Depuis trois semaines, l'Eurogroupe discute de la possibilité d'émettre des obligations communes : les Euro-obligations ou Eurobonds. Cet outil pose une nouvelle fois la question des limites de la solidarité européenne. Décryptage.
« Act fast and do whatever it takes » : c’est le message lancé par les économistes face à la pandémie de coronavirus. La recommandation est valable dans le champ sanitaire comme dans le champ économique.
En entendant ces mots on ne peut que se rappeler la fameuse formule de Mario Draghi prononcée en 2012 à l’apogée de la crise des dettes souveraines : le président de la Banque Centrale Européenne avait alors déployé un arsenal d’armes monétaires pour empêcher la faillite des États de la zone euro et ce malgré la réticence de certains d’entre eux. Jusqu'où pourrons-nous aller cette fois ? Jusqu’où voulons-nous aller cette fois ?
Les États européens ont besoin d’un instrument pour emprunter ensemble
Face à la crise pandémique et ses conséquences économiques, l’enjeu est de maintenir coûte que coûte les capacités productives des pays européens (sans ralentir la transition écologique). Ils se voient contraints d'utiliser le levier budgétaire pour mettre sous perfusion les économies à l’arrêt en attendant impatiemment le jour du redémarrage.
Pour financer le déficit créé, ils se présentent aujourd’hui individuellement sur les marchés et bénéficient de conditions de financement hétérogènes. Les taux d’intérêt accordés aux Etats européens diffèrent généralement en fonction de leur santé économique et financière et de leurs risques de défaut. L’Espagne et l’Italie empruntent encore aujourd’hui à des taux raisonnables mais on peut redouter des difficultés financières importantes dans le futur avec un financement qui coûtera mécaniquement de plus en plus cher.
Le 25 mars, neuf pays, dont l’Espagne, la France et l’Italie ont proposé la création d’un nouvel instrument d’emprunt : l’eurobond. Reprenant de vieilles idées, cet outil a été adapté pour les enjeux de la conjoncture actuelle. Certains pratiquent ainsi une distinction entre le coronabond, spécialement destiné à financer les dépenses engendrées par la crise sanitaire, et l’eurobond, qui serait plutôt un instrument de financement durable pour les États européens.
Il permettrait aux pays de la zone euro de se présenter ensemble sur le marché en bénéficiant alors d’un taux obligataire unique. Par conséquent, en mutualisant la dette, les États qui ont les conditions d’emprunt les plus défavorables bénéficieraient de la crédibilité de leurs voisins et emprunteraient à des taux très faibles.
Cet outil servirait également à éviter les spéculations sur la dette des États en difficultés financières, comportement qui avait fermé tout accès au financement à la Grèce en 2012.
La solidarité par les Eurobonds : garantie ou transfert de richesses ?
Eurobonds, Coronabonds, le nom importe peu. L’idée a encore du chemin à faire pour répondre aux trois questions fondamentales qu’elle soulève.
1° Quelle serait l’entité émettrice ? et surtout : à qui rendrait-elle compte ? S’agirait-il d’un Trésor européen devant répondre au Parlement européen ? Si c’était le cas, cela nécessiterait de moderniser les traités européens.
2° Comment décider de l’allocation des fonds empruntés ? Certaines propositions vont dans le sens d’une allocation proportionnelle aux dégâts causés par la crise pandémique.
3° Comment fonctionnait le remboursement de cette dette ? Est-ce-que cette garantie solidaire permet uniquement de limiter le coût de l’emprunt ou est-ce qu’elle implique que les Etats européens en meilleure forme économique aident les États plus vulnérables à assumer le poids de la dette dans le cas où d’autres ne pourraient plus la rembourser ? Fondamentalement, s’agit-il d’un outil de transfert de richesses en imaginant un remboursement au prorata du PIB, plutôt qu’au prorata des sommes empruntées ?
Nous n’avions pas progressé dans ce questionnement depuis la crise des dettes souveraines en 2010 - 2012. Faute de volonté politique commune.
Le plan de l’Eurogroupe est loin du compte
L’accord trouvé par l’Eurogroupe le 9 avril a rassuré sur sa capacité à fournir rapidement une aide financière à ses membres les plus touchés. En réponse à l’appel de Mario Draghi, les ministres des finances de la zone euro ont institué des mécanismes pour financer le chômage partiel (100 milliards d’euros) et les entreprises (200 milliards d’euros). Ces mesures viennent en complément des décisions annoncées par la BCE et la Commission. Enfin, le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) doit débloquer 240 milliards d’euros (à condition, fixée par les Pays-Bas, de ne soutenir que les dépenses de santé liées au coronavirus).
Dès le lendemain, le président du Conseil italien Giuseppe Conte a estimé le MES “insuffisant et inadapté”. En effet, l’accès à ces 240 milliards est proportionnel à la richesse des pays et non à la hauteur des pertes engendrées par la crise. Pour les pays les plus touchés, les sommes en jeu sont donc relativement restreintes (35 milliards d’euros pour l’Italie, 25 pour l’Espagne) tandis que l’usage du MES ne leur permettra de réaliser que des économies marginales par rapport à des emprunts directs sur les marchés financiers. Plus important encore, l’Eurogroupe a restreint son action à long terme à un hypothétique fonds de relance et a reporté sa négociation à celle du budget européen.
Les préoccupations électorales allemandes et néerlandaises stérilisent la volonté politique européenne
Il y a une semaine, les astres semblaient s’aligner pour qu’une relance puisse enfin être organisée à long terme au niveau européen. Le soutien des pays baltes à la création des eurobonds a rompu, une fois n’est pas coutume, la division entre pays du Nord et pays du Sud. Mais au sein des 19 pays membres de la zone euro, les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande se sont opposés à la création de ce nouvel instrument, l’Allemagne cachant sa réticence derrière la position hollandaise.
Ce refus tient, pour les Pays-Bas comme pour l’Allemagne, de la crainte de voir monter les partis d’extrême droite. Outre-Rhin, la question est particulièrement sensible, note le journaliste du Financial Times Gideon Rachman, car la CDU ne cesse de perdre du terrain dans les élections locales face à l’AfD. Or de récents sondages montrent que les sympathisants de l’AfD sont justement le seul groupe politique à rejeter massivement (à plus de 70 %) l’apport d’aides financières à l’Italie et l’Espagne. L’AfD
Reste également le battage politique organisé autour du quantitative easing. Mis en place par la BCE en 2015, le QE a pénalisé les épargnants allemands et a provoqué un tel émoi qu’il a fallu l’intervention récente de la représentante allemande au Conseil de la BCE, Isabel Schnabel, pour rappeler que l’Allemagne a largement bénéficié des politiques monétaires de la BCE.
Au-delà des questions électorales, le rejet des eurobonds s’explique également par l’argument de la pente glissante. Si l’Allemagne amorce un tournant idéologique autour de l’abandon du Schwarznull, la fameuse doctrine d’équilibre budgétaire, et accepte que des aides spécifiques à la crise soient mises en place à tous les niveaux, pérenniser un outil sans avoir de contrôle sur les circonstances de ses usages est un enjeu radicalement différent.
Si les eurobonds étaient mis en place, les pays du Nord pourraient se trouver en position d’assurer les dettes des pays du Sud sans disposer sur ces derniers de leviers politiques. Cela ne devrait pas coûter aux pays du Nord mais ils perdraient, en l’absence de conditionnalités, un moyen d’influence important, tandis que les pays du Sud auraient tout intérêt à utiliser en priorité ce mécanisme.
Reste que le temps gagné contre l’extrême droite allemande et néerlandaise est du temps perdu contre l’extrême droite italienne. Il faut donc impérativement réfléchir à un consensus autour de la solidarité budgétaire en Europe.
La douloureuse équation populiste
Si les Eurobonds ne sont pas créés et qu’aucun plan de relance ambitieux n’est conçu au niveau européen, c’est la montée de la Lega de Matteo Salvini qui menace de déstabiliser l’Union Européenne.
La situation est d’autant plus complexe que l’Italie est divisée. Si Giuseppe Conte a lourdement insisté sur la question des Eurobonds dans son adresse à la Nation du 10 avril, force est de constater que la résolution portée en ce sens au Parlement européen par le PPE, les Sociaux-Démocrates, les Verts ou encore Renaissance n’a pas été soutenue par le Mouvement 5 Étoiles. D’autre part, les observateurs italiens font preuve d’un certain scepticisme quant à la fiabilité de la France dans cette affaire. Emmanuel Macron a bien répété sa volonté de créer un instrument européen d’émission de dette. Mais nul ne sait jusqu’à quel point il insistera pour le faire adopter.
De cette crise l’Europe pourrait sortir renforcée, avec les moyens d’assurer la solidarité financière de ses membres sans leur imposer d’étouffantes cures d’austérité, ou effondrée, perdant son idéal politique dans la rigidité de ses appareils budgétaires. Mais pour l’heure, l’Union se retrouve donc prise au piège d’une équation insoluble : populisme au Nord ou populisme au Sud ?