux de notre temps.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Olivia Richard est étudiante au sein du master Générations futures et transition à l'Institut d'études politiques de Rennes.