La Chine a cherché à transformer la pandémie de la Covid-19, crise sanitaire majeure, en opportunité diplomatique clé pour renforcer son influence à l’échelle internationale et auprès de certains Etats cibles. L’objectif : rétablir son image et faire oublier qu’elle était l’épicentre de la pandémie, et surtout les polémiques sur sa gestion de la crise. L’offensive internationale est multiforme : déploiement d’un récit national triomphant, critique de la gestion de l’épidémie chez ses rivaux, envoi de matériel médical auprès de pays partenaires, stratégie d’influence au sein des organisations internationales... Certains grincent des dents, d’autres saluent ses initiatives et sont séduits par le modèle qu’elle promeut. Quel premier bilan tirer de cette diplomatie du masque ?
Une stratégie qui confirme des évolutions antérieures
La stratégie diplomatique offensive de la Chine dans la crise de la Covid-19, si elle est nouvelle dans ses formes, s’appuie sur des tendances antérieures, accentuées plus que modifiées en profondeur. De même, les grilles de lecture n’ont pas été modifiées en profondeur : les rivaux systémiques de la Chine ont dénoncé le révisionnisme de son récit et le matériel médical parfois défectueux, ses alliés ont plutôt salué sa générosité. Plus qu’un changement de cap, l’offensive diplomatique chinoise semble constituer un révélateur des tensions et des rapprochements préexistants.
La pandémie a ainsi vu les tensions s’exacerber entre Etats-Unis et Chine, après une amélioration des relations scellée par l’accord commercial de janvier 2020. Le président Donald Trump n’hésite pas à nommer la Covid-19 « virus de Wuhan » ou « virus chinois » : les autorités américaines ont cherché à imposer cette terminologie aux membres du G7 en mars 2020. A l’inverse, certains pays tels que le Pakistan et la Serbie, ont chaleureusement remercié leur allié chinois – dont ils sont en grande partie dépendants sur le plan économique, remerciements suivis de propos élogieux de Wang Yi, Ministre chinois des Affaires étrangères. Plus révélateur encore, la Russie ne s’est pas attiré l’ire de Pékin quand bien même elle a été l’un des premiers pays à fermer leur frontière avec la Chine.
Les réactions officielles ne reflètent néanmoins pas toujours la réalité des relations bilatérales, au-delà des sphères gouvernementales. Malgré des échanges virulents entre l’Ambassade de Chine en France et le gouvernement français, la coopération sanitaire entre Paris et Pékin n’a sans doute pas été modifiée en profondeur entre instituts de recherche et laboratoires. En outre, en marge des dons officiels de la part des deux gouvernements, de nombreuses coopérations au sein de la société civile, menées par des ONG ou associations, ont permis d’apporter un soutien aux personnels soignants, ou aux commerçants. Les relations bilatérales ne se limitent pas aux relations entre gouvernements, mais incluent un ensemble bien plus large d’acteurs.
Derrière la diplomatie du masque, un modèle politique que la Chine entend promouvoir
Pour visible qu’elle soit, la diplomatie du masque ne représente qu’un aspect de la stratégie d’influence chinoise, entamée bien avant la pandémie de la Covid-19.
La présidence de Xi Jinping a en effet été marquée depuis 2013 par la volonté de renforcer l’influence de la Chine à l’échelle internationale, et d’exporter le modèle chinois dans le reste du monde. Le principe de la « confiance en soi culturelle » a fait son apparition dans le discours officiel en 2016, s’ajoutant à la confiance concernant la voie, la théorie et le régime du socialisme à la chinoise. Pékin parle depuis de « quadruple confiance en soi », qui se manifeste aujourd’hui de manière particulièrement visible. Cette doctrine voit la Chine s’opposer de manière marquée, voire systématique, à l’Occident, ses valeurs, sa culture et ses systèmes politiques. La nouvelle stratégie américaine de remise en cause du multilatéralisme a certes ouvert des espaces politiques à la Chine, mais cet activisme politique chinois est bien antérieur à l’arrivée à la Maison blanche de Donald Trump.
Dans le cadre de cette démarche, la Chine vante ses réussites économiques indéniables et met en valeur les moyens qui lui ont permis d’y parvenir, à la fois en termes de modes de gouvernance et d’outils, notamment technologiques. Se gardant de parler de « modèle », Pékin parle de « solutions » et d’« exemples » chinois. Elle estime en effet que son miracle économique n’aurait pu avoir lieu sans un contrôle social drastique et une forte stabilité politique, assurées par le Parti communiste au pouvoir. En d’autres termes, la Chine s’affirme plus que jamais comme une puissance normative, où l’autoritarisme est mis au service du développement économique, considéré comme prioritaire par rapport aux libertés individuelles.
Ce discours est d’autant plus audible par certains pays ou acteurs que de nombreuses démocraties libérales connaissent des crises et fractures internes majeures, que la pandémie risque d’accentuer. Par conséquent, le contre-modèle chinois trouve un écho dans des pays en développement en Afrique, en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est, et jusqu’en Europe de l’Est.
Un nouveau multilatéralisme chinois ?
La Chine entend renforcer son influence multilatérale, à travers le renforcement de son action au sein des organisations onusiennes en matière de santé (OMS), d'agriculture (FAO), d’éducation, de science et de culture (Unesco), etc. Mais la Chine se démarque néanmoins de l’esprit du système multilatéral de 1945, progressiste et libéral, à la fois à travers son action diplomatique et ses messages clés, mais également à travers la création d’organisations parallèles et concurrentes - Banque asiatique d’investissements, forum des BRICS, etc.
Cette ambiguïté relativement ancienne se donne à voir également à travers la diplomatie du masque. La Chine a en effet coopéré avec de nombreux pays de manière bilatérale, notamment en Afrique où elle n’a pas coopéré avec l’Union africaine. Un exemple : Huawei a fait don d’équipements de vidéo-conférence au gouvernement kenyan, déjà fortement dépendant de la Chine. Cette dernière semble cibler son aide en fonction de ses intérêts nationaux : dans ce cadre, les cibles privilégiées sont des États lourdement endettés (Pakistan, Kenya, Liban, Cambodge) ou à la croisée des chemins sur le plan diplomatique (Thaïlande, Serbie, Algérie, etc).
Ce multilatéralisme à la chinoise est aujourd’hui mis au défi par Taiwan, qui déploie sa propre diplomatie du masque, afin de représenter un contre-modèle démocratique de gestion de l’épidémie. Exclu de l’OMS sous la pression chinoise alors qu’elle y disposait d’un rôle d’observateur, Taiwan fait figure de résistante face au multilatéralisme sélectif de Pékin, sur le plan politique comme sanitaire. L’île est en effet parvenue à maîtriser l’épidémie de la Covid-19 sans recourir au confinement, grâce à une stratégie de dépistage de masse, d’isolements ciblés et une grande transparence.
La technologie au service du modèle chinois
L’obsession du régime communiste pour la stabilité politique et les progrès de l’intelligence artificielle ont transformé le territoire chinois, et plus encore les villes, en véritable laboratoire d’expérimentations dans une logique de contrôle accru des populations. Logiciels de reconnaissance faciale, caméras de surveillance et drones sont aujourd’hui mis au service d’un système de « crédit social » qui fait couler beaucoup d’encre.
La puissance de ces nouvelles technologies peut laisser craindre des dérives éthiques sans précédent en matière de respect des droits fondamentaux. Elles exercent néanmoins un pouvoir de séduction grandissant au sein des pays où le développement économique est freiné par l’instabilité politique. En outre, l’efficacité (réelle ou fantasmée) de ces technologies a entraîné leur usage décomplexé par les autorités chinoises dans le contexte de la pandémie. Elles constituent aujourd’hui pour Pékin une vitrine de leur réussite face à la Covid-19, tout au moins face à la première vague de contaminations.
Les technologies d’intelligence artificielle qu’exportent les entreprises chinoises, du Chili au Kenya en passant par la Pologne, s’accompagnent d’un package d’utilisation « clés en main », vecteur d’influence pour Pékin. La technologie et ses avancées sont ainsi mises au service des objectifs politiques du régime, soutenus par ses entreprises.
Cette menace a été bien identifiée par Washington, qui mène une croisade contre l’entreprise Huawei, accusée d’être un organe d’influence du régime chinois dans le cadre du déploiement de la 5G. De nombreux pays, notamment européens, se retrouvent ainsi confrontés à un choix entre technologies chinoise et américaine, de plus en plus incompatibles sur les plans technique et politique. Dans un tel contexte, l’enjeu est crucial pour l’Union européenne : ne pas être un simple spectateur de la rivalité sino-américaine, mais (ré)inventer des stratégies d’intelligence économique et proposer une troisième voie politique, normative et technologique.
La Chine inscrit son récit national et sa stratégie diplomatique dans le temps long, des humiliations subies pendant les guerres de l’opium aux objectifs de développement à l’horizon 2050. L’objectif est clair : retrouver la place qui était la sienne jusqu’au XIXe siècle, celui d’une puissance mondiale, si ce n’est celui de la première puissance. La pandémie de la Covid-19 et la diplomatie du masque ne constituent qu’une étape dans cette quête de grandeur retrouvée.