L’Act of God, littéralement « Acte de Dieu », est une notion qui incarne ces événements qui nous dépassent, contre lesquels on ne peut rien. La pandémie de la Covid-19 en a les caractéristiques, tant elle fait vaciller nos économies et sociétés, et nous fait encore douter. Pourtant, on parle de la maîtriser au moyen d’outils théoriques allant de l’isolationnisme à l’universalisme d’une science plus puissante que la Nature. Cependant, au sein de cette conjoncture fluide et incertaine, le spirituel est toujours bien présent.
L’influence initiale d’un « modèle chinois » de gestion de la pandémie
Et si l’épidémie de la Covid-19 était partie d’un autre pays que la Chine ? On ne pourra jamais savoir ce qu’il serait advenu si l’épidémie était partie d’Inde, des Etats-Unis ou du Nigéria, mais il est certain que la superpuissance communiste chinoise a eu une influence majeure dans la manière dont le monde a initialement réagi face à l’épidémie. En effet, dans la logique marxiste, l’Homme doit s’affranchir des bornes de la Nature pour créer une société meilleure. Il était donc exclu d’accepter qu’un petit virus dicte sa loi à la grande République Populaire de Chine. Faute de solution scientifique, c’est le comportement exemplaire du peuple – strictement confiné par l’armée – qui allait bloquer l’épidémie dans un premier temps. Et cette réaction allait se répandre avec des ajustements locaux, de manière virale comme la maladie, de la Chine vers l’Asie du Sud Est, puis en Europe et enfin dans le monde entier : une évidence ou l’incarnation du soft power de la Chine ? Sans doute les deux…
Pourtant, rappelons-nous des mots du Premier ministre britannique au début de l’épidémie. Que nous disait l’exécutif anglais en creux ? Qu’on ne pouvait pas lutter vraiment contre l’épidémie, qu’il fallait accepter courageusement les morts imposés par la Nature, sans dévier trop du cours de notre vie. En résumé, un Act of God, un Acte de Dieu, très utilisé dans les grands contrats pour se prévenir, en termes de responsabilité contractuelle, des grandes catastrophes comme les tsunamis et autres chutes de météorites, et que les français traduisent, dans un esprit de strict laïcité, par « force majeure ». Ce cas est d’ailleurs expressément prévu dans le Code Civil français à l’article 1218 qui parle de circonstances imprévisibles, irrésistibles et extérieures ; une clause que vont invoquer, pour ne pas rembourser les pertes, la plupart des assureurs qui citent d’ailleurs souvent explicitement le risque de pandémie comme une exclusion de garantie.
Impressionnés par une Chine parvenant tant bien que mal à contenir l’épidémie, les pays européens optent pour un confinement socialisant aux couleurs locales : l’égalitarisme en France, refusant d’avoir à choisir les malades, la performance en Allemagne, guidée par le taux d’incidence, la vie sociale en Espagne, où les bars restent presque toujours ouverts. La légitimité des gouvernants est double : faire le bien en sauvant les anciens, et appliquer ce confinement venu du moyen-âge devenu une norme de facto - faute de véritables solutions. Un mimétisme rassurant et protecteur, y compris juridiquement. Un mimétisme conduisant à institutionnaliser une pratique, la rendant par là même légitime.
Tout en adoptant, à la suite de l’Asie du sud-Est et de l’Europe, un improbable confinement quasi-méditatif, l’Inde en appelle, elle, à la bénédiction du peuple indien, avec des accents spirituels dans les mots du Premier Ministre Modi. Celui-ci, lors de son allocution du 19 mars 2020, citera notamment des versets du poète Tulsidas, vénéré comme un Saint et dévoué à Rama, héros mythique du Ramayana, qui aurait apporté la Paix à l’Inde au XXème siècle avant notre ère. Le spirituel tient, à ce titre, une place centrale au sein de la République de l’Inde depuis sa création en 1947.
En Russie, au printemps 2020, lors de la grande Pâques Orthodoxe, Vladimir Poutine, offrant ses vœux à la population, fit, quant à lui, passer un message sans ambiguïté : Pâques est la fête de la résurrection du Christ, cette grande fête religieuse doit renforcer l’union du peuple russe et sa confiance dans ce symbole de renaissance. Bien qu’en ce mois d’avril 2020, il n’ait pas été conseillé aux fidèles de se rendre dans les églises, à l’instar des autres États européens, les autorités russes avaient fait savoir qu’elles seraient indulgentes pour ceux qui souhaitaient assister aux cultes.
Le grand basculement américain
Le grand basculement interviendra à la fin du printemps 2020 quand l’épidémie touchera de plein fouet les Etats-Unis, provoquant l’accélération du tournant scientifique, avec la mise en œuvre d’une mécanique puissante permettant le développement de vaccins en des temps record.
Pour autant, la foi religieuse, bien que diminuée, est toujours opérante, en ce qui concerne la superpuissance technologique et économique américaine. Elle demeure le fondement de la confiance des Américains en une science qui œuvre pour « faire le bien » (do good) tant sur le sol national que dans le monde entier. Le penchant utilitariste de beaucoup de protestants y a trouvé l’une de ses plus belles justifications. Cependant, une majorité d’évangélistes, dont le système religieux est à la fois plus mystique et plus catégorique sur certains points, a démontré une défiance quasi absolue envers la science au cours de l’épidémie, refusant notamment de porter le masque, voire de se faire vacciner. La nouvelle administration Biden a intelligemment mis l’accent sur la science sans pour autant éliminer la religion, le président lui-même mettant régulièrement en avant ses propres convictions religieuses. Le triptyque capitalisme/science/foi s’est révélé performant. La peur des populations s’est quasiment évanouie devant l’inclusion de ces trois éléments clés de la réussite historique des Etats-Unis dans tous les domaines. Le surhomme américain triomphe naturellement de tous les obstacles…
Triomphe du transhumanisme ou retour de la déesse Nature ?
Cette affirmation d’un surhomme frondeur, voire triomphant grâce à la science face à la Nature, fait écho au transhumanisme. Qu’il s’agisse de la théorie de l’humain augmenté par une médecine productiviste, selon le futurologue Ray Kurzweil, ou des fantasmes d’une société biopolitique où les gouvernants gèrent le comportement social de chaque humain, dénoncés par Michel Foucault, ces représentations ne sont pas si éloignés de certaines expériences chinoises.
Certains verront dans la surveillance appliquée en Corée du Sud, à Taiwan, voire en Australie, l’incarnation de cette société biopolitique dans les sociétés démocratiques, en double appui sur un mimétisme légitimant initié par la Chine, ainsi que sur certains réflexes de repli insulaires (ou quasi-insulaires comme en Corée).
Ce triomphe supposé d’un surhomme est en contradiction fondamentale avec la vision écologiste occidentale, prônant une société économe en ressources et fondamentalement respectueuse de la Nature, plus forte que nous. Cette vision ira jusqu’à parler du virus comme d’un « messager envoyé par La Nature » qui nous mettrait à l’épreuve et nous donnerait « un ultimatum » pour que nous changions nos comportements. La Nature retrouverait son droit, sa puissance divine. On voit ici une convergence, surprenante politiquement, entre une écologie originellement de gauche et une spiritualité traditionnellement plutôt conservatrice.
En définitive, à quelque chose malheur est bon: la pandémie nous aura beaucoup appris sur la gestion d’une telle crise. Parmi ces enseignements, il en est certains d’importance. Celui du retour d’un religieux qui ose dire son nom - comme en Russie ou aux Etats-Unis - accompagné d’une acceptation de la nécessaire préparation à la mort comme un aspect de la condition humaine que beaucoup avaient fini par évacuer de leurs préoccupations. Celui également de la méfiance de certains envers la science - en France par exemple - où une partie non négligeable de la population, y compris dans les professions médicales, refuse de se faire vacciner. Celui de la réactivité de certaines industries dans la production de vaccins et de la réalisation par les pouvoirs publics des défaillances de certaines chaînes d’approvisionnement. Enfin celui de l’acceptation sans contestation d’une ligne de conduite - ici le confinement - proposé par un régime autoritaire - la Chine - qui n’a pas eu besoin de faire appel à un quelconque moyen coercitif pour ce faire. La gestion des futures pandémies, que les scientifiques nous annoncent comme inéluctables, invite à méditer sérieusement ce dernier enseignement.
Pour autant, l’instabilité permanente, caractéristique des pandémies, a conduit nombre de populations à un pessimisme prononcé sur l’avenir de l’humanité. Il sera difficile aux gouvernants de tous bords de porter remède à cet état d’esprit, même lorsque la pandémie sera terminée. Certains voudront s'en remettre à un ou plusieurs dieux, d'autres à l’une ou l'autre des idéologies dominantes, essentiellement le capitalisme à l'américaine ou le capitalisme à la chinoise. Dans un cas comme dans l'autre, la recherche des coupables comme celle des sauveurs donnera lieu à des conflits dont le rationalisme et la démocratie seront probablement les grands absents.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Anne Kraatz, Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur les questions politiques américaines. Nicolas Swetchine, Senior Fellow de l'Institut, travaille quant à lui sur les enjeux de gouvernance internationale et les questions de développement durable.