Les droits de l’Homme sont-ils vraiment universels ? Pas si l’on en croit le rapport du Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme qui a enregistré plus de 4000 violations entre janvier et juin 2020, soit 35 % de plus qu’au premier semestre de l’année dernière. Et pas non plus si l’on considère que certaines communautés humaines n’ont obtenu une personnalité juridique, et donc des droits, qu’au début du XXIème siècle. C’est le cas des populations autochtones.
Pourtant proclamés dès 1948 avec la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) des Nations Unies, les peuples autochtones se sont heurtés à un modèle d’organisation juridique et sociétal libéral et individualiste, aux antipodes du leur, qui ne reconnaît pas plus leurs cosmogonies que leurs cultures.
Le droit international face à ses limites
Au fil de ses 30 articles, la DUDH énumère les libertés fondamentales applicables à chaque être humain parmi lesquelles le droit à la vie, à la dignité, à l’égalité, à la santé ou encore à l’éducation. Elle constitue « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations ». Cette formule dévoile en réalité la valeur purement déclarative de la DUDH. Là est d’ailleurs tout le paradoxe du droit international, et donc des droits de l’Homme : leur respect n’est soumis qu’au bon vouloir des Etats.
Ainsi, dans la pierre angulaire qu’est la Charte des droits de l’Homme, composée de 5 textes dont la DUDH, les 2 Pactes internationaux de 1966 pour les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et les droits civils et politiques (PIDCP) ainsi que les 2 Protocoles facultatifs complétant le PIDCP pour les réclamations individuelles et pour l'abolition de la peine de mort, seuls les pactes sont en réalité contraignants. Les autres relèvent de la soft law, c’est-à-dire que leur respect ne repose que sur l’engagement moral des Etats. En clair, seuls les Etats ayant ratifié et transposé dans leur droit national les dispositions de cette déclaration et reconnu un tribunal compétent en cas de litige, peuvent se voir tenus responsables de la violation de ces textes.
On peut toutefois nuancer l’ineffectivité du droit international par le fait qu’une majorité d’États et de communautés d’Etats (en Europe, en Afrique ou en Amérique) a déjà - entièrement ou partiellement - intégré la Charte à sa législation, faisant du respect des libertés fondamentales une « coutume internationale », encourageant les autres membres de la communauté à les respecter pour ne pas être mis au ban des relations internationales. Pour autant, l’interprétation par les juges communautaires n’est pas toujours universelle.
S’il est « ni possible, ni souhaitable » de donner une définition précise de ce qu’est une population autochtone à cause de leur diversité, d’après Erica-Irène Daes, ancienne présidente-rapporteur du Groupe de Travail sur les Peuples Autochtones des Nations unies (créé en 1982), la Convention relative aux peuples autochtones et tribaux de l’Organisation Internationale du Travail de 1989 s’y est essayé. Elle y identifie les « peuples descendant des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l'époque de la conquête ou de la colonisation ou de l'établissement des frontières actuelles de l'Etat, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques propres ou certaines d'entre elles ».
Cette définition insiste sur la différence du mode d’organisation des sociétés autochtones par rapport au modèle occidental. Car bien que n’appartenant pas une communauté homogène, les peuples autochtones ont une cosmogonie, c’est-à-dire un récit mythologique de la formation de la vie, similaire. Souvent, elle repose sur une dimension sacrée, voire une personnification de la Nature. On parle alors de la Terre-mère, de la Terre nourricière ou encore de la Pacha Mama.
Cela n’est pas compris par le droit international, qui ne reconnaît toujours pas de personnalité juridique aux entités naturelles. Il ne sait pas comment protéger efficacement l’environnement pour consacrer les droits des peuples autochtones car il ne reflète pas les cosmogonies non-occidentales. Pour aller plus loin, on pourrait même parler d’une opposition civilisationnelle. Le droit international ferait se rencontrer d’un côté la société occidentale qui isole l’Homme, en tant qu’individu, de son milieu naturel pour lui attribuer des droits au motif de la valeur supérieure qu’est la liberté, et de l’autre la société autochtone faisant partie intégrante de la Nature, en recherche permanente d’harmonie avec celle-ci comme valeur suprême.
Finalement, l'universalisme des droits de l'homme se heurte à la conception trop occidentale et anthropocentrée de ceux-ci.
Vers un droit des peuples autochtones ?
Depuis les années 1980, la communauté internationale réfléchit à une réponse : la reconnaissance des droits des peuples autochtones.
Le progrès notable du droit réside, en 2007, dans la reconnaissance pour quelques 370 à 500 millions d’autochtones de la personnalité juridique à leurs communautés, au travers de la Déclaration sur les Droits des Peuples Autochtones adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies. Celle-ci leur autorise les actions en justice pour le respect effectif de leurs droits en tant que communauté. Au Brésil, le cacique Raoni a par exemple porté plainte contre le président Jair Bolsonaro pour crime contre l’Humanité à l’endroit de son peuple, suite à la politique gouvernementale de déforestation massive en Amazonie, lieu de vie de plusieurs milliers de communautés autochtones. Mais de façon générale, il reste difficile pour les autochtones de participer au jeu politique car, quand ils ne sont pas victimes de discrimination, ils doivent savoir parler la langue officielle et connaître le fonctionnement du régime politique qui leur est imposé, ce qui n’est pas le cas de tous les autochtones qui ont leur organisation politique propre. Mirian Cisneros, première élue autochtone au Parlement colombien, rappelle que son engagement au sein de l’organisation politique colombienne n’est pas choisi. Elle y est contrainte pour protéger sa communauté, les kichwa de Sarayaku.
Les textes en faveur des droits des peuples autochtones ouvrent aussi la voie à la mise à l’agenda des problématiques autochtones. Cela est vrai à travers la représentation des peuples autochtones au sein des organisations internationales (ce fut le cas pour la première fois cette année à Marseille lors du Congrès de l’UICN) mais également grâce à une meilleure connaissance des enjeux qui les touchent grâce aux rapports du nouveau Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, et du Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones de l’ONU.
Enfin, il faut noter que la reconnaissance des populations autochtones n’est pas qu’essentielle à leur protection en tant que groupe. Elle l’est également pour tout le vivant car si les populations autochtones n’occupent que 25 % de la surface de la planète, près de 80 % de la biodiversité mondiale s’y développe.
Mais l’écueil serait de considérer que les autochtones ne sont qu’un seul et même groupe homogène. Tous ne sont notamment pas d’accord sur la question du droit aux peuples autochtones.
Les opposants à la création d’un droit propre aux peuples autochtones alertent à l’inverse sur une nouvelle forme de discrimination. Selon eux, ce droit particulier reviendrait à exclure les autochtones de la communauté humaine, ou à les considérer comme des sous-hommes, puisqu’ils ne dépendraient pas, contrairement aux autres humains, des droits de l’Homme.
Cette difficulté des droits de l’Homme à prendre en considération tous les êtres humains est l’expression, pour eux, de leur imperfection et de leur manque d’inclusivité vis-à-vis des autres cosmogonies. Ainsi, la solution pour protéger les droits des peuples autochtones réside, pour certains, en l’amélioration du droit existant. On pourrait imaginer la consécration du lien sacré qu’un peuple autochtone entretient avec son territoire en un droit de propriété, comme l’entend le droit international, ce qui assurerait sa protection contre la spoliation. Ce processus ne peut être entrepris que si les autochtones eux-mêmes sont représentés au sein des organisations qui sont en capacité de prendre ces décisions.
Par ailleurs, et comme le prouvent ces nombreux rapports du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et de l’environnement aux Nations Unies, la défense des droits humains passe avant tout par la protection effective et ambitieuse de l’environnement contre les grands projets de développement et d’infrastructures. A titre d’exemple, plusieurs communautés autochtones nord-américaines se sont unies, en 2016, contre le méga-projet d’oléoduc américano-canadien Keystone qui aurait détruit de nombreux habitats autochtones et des terres sacrées. Seule la protection de la Nature pour sa valeur symbolique (ce qu’elle est), et non pas pour sa valeur marchande par un calcul des services écosystémiques rendus par exemple, est en adéquation avec la culture autochtone. A l’inverse, la protection de l’environnement peut se révéler dangereuse pour les peuples autochtones quand celle-ci est faite unilatéralement, c’est-à-dire sans « leur consentement libre et éclairé ». C’est le cas de certains projets de sanctuarisation qui donnent parfois lieu à des expulsions forcées de populations locales et autochtones, contrevenant par là-même au droit à la vie, au droit au logement ou encore au droit à la sécurité de sa personne, pourtant consacrés en droit international.
Protéger les hommes, c’est avant tout protéger leurs savoirs et la Nature.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Philippine Dutailly est étudiante au sein du master Générations futures et transition à l'Institut d'études politiques de Rennes.