Ancienne élève de la rue d’Ulm, Laurence BADEL est professeur d’histoire des relations internationales à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’institut Pierre Renouvin (UMR SIRICE). Diplomaties européennes, XIXe-XXIe siècles, publié chez Sciences Po. Les Presses en 2021, avec une préface de Pierre SELLAL, Ambassadeur de France, est un ouvrage de référence, qui dévoile avec pédagogie et rigueur l’histoire des pratiques diplomatiques européennes et souligne l’importance de s'approprier l’histoire de l’Europe.
Pensez-vous que l’idée de « négociation permanente » soit un trait caractéristique de l’intégration européenne ?
La négociation permanente, en tant que telle, n’est pas une spécificité de l’Union européenne. C’est même une pratique ancienne mais, à la suite du congrès de Vienne de 1815, émerge le dispositif des conférences d’ambassadeurs, qui a pour but originel de continuer à surveiller la France, occupée jusqu’en 1818, au lendemain des guerres napoléoniennes. Son objectif est ensuite de désamorcer les conflits naissants et de résoudre les crises internationales. Un siècle plus tard, la conférence de Paris de janvier-juin 1919 est loin d’avoir résolu certaines questions de fond, comme les réparations allemandes, et on remet la discussion à la tenue de conférences ultérieures. L’Union se construit aussi autour de cet héritage plus ou moins conscientisé, mais très présent dans les mémoires diplomatiques – les générations aux commandes dans les décennies 1940, 1950 et 1960 ont une culture historique importante et ont médité les pratiques du XIXe et du premier XXe siècles. L’Union européenne repose sur un réseau d’institutions, qui n’étaient pas toutes prévues au départ – le Conseil européen n’est créé qu’en 1974. On a créé des administrations, qui incarnent ce « polycentrisme bruxellois », et permettent des interactions quotidiennes, des échanges, des pré-négociations entre les différents acteurs, aussi bien les Etats, que les représentants de la société civile et les entreprises. De manière plus générale enfin, la diplomatie multilatérale, en s’institutionnalisant depuis le XIXe siècle, dans des organisations internationales et régionales, a favorisé la négociation permanente avec un rôle central des secrétariats généraux.
Au sein de votre ouvrage, vous mentionnez le rôle actif de la diplomatie décentralisée : d’après vous, existe-t-elle en concurrence ou en complémentarité de la diplomatie étatique ?
En fait, j’ai adopté la notion de diplomatie « territoriale » qu’emploie aussi ma collègue Birte Wassenberg pour désigner l’action paradiplomatique pratiquée par les collectivités locales et régionales, car elle me semblait moins renvoyer à la pratique française de la coopération « décentralisée ». A l’échelle de l'Europe, les villes ont toujours été des acteurs économiques et culturels internationaux actifs, tout comme les Länder allemands et autrichiens, les cantons suisses, les communautés autonomes espagnoles, les régions belges … À la suite des lois Thiollière (2007) et Letchimy (2016), l’action extérieure des collectivités territoriales françaises a aussi été renforcée. Au sein du cadre national, cette diplomatie territoriale s’est inscrite longtemps dans une action complémentaire de la diplomatie étatique. C’est le cas de de la ville de Paris, qui, à l’époque de l’Entente cordiale, appuie la diplomatie d’Etat, en redoublant l’action du Quai d'Orsay ou de l’Elysée.
Plus proche de nous, l’affirmation des grandes villes s’est manifestée par la création, dans chaque administration municipale, d'un service dédié aux relations internationales. Certaines villes ou régions font entendre des voix de plus en plus dissonantes vis-à-vis des diplomaties étatiques. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la notion de « capitale diplomatique » que je conduis, c’est la manière dont des villes, comme Paris, ayant une tradition ancienne de capitales diplomatiques, mais quelque peu déclassées après 1945 face à l’émergence d’autres capitales de ce type en Europe et dans le monde, ou cantonnées dans un domaine un peu stéréotypé, comme celui de capitale diplomatique culturelle pour Paris du fait de la présence de l’UNESCO, sont en train de se réinventer une identité en participant de la réinvention de la notion-même de « capitale diplomatique ». En mettant en place le Forum de Paris pour la Paix en novembre 2018, en se faisant la championne de la diplomatie climatique ou de la diplomatie féministe, Paris, la capitale diplomatique du « vieux monde », traditionnellement peu enclin au dialogue avec la société civile, parachève sa mue à grands pas depuis une vingtaine d’années, reflétant en cela ce que j’appelle la sociétalisation des politiques extérieures.
Quelles ont été les grandes étapes concernant l’intégration et le rôle des femmes au sein de la diplomatie nationale et européenne ?
Il n’existe pas d’études approfondies permettant de réellement quantifier cette place et ce rôle des femmes dans la sphère diplomatique. Il existe des livres sur les femmes dans les relations internationales. Il existe des ouvrages qui insistent sur leur présence comme « médiatrices », diplomates « informelles » etc. J’ai voulu plus modestement proposer et alimenter une synthèse restreinte au seul continent européen et au seul métier diplomatique. Force est de constater que, même avec cette ambition restreinte, on ne peut encore présenter que l’histoire de pionnières, empreinte du sceau de l’exceptionnalité, et cela se vérifie d’ailleurs à l’échelle de la planète.
En ce qui concerne la périodisation de leur intégration dans la carrière diplomatique, je distingue trois phases. On observe une première période, entre 1918 et 1945, durant laquelle les femmes acquièrent un rôle politique via des nominations discrétionnaires à des postes d’ambassadrices. Rares sont celles qui sont autorisées à passer les concours de recrutement et, si elles le sont, comme la Française Suzanne Borel en 1929, elles se voient interdire d’exercer à l’étranger ! La deuxième période est celle de l’ouverture généralisée des concours d’entrée dans les ministères des Affaires étrangères après 1945, mais à des rythmes très variables selon les États. Songez qu’il faut attendre : 1956 en Suisse, 1962 en Espagne, 1964 en Italie, 1974 au Portugal ! Enfin, la période déterminante a débuté dans les années 1990, et est caractérisée par un accès des femmes à tous les postes de nature diplomatique, y compris ceux à haute responsabilité, et dans tous les domaines, y compris politico-stratégiques.
Comment expliquez-vous ce manque de recherches historiques, notamment en France, sur les enjeux liés à la diplomatie féministe ?
Je distingue bien, dans le livre, la diplomatie « féminine » - la diplomatie conduite par les femmes et non une diplomatie essentialisée, qui relèverait de qualités prétendument féminines –, et la diplomatie « féministe », qui a été inaugurée par la ministre suédoise des Affaires étrangères Margot Wallström en octobre 2014. Pour pallier ce manque de travaux sur la place des femmes en diplomatie, il faut conduire des recherches de longue haleine, reposant sur des données quantitatives, la reconstitution de parcours individuels, l’accès aux sources étatiques et privées et aussi à celle des organisations internationales. C’est une recherche qui ne doit pas être fermée sur elle-même, mais s’intéresser aux pratiques des États non-occidentaux – je pense en particulier à la place que les sociétés africaines et asiatiques accordent aux femmes dans leur représentation à l’étranger, mais aussi à la manière dont des entités politiques ont pu mobiliser les femmes au service de leur reconnaissance internationale : songeons à deux grandes figures de la « diplomatie palestinienne » comme Hanan Ashrawi ou Leïla Shahid. Bref, vous l’aurez compris, c’est un domaine de recherche, qui peut bien sûr se nourrir des outils proposés par les études de genre, mais qui ne doit pas s’y laisser enfermer.
En ce qui concerne la diplomatie « féministe », c’est un nouveau concept, apparu dans le vocabulaire étatique il y a moins d’une décennie, utilisé aujourd’hui par de très rares États sur la scène internationale : la Suède, le Canada, la France, le Mexique tout dernièrement. Ce n’est pas un hasard : vous le savez sans doute, la France et le Mexique co-animent cette année un forum international « Génération Egalité », organisé avec le concours ONU-Femmes. Ce qui me conduit à souligner le rôle essentiel des organisations internationales (onusiennes et européennes) dans la genèse de ce concept. Quatre conférences onusiennes sur les femmes ont déjà eu lieu: la conférence de Mexico (1975), celle de Copenhague (1980), celle de Nairobi (1985) et celle de Beijing (1995). En Europe, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont tenu un rôle déterminant dans la lutte contre les violences faites aux femmes, mais aussi dans la promotion de cette approche des politiques internationales en termes de gendermainstreaming, c’est-à-dire en incorporant la perspective de l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines et à tous les niveaux. C’est une approche hardie, qui peut avoir des conséquences radicales sur la définition et la mise en œuvre des politiques extérieures. La France l’a reprise à son compte, avec le concept de « diplomatie féministe » et se cantonne principalement, pour le moment, à son application dans le domaine de l’aide au développement.
Est-ce que l’élaboration d’une diplomatie européenne commune est entachée par la persistance de divergences profondes entre les Etats membres ?
Effectivement, cette question est récurrente. La construction européenne s’est établie sur un fondement pacifiste : réconcilier durablement les sociétés européennes, à commencer par les sociétés française et allemande. On ne découvre pas aujourd’hui cette tension entre les intérêts nationaux. Elle est consubstantielle au début du processus d’intégration.
Toutefois, il s’est trouvé des hommes avec des visions supérieures, tous trois issus de régions frontalières au cœur des affrontements guerriers, comme Robert Schuman, Konrad Adenauer ou Alcide de Gasperi, qui ont travaillé à la mutualisation des intérêts parce qu’ils pensaient qu’elle serait la meilleure garante de l’intégrité nationale. Cela ne pouvait être considéré comme un acquis de toute éternité. Force est de constater que l’intégration, si elle a évité le retour des guerres entre les États de l’Union, n’a pas atténué le heurt des intérêts économiques nationaux. La toute récente suspension de la ratification de l’Accord global sur les investissements avec la Chine (AGI), obtenu à l’arraché par Angela Merkel fin 2020, à la fin de la présidence allemande du Conseil de l’Union, révèle de manière flagrante des tensions entre les intérêts économiques allemands et les attentes des autres Européens. Au-delà, l’histoire magnifiée du « couple franco-allemand » doit être tempérée par l’analyse des difficultés à faire surgir une stratégie commerciale et industrielle commune sur les marchés étrangers.
De la querelle du sofa de 1677 que vous abordez, à la crise du fauteuil de 2021 (Ursula von der Leyen, privée de fauteuil face à Erdogan), peut-on y voir une continuité de la diplomatie turque, à travers l’instrumentalisation du protocole ?
Je dois dire que l’actualité internationale sert la démarche historique de mon livre, qui vise à éviter la réaction à chaud, sous le coup de l’émotion, et à comprendre ce qui se joue derrière de tels incidents. Je ne parlerai pas de la « continuité de la diplomatie turque », mais du caractère récurrent de ces incidents protocolaires dans la relation entre la Turquie (et jadis l’Empire ottoman) et l’Europe. Au-delà des intentions de Recep Tayyip Erdoğan, il y a eu un dysfonctionnement des services du protocole du Conseil européen, qui avaient été missionnés pour préparer cette visite, et un manque de courtoisie patent de Charles Michel lui-même. Des traités de Rome jusqu’à celui de Lisbonne, de nombreux efforts de simplification ont été faits en matière de représentation extérieure de l’Union, mais un épisode comme celui-ci vient nous rappeler que beaucoup reste encore à faire. D’autre part, au-delà de la Turquie, l’histoire des pratiques diplomatiques à l’échelle mondiale est émaillée par les jeux conduits autour des protocoles et leur instrumentalisation pour humilier, mais aussi pour honorer.
Ce qui me frappe surtout, c’est l’actuelle concentration de ces affaires protocolaires multiples dans les grands États aux marges de l’Europe (la Russie, la Turquie, le Royaume-Uni). Pour une historienne de l’Europe, qui connaît les réflexions séculaires conduites sur les « frontières de l’Europe » et leur actualisation au moment où l’on a commencé à penser l’unification de l’Europe autour de la Première Guerre mondiale, c’est un fait marquant. Le retour de ces questions de protocole sur le devant de la scène médiatique, alors qu’à d’autres époques, elles auraient fait l’objet d’un entrefilet dans les journaux, me semble être un nouveau symptôme du déchirement identitaire de ces trois États, à cheval sur deux continents ou pris entre des loyautés multiples. La Russie, la Turquie et le Royaume-Uni utilisent tous trois des instruments protocolaires, à des niveaux différents, pour nier l’existence de l’Europe comme un tout, et maintenir l’échange à un niveau interétatique qui conforte leur propre puissance. Ces vexations portent atteinte au prestige de l’Union, à son image. Mais tout compte fait, le protocole présente aussi la vertu de permettre l’expression de tensions violentes tout en les concentrant et en les canalisant.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Louise Fontaine, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse à la géopolitique de la Chine. Alixia Moens, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur les droits humains et la diplomatie de l'UE. Rémi Wagenheim, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse aux diplomaties européennes et à la politique extérieure russe.